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© Léa Taillefert pour Causette

Le blues des teufeurs

Cet été, ces oiseaux de nuit n’iront ni en clubs ni dans les festivals. Entre résignation, réinvention et grosse déprime, des fêtard·es racontent leur vie sans paillettes. Avec, en toile de fond, une même question : que reste-t-il aujourd’hui de la teuf ?

Elle ne rêve que d’une chose : des potes, un système de son et une bonne teuf en extérieur. « Tout le monde a joué le jeu, mais là ce n’est plus tenable », estime Constance, 26 ans. Scénographe plasticienne installée en Seine-Saint-Denis, la jeune femme vit très mal cette mise à l’arrêt de la fête, d’autant qu’elle travaille elle-même dans l’événementiel musical. « Au tout début, je me disais que ça n’allait pas durer. Puis c’est devenu très dur. Déjà parce que je ne sais pas si je vais pouvoir continuer ce métier pour lequel j’ai fait énormément de sacrifices. Mais pas seulement. Avec la fête, on m’a enlevé mon métier, mais aussi ma passion, mes centres d’intérêt et une bonne partie de ma vie sociale… J’ai beaucoup de frustration. Et de la colère, également, quand je vois que le Puy du Fou est autorisé à rouvrir alors que les autres festivals sont annulés ! » confie-t-elle, amère. Faute de mieux, elle a bien tenté d’organiser une petite fête dans sa coloc, au moment du déconfinement. « On a eu des problèmes avec des voisins, parce qu’on a mis de la musique. Mais en même temps, on n’a aucun endroit où sortir. Si on nous enlève même ça, il n’y a plus de joie de vivre », déclare Constance, qui espère l’autorisation prochaine des petits rassemblements. En attendant, elle traîne son désarroi. Et elle n’est pas la seule à trouver le temps long.

Un besoin universel

Fin avril, déjà, la Chambre syndicale des lieux musicaux, festifs et nocturnes (CSLMF) s’alarmait de l’avenir des « clubs, discothèques et lieux festifs », fermés depuis la mi-mars – et dont on ne sait pas, à l’heure où l’on écrit ces lignes, quand ils pourraient rouvrir. Mais deux mois plus tard, la fête n’a toujours pas repris. Du jamais-vu dans nos sociétés occidentales contemporaines. « Cette fermeture conjointe des lieux festifs, couplée à l’interdiction de se rassembler – dans l’espace public comme dans l’espace privé –, est un événement historique assez inédit dans nos sociétés démocratiques », rappelle l’anthropologue Emmanuelle Lallement, qui a dirigé l’ouvrage Éclats de fête 1. Une situation dont les effets sont loin d’être anecdotiques, et pas seulement sur le plan économique. Car, sous ses airs légers et futiles, la fête constitue un ingrédient essentiel à notre vie sociale. 

« Le phénomène festif est assez universel, il traverse toutes les sociétés. Parce que nous avons besoin de rassemblements pacifiques et parce que toute notre vie est scandée par des célébrations et des fêtes », poursuit l’anthropologue. Un besoin d’autant plus fort chez les jeunes que la fête constitue « un haut lieu de socialisation. Un lieu d’apprentissage, de rencontres, de drague, un lieu où on teste son corps, où l’on fait groupe… La fête est extrêmement structurante pour les jeunesses », s’inquiète la chercheuse. Pour autant, observe-t-elle, rares sont celles et ceux qui ont bravé les règles sanitaires pour aller faire la teuf. Certes, pendant le confinement, il a pu y avoir ici et là des soirées en appart, parfois des retrouvailles à l’occasion d’un barbecue. Tout comme on a vu poindre, ces dernières semaines, des apéros extérieurs un peu trop collectifs – et vite dissipés – ou de discrètes free parties. « Mais globalement, il n’y a pas eu de transgression. Les populations se sont montrées plutôt obéissantes. Sans doute parce qu’on s’est retrouvés face à la première grande peur collective de ce siècle », analyse Emmanuelle Lallement.

