HS10 journalistes 1 © Lea Taillefert pour Causette
© Léa Taillefert pour Causette

Les jour­na­listes, pre­mières cibles de l'infox

« Tous pourris », « tous vendus » : les journalistes ont mauvaise presse. Pourtant, leur métier consiste justement à démêler le vrai du faux, à refuser de gober la soupe qu’on leur sert… Et si les gratte-papier étaient les héros antiquiches du quotidien ?

Tel est pris qui croyait prendre. La firme de pesticides Monsanto entendait « éduquer » les journalistes. C’était compter sans le travail d’enquête du Monde, qui a révélé la manœuvre au grand jour : le 9 mai 2019, le journal annonçait qu’une centaine d’entre eux·elles avaient été fiché·es par un cabinet de lobbying pour le compte de Monsanto, en 2016. À côté de leurs données personnelles était renseigné leur degré de disposition à se laisser convaincre par le plaidoyer pro-pesticides de la firme. Des précisions utiles, alors que la France débattait à tout rompre sur le bien-fondé de l’interdiction du glyphosate. 

« Il ne s’agissait pas de pressions ni d’invitations à dîner ou de valises de billets, tempère Stéphane Horel, journaliste coautrice de l’enquête, mais de mails travaillés pour entretenir le doute et laisser à penser que les arguments de Monsanto sont un point de vue comme un autre dans le débat. » Un jeu d’influence doucereux et subtil dont les journalistes doivent se méfier en permanence pour mener leur travail à bien… afin que vous, chères lectrices et chers lecteurs, ne soyez pas pris·es pour des quiches.

Politique, économie, police, culture… Il n’existe pas de domaine où l’information ne fait pas ­l’objet d’une guerre de l’opinion dans laquelle les médias, et notamment les journaux papier, sont une cible de choix. « Quand tu es journaliste, tu es toujours sujet à la manipulation, car une personne te livrant une information n’est jamais dénuée -d’objectifs, observe Willy Le Devin, chef adjoint du service police-justice de Libération. Tu as le libre arbitre d’accepter de rentrer dans le jeu de ta source ou pas. L’enjeu est le suivant : l’obtention d’une info dans un cadre manipulatoire vaut-elle le coup pour l’information de ton lecteur ? »  

“Carton suisse” à Noël

C’est cette boussole qui lui a, par exemple, valu, juste après l’élection présidentielle de mai 2017, de se faire incendier par Benjamin Griveaux, alors porte-parole d’En marche. Contacté pour réagir aux éléments financiers retrouvés dans les Macron Leaks, ces milliers de documents issus des mails d’En Marche et diffusés sur Internet par des pirates probablement russes, Benjamin Griveaux s’agace : « Vous êtes vraiment des merdes à la botte de Poutine, les journalistes, pour exploiter ces documents volés », dit-il en substance. « Mais ça ne m’a pas déstabilisé, ajoute Willy Le Devin. On avait mobilisé, pendant trois semaines, cinq journalistes de la rédaction au détricotage de ces documents et nous avions donc une vision d’ensemble. Par ailleurs, pour vérifier le bien-fondé des infos relayées, on avait appelé chaque personne citée, une par une, et elles avaient toutes confirmé avoir versé de l’argent au candidat Macron, ainsi que le montant indiqué. » 

C’est là un prérequis journalistique imparable : faire confirmer l’information que l’on nous donne en la recoupant avec d’autres sources. Le même procédé tout aussi bête et méchant que nécessaire a permis à l’équipe de Mediapart de démanteler un gros piège qui lui était tendu : l’affaire dite du « carton suisse ». Comme le raconte la rédaction sur son site, un beau jour de décembre 2017, Mediapart reçoit à l’accueil de sa rédaction, comme un gros cadeau au pied du sapin, plusieurs cartons contenant quatre mille pages de relevés bancaires en provenance de la Suisse. Le Graal de Tintin reporter ! Les papiers semblent croustillants : y apparaissent les noms de personnalités politiques et de célébrités, possiblement compromises. Mais, à l’issue d’un énorme processus de vérification – sites de vérification d’Iban, appels téléphoniques de toutes les personnes citées, avis de spécialistes… –, Mediapart conclut à une supercherie et ne publie aucune info. Si ce n’est, justement, l’histoire du traquenard.

Ce filet antiquiches n’est pas l’apanage des journalistes d’investigation. À l’échelle locale, ça donne l’histoire de Claire Seznec, journaliste pour un petit hebdomadaire d’Indre-et-Loire. « À la conférence de presse de la municipalité, on nous vend un projet de grande ampleur : la rénovation des Halles, en lien étroit avec les commerçants. Le projet vend du rêve, raconte-­t-elle, avec vidéo de présentation à l’appui et de belles phrases, style “on travaille main dans la main”. » Étonnée par la dimension « surréaliste » du projet, la localière part à la rencontre des fameux·ses commerçant·es. Surprise : « Je me rends compte qu’ils n’ont jamais été sollicités et que si l’un d’eux s’opposait au projet – ce qui semblait alors être le cas – tout capoterait, puisqu’ils sont en copropriété. » Quelques jours plus tard, Claire Seznec publie l’info en Une et se fait remonter les bretelles par le service communication de la ville. 

