Latifa Oulkhouir : pour par­ler des quar­tiers, « par­fois, les médias devraient plus deman­der conseil au Bondy Blog »

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Latifa Oulkhouir. © Géraldine Aresteanu

Quinze ans après sa création, pendant les révoltes de 2005, le Bondy Blog continue d’informer sur le quotidien des quartiers populaires. À l’occasion de cet anniversaire, le « BB » vient de publier Jusqu’à quand ?, bilan de toutes ces années de travail. Sa directrice, Latifa Oulkhouir, répond à nos questions.

Le 27 octobre 2005 mourraient Zyed et Bouna, cachés dans un transformateur EDF après avoir voulu fuir la police. Dans la foulée démarraient les révoltes de 2005, pour dénoncer le sort des quartiers populaires et le racisme structurel que subissent ses habitant·es. C’est là qu’une bande de journalistes s’est installée à Bondy, pour traiter le sujet en profondeur, sur le temps long, et offrir un regard différent sur les quartiers populaires. Venait de naître le Bondy Blog. Quinze ans plus tard, le recueil Jusqu’à quand ? fait le bilan sur le travail accompli par le « BB ». Causette a pu interroger sa directrice, Latifa Oulkhouir.

Causette : Depuis les révoltes de 2005 et la création du Bondy Blog, les médias français ont-ils changé leur regard sur les quartiers populaires ?
Latifa Oulkhouir : D’un point de vue général, je ne pense pas. En revanche, il y a des initiatives de reportages, de recrutements, d’approches, qui montrent une volonté de faire évoluer le traitement médiatique réservé aux quartiers. Par exemple, Libération fait certains papiers différemment. Dans leur cellule Check News notamment, avec le travail de Ramsès Kefi, qui redonne le droit à la normalité des quartiers. Mediapart, aussi, sort du sensationnalisme, de même que Society sur certains aspects. On peut aussi parler de l’impact des réseaux sociaux avec les comptes Instagram des plus jeunes qui, bien souvent, permettent d’entendre un autre son de cloche. C’est plutôt la télévision qui n’a pas changé. On l’a vu cet été avec le sujet sur les violences policières. J’ai l’impression que c’est toujours difficile pour une partie de la population de comprendre le sujet, quand on n’est pas noir ou arabe. Beaucoup de gens associent encore les quartiers à la délinquance. Encore pendant le confinement, on a vu des papiers, comme celui de Paris Match, parler de l’aide alimentaire en employant un lexique lié à la délinquance, avec un titre comme « Covid-19 : Dans le 93, solidarité en bande organisée ».

À l’époque, on a beaucoup entendu les termes d’« émeutes » et de « banlieues ». Aujourd’hui, comment parler de ces enjeux-là ?
L. O. : On parle de « révolte urbaine » ou de « révolte sociale », car il s’agit d’abord de jeunes qui ont exprimé leur désaccord et leur mécontentement. Quand on parle des « gilets jaunes », on ne parle pas « d’émeutes »… Sinon, moi je dis « quartiers populaires », car parler de « banlieue » renvoie l’idée de « mise au ban ».

Quinze ans après, quelle marque reste-t-il des révoltes dans l’esprit des habitant·es ?
L. O. : C’est un événement déterminant pour beaucoup. Le souvenir de Zyed Benna et Bouna Traoré est un souvenir prégnant, surtout depuis la mort d’Adama Traoré. On se rappelle que ce sont deux jeunes absolument innocents qui ont eu peur et ont fui. Dans un chapitre du livre, je suis allé voir quelqu’un qui avait 5-6 ans en 2005 pour comprendre en quoi ça l’avait influencé ou pas. Il raconte ses souvenirs d’enfance, lorsqu’il se demandait pourquoi il y avait des flammes dans la rue, des policiers partout… En remontant ce fil-là, il réalise que c’est ce qui est à l’origine de son engagement politique. Ça fait vraiment partie de l’histoire des gens.