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© Léa Taillefert pour Causette
Danse de salon inclusive

Quand le rideau est tombé, à la mi-mars, Emmanuel Bellet a été coupé net dans son impulsion. Deux mois plus tôt, il avait ouvert L’Œil, un cabaret queer implanté à Paris, et venait d’intégrer le cabaret Madame Arthur, où il montait sur scène sous le nom de « Grand soir ». Jusqu’à ce que la pandémie mette un coup d’arrêt brutal à sa vie nocturne. Une situation dont Emmanuel a, en fin de compte, très vite pris son parti. « C’est assez bizarre, mais je sortais d’une année très chargée et, finalement, je me suis senti soulagé. J’ai eu la chance de pouvoir réduire quasiment à néant toutes les dépenses liées au club et, une fois dégagé des urgences, j’ai pu me reposer. Maintenant, j’essaie d’en profiter pour préparer la rentrée : refaire la loge, les rangements, revoir la sonorisation… », explique avec philosophie ce papillon de nuit qui espère pouvoir reprendre du service à la rentrée.

De son côté, la DJ Barbara Butch a, comme beaucoup de ses homologues, opté pour les fêtes en ligne, apparues pendant le confinement. Depuis plusieurs mois, bien décidée à ne pas se laisser abattre, elle anime chaque samedi soir L’Appart chez moi, pour combler le manque. Un espace festif à part entière que cette militante LGBT et féministe assumée a voulu ouvrir en priorité aux personnes LGBT, puis aux « LGBT-friendly ». « Aujourd’hui, c’est un gros mélange de gens hyper sympas et bienveillants. Et puis ce format permet aussi à des personnes qui ne peuvent pas forcément sortir en club de pouvoir faire la fête – par exemple celles qui ont des handicaps ou celles qui ont des jeunes enfants. Là, elles viennent parce que c’est un moment où elles peuvent lâcher prise, tout en étant safe chez elles », observe la DJ, qui envisage de poursuivre ces fêtes virtuelles après la réouverture des lieux festifs. Lieux qu’elle a évidemment hâte de retrouver. « Le côté physique me manque énormément et j’ai très envie de retrouver tout le monde pour faire la fête. Mais en attendant, ça me remplit de joie et d’amour de voir comment les gens s’investissent dans les soirées en ligne : les gens dansent, certains achètent de la déco, installent des boules à facettes, s’habillent ou se costument… », apprécie Barbara Butch, qui se pomponne elle-même avant chaque DJ set, comme si elle allait monter sur scène. 

Apéro musical en ligne

Ces teufs virtuelles, Stéphane, 42 ans, y a aussi pris goût. Avant la pandémie, il sortait en moyenne une fois par semaine. « Je suis célibataire, sans enfants, et la fête, c’est un peu ma petite bulle d’air. Ça me permet de voir mes amis, de rencontrer des potes, de draguer… Quand tout s’est arrêté, ça a été comme un coup de massue », explique cet ingénieur, qui avait prévu de vadrouiller entre plusieurs festivals pendant l’été. Au lieu de quoi il va se « mettre au vert », et profitera de ses proches. Quant à la fête, il lui reste les Apérocoromix, ces soirées en ligne qu’il organise chaque soir avec quatre copains. Né pendant le confinement, cet apéro musical quotidien est vite devenu un rendez-vous pour DJs et fêtard·es en manque de dB. « Ça ne remplace pas une vraie fête, mais c’est un bon substitut à l’isolement », estime Stéphane. 

Ironie de la chose, c’est du monde managérial – davantage branché productivité que convivialité – que nous viennent les Zoom, Skype et autres plateformes de visioconférence aujourd’hui utilisées pour faire la fête. Ce qui n’est pas sans incidence sur les interactions sociales qui en découlent. « Derrière ton écran, forcément, tu n’as pas le côté “séduction”, tout ce qui se joue habituellement avec les regards, la parole… Quand tu fais une blague sur le tchat, tu ne sais pas comment réagit la personne en face », analyse Stéphane. Pour autant, il y voit aussi certains avantages : « Pas de jugement sur l’apparence, plus d’accessibilité aux autres… Pour des gens qui ne font pas partie d’un groupe, c’est plus facile d’inté­grer une discussion », observe ce féru d’électro. Mais qu’on se rassure, même en ligne, certaines choses ne changent pas. « Plusieurs fois, on a dû mettre des stops face à certains hommes qui ont eu des propos sexistes ou déplacés quand des femmes mixaient », soupire Stéphane. Une réalité que la DJ Barbara Butch a elle aussi en tête : « Au moindre comportement abusif, à la moindre remarque ou injonction sur le corps d’une meuf, la personne se fait expulser et ne peut plus se reconnecter. » 