HS10 journalistes © Lea Taillefert pour Causette
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Autre règle de base : prendre le temps de l’investigation pour ne pas caricaturer. C’est le credo de David Servenay, journaliste d’investigation spécialiste des affaires politiques. Il est l’auteur, avec Pierre-Antoine Souchard, d’une longue enquête sur les soupçons de corruption concernant les époux Balkany, publiée sur le site d’information Les Jours. « Il faut savoir écouter les gens, rappelle-t-il. Faire preuve d’empathie pour comprendre leur fonctionnement, et d’honnêteté pour restituer leur histoire sans trahir leur position. » D’où l’intérêt de se plonger dans l’histoire du couple Balkany : de la rencontre de Patrick et Isabelle à un match de boxe en 1975, jusqu’aux dossiers juridiques de l’enquête, en passant par l’histoire de Levallois-Perret. « On ne peut pas réduire le mec à un guignol. Il fait aussi partie d’une époque. » Une époque où les magouilles financières dans les partis politiques étaient peu encadrées. Et, pour connaître en profondeur l’histoire sans se laisser attendrir pour autant, « continuer à vouvoyer ses sources et savoir se fâcher avec elles s’il le faut ».

“Régaler” ses sources

C’est un sempiternel enjeu : trouver l’équilibre entre des relations professionnelles trop froides pour être fertiles et le copinage, qui enlève toute distance. « De mon expérience de traitement des affaires judiciaires, soupire Willy Le Devin, ­j’observe qu’il y a des avocats qui se font une spécialité d’être toujours dans le deal. Ils veulent bien te donner accès au dossier de procédure parce que leur client est moins impliqué que les autres, mais, en échange, ils te demandent de les “régaler” en écrivant un truc qui les arrange dans une autre affaire. » Solution : s’en tenir à une déontologie stricte en refusant le marchandage, et tant pis s’il ne peut « sortir l’info » que trois mois après certain·es collègues. 

Au début de sa carrière, notre consœur Aurélia Blanc a trop accordé sa confiance à une source. Le contexte : un article rédigé en 2012 sur le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) pour le trimestriel Respect Mag. Un ancien président du Crif se vante, lors d’une interview, d’avoir réussi à inviter une personnalité politique de premier plan au dîner annuel de l’association. Mais, « après publication de l’article, une autre source, un historien que j’ai cité, m’appelle pour me dire que mon papier est intéressant, mais que je me suis laissé embobiner par le vieux monsieur, qui avait un peu gonflé son CV. à l’époque, me dit l’historien, le bonhomme n’était même pas président du Crif ! »  Aurélia en a tiré un principe : rester toujours vigilante, ne faire confiance à personne, même pas aux personnes âgées absolument charmantes. Mmh, n’est-ce pas en forgeant qu’on devient forgeron ? 


Et les féminins, alors ?

Ce n’est pas un fantasme : travailler dans un grand magazine féminin, c’est avoir du mal à circuler dans ses bureaux quand on a pris du retard pour trier les sacs envoyés par les enseignes de cosmétiques de luxe. « Depuis six mois que je travaille dans un grand magazine féminin, c’est bien simple, niveau produits de beauté, je n’ai eu à m’acheter qu’un savon pour le corps et du dentifrice », témoigne l’une de ces chanceuses journalistes. Une manne bien utile pour tester les produits et les sélectionner pour les conséquentes pages de consommation présentes dans ces titres. La contrepartie ? Une sorte d’inféodation aux marques, qui prend des tournures parfois assez délétères.
Une autre raconte qu’en février, lorsque Gucci a sorti son pull réversible blackface, « on a vu le truc tomber, on en a parlé en conférence de rédaction et on s’est dit “C’est horrible, ils n’arrêtent pas d’être racistes, ils n’apprennent jamais de leurs erreurs” ». Sauf que… « On voulait traiter le sujet, mais on s’est rapidement dit qu’on ne le pouvait pas, car Gucci est l’un de nos gros annonceurs. On s’est rappelé comment, quelque temps avant, ayant osé épingler une marque qui négociait avec notre régie publicitaire, on avait dû manger notre chapeau. » Mais, alors, comment garder du sens à son métier dans un tel contexte d’autocensure ? « On contourne ! Deux mois après l’affaire Gucci, on a publié un article d’analyse sur l’appropriation culturelle des grandes marques, sans pointer du doigt certains annonceurs. »

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