98 harcelement Crous Benjamin Courtault pour Causette
© Benjamin Courtault pour Causette

Harcèlement : enquête en Crous

Deux plaintes. Trois mains courantes. Et l’ouverture d’une enquête préliminaire de police… Des étudiantes dénoncent, depuis plus d’un an, le comportement abusif d’un agent du Crous, logé dans leur résidence.

Intrusions dans leurs chambres, remarques salaces, coupures d’électricité en représailles… Pendant plusieurs années, des étudiantes d’une résidence du Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (Crous) de Paris, située au 9 rue Delaitre, dans le XXe arrondissement, auraient été victimes d’un de ses agents logé dans le même bâtiment. Après des mois, voire des années de silence, trois d’entre elles ont fini par le signaler à la police. Le 17 juillet 2017, Julie* se rend au commissariat du XXe arrondissement pour déposer une main courante pour harcèlement. Le 22 septembre 2017, Karine* fait de même, puis finit par porter plainte le 13 janvier 2018 pour harcèlement moral. Quelques jours plus tard, le 17 janvier 2018, c’est Lola* qui dépose une main courante, là encore pour harcèlement. Puis c’est au tour de Julie de porter plainte, le 31 janvier 2018, pour « harcèlement d’une personne vulnérable », comme le précise le procès-verbal d’audition. 

Ces jeunes femmes, qui ne se connaissaient pas au moment des faits, et ce alors qu’elles vivaient au même endroit des situations identiques, ont toutes habité dans cette résidence entre 2015 et 2018. Et leurs plaintes visent toutes le même homme : un cadre de cet établissement public, logé dans leur bâtiment. Alertée par les étudiantes, la police a ouvert, depuis la fin de l’année 2018, une enquête préliminaire. La policière que nous avons interrogée n’a pas souhaité commenter cette affaire en cours, mais a néanmoins qualifié les faits rapportés par les jeunes femmes entendues de « très graves ».

L’homme soupçonné d’être l’auteur de ces actes est chargé de mission hébergement au Crous de Paris, âgé d’une soixantaine d’années, et béné­ficie d’un logement de fonction au 9 rue Delaitre. Il pilote la gestion matérielle et financière des résidences étudiantes et ­s’occupe de leur animation. Un poste qui lui a permis, jusqu’en 2017, d’être chargé du recrutement des tuteurs et tutrices des différentes résidences du Crous, des étudiant·es censé·es faire le lien entre leurs condisciples et le personnel administratif