Un acte politique

Si elle constitue aujourd’hui une tendance de fond – DJs, clubs, mais aussi cabarets, salles de concert et même festivals s’y sont mis –, les soirées en streaming laissent quand même bien des fêtard·es sur leur faim. À l’image de Lila 2, une trentenaire amatrice de teufs électros et alternatives. Pendant le confinement, elle n’a tenté les soirées en ligne qu’une seule fois, à l’occasion d’un événement queer et sex-positif organisé par un collectif qu’elle suit. « Ils m’ont envoyé le lien, mais ils se sont plantés. Je me suis retrouvée dans une espèce de partouze au milieu de gars en train de se branler », dit en rigolant la jeune femme, qui a finalement rejoint la bonne « salle », en pyjama depuis son lit. Pas de quoi combler son manque. Elle, qui, pendant le confinement, a souffert de l’absence de fêtes au point d’en pleurer – « je n’aurais pas cru mais, avec le sexe, c’est ce qui m’a le plus manqué » –, a depuis repris les festivités en retrouvant sa bande de potes lors de teufs en apparts. Mais, là encore, le compte n’y est pas pour elle, qui voit dans la fête une dimension « politique, et presque spirituelle ». « Ce qui me manque, c’est le petit 8 heures du mat à danser au lever du soleil, un peu high, devant un mur de son. C’est les discussions super intenses que tu peux avoir avec des inconnus. Tous ces petits moments magiques… », dépeint Lila, qui se rabat aujourd’hui sur les free parties.

Pour Pénélope aussi, le déconfinement s’est révélé décevant. Si cette Parisienne s’est franchement réjouie de la réouverture des terrasses, elle sait qu’elle ne retrouvera cet été ni les festivals, dont elle est une habituée, ni les soirées endiablées d’hier. « Après le confinement, j’avais fantasmé des retrouvailles dignes d’un film de Gaspar Noé, surtout que mon anniversaire tombe le 12 mai. En fait, pas mal de potes étaient partis de Paris et ceux qui étaient là n’étaient pas super chauds pour faire la fête. On les sentait un peu traumatisés. C’était bizarre », se souvient-elle. Aujourd’hui, elle constate que la pandémie est venue toucher ce qui fait, au moins en partie, le sel de la fête. « Danser les uns à côté des autres, se toucher, se parler proche, se prendre dans les bras… », dépeint-elle, un peu déprimée.

Les « gestes barrières » et la « distanciation physique » des derniers mois pourraient-ils modifier durablement notre façon de faire la fête ? « Il va certainement y avoir un moment d’adaptation, une recomposition. Déjà parce qu’on est davantage enclins à faire la fête en groupe restreint – donc on est moins dans la rencontre et dans l’anonymat. Et puis tout à coup, on se pose beaucoup de questions : est-ce qu’on peut faire la fête ? Avec qui ? Est-ce qu’on va encore se prendre dans nos bras, se passer un verre, une clope ? Tout devient plus réflexif, moins spontané », souligne l’anthropologue Emmanuelle Lallement. Pour conjuguer désir de fête et enjeux sanitaires, certaines initiatives – plus ou moins heureuses – ont déjà vu le jour. Comme lors de cette free party italienne, en mai, où l’espace de danse avait été quadrillé par du ruban de signalisation, histoire de tenir chacun·e à bonne distance. Ou encore ce prototype de combinaison, imaginé par l’entre­prise Production Club, censé permettre aux fêtard·es de picoler ou de se déhancher collés-serrés en toute sécurité. Un aperçu de la fête dans le monde d’après ? 

1. « Éclats de fête », Socio-anthropologie no 38, éditions de la Sorbonne, second semestre 2018. 
2. Le prénom a été modifié.

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