Le sort des quartiers populaires s’est-il amélioré ?
L. O. : Je pourrais adopter un point de vue institutionnel et dire que la rénovation urbaine amorcée après coup se voulait être une amélioration, mais beaucoup d’habitants disent qu’elle a été faite sans eux et qu’elle a cassé le lien social. Si je ne parle que de la Seine-Saint-Denis, il suffit de lire le rapport de l’Assemblée nationale sur la présence des services publics pour se rendre compte que le bilan n’est pas très glorieux. Et les inégalités se sont accrues. Dans le livre, je commente un vieil article de l’une de nos rédactrices, Sarah Ichou, en 2010, qui raconte les stéréotypes qu’on lui collait à la peau à l’école. Elle explique qu’elle ne comprenait pas en quoi le lieu où elle habitait pouvait paraître particulier aux yeux des autres [Sarah Ichou raconte qu’un « professeur d’histoire énervé » a sorti à sa classe : « Déjà que vous êtes dans un département difficile, pas besoin de vous enfoncer encore plus dans la mouise ! Donc, écoutez la leçon, nom d’un chien ! », ndlr]. Ce genre de témoignage est encore valable aujourd’hui. Après, face à l’affaiblissement du tissu associatif, on assiste aussi à une sorte de prise de conscience. Il y a de nombreux collectifs qui essaiment dans les quartiers. Des collectifs de parents d’élèves qui s’organisent quand un prof n’est pas remplacé, ce genre de chose... Les gens prennent plus la parole. On ne les dépossède pas de ce droit-là. Les jeunes, surtout, s’intéressent plus aux questions des minorités. Je fonde beaucoup d’espoir là-dessus.

Le mouvement qui a eu lieu cet été pour lutter contre les violences policières, dans le sillage de la mort de George Floyd, a-t-il été un pivot ?
L. O. : Ça a permis d’en parler dans le débat public et c’était en cela positif. Mais je suis toujours méfiante face à ce schéma, parce que ce n’est jamais un seul événement qui permet de changer les choses. Si on regarde la marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983 – un événement qui a rassemblé énormément de monde, plus qu’au mois de juin dernier –, on voit qu’elle a été récupérée de part et d’autre. Et on n’a pas résolu les questions de racisme, alors qu’il y avait un réel élan. Le mouvement propulsé par Assa Traoré a permis de réveiller les consciences, mais sur le plan politique et dans les discours sur « les banlieues », en particulier, peu de choses ont changé.

Aujourd’hui, que doivent faire les médias pour mieux aborder ces enjeux ?
L. O. : Au-delà de la question du recrutement – qui est essentielle, mais n’est pas la seule solution, car on n’est pas obligés d’être d’un quartier pour parler des quartiers –, j’inviterais les journalistes à ne pas être dans l’urgence. À ne pas céder à la facilité. Il faudrait aussi nommer des journalistes qui se consacrent à part entière aux périphéries, que ce soit les quartiers ou les territoires ruraux. On a vu, avec les « gilets jaunes » également, à quel point c’était compliqué pour eux de s’emparer de ces thématiques. Et parfois, les médias devraient plus demander conseil au Bondy Blog.

Quels sont les projets du Bondy Blog pour l’avenir ?
L. O. : On aimerait réfléchir à notre modèle financier, mais surtout, renforcer nos actions d’éducation aux médias. Continuer notre prépa, aussi, en partenariat avec l’École supérieure de journalisme de Lille. Depuis sa création, en 2009, on a formé 220 étudiants boursiers en vue des concours. Sans compter tous les autres qui ont écrit pour le Bondy Blog en passant directement chez nous – environ 350-400 personnes en quinze ans. Tous ne finissent pas journalistes, c’est vraiment ouvert à tous les parcours. Certains sont devenus ministres, comme Marlène Schiappa…

Bondy Blog Jusquà quand © Édition Fayard

Jusqu'à quand ? 15 ans de reportages dans les quartiers, du Bondy Blog. Éditions Fayard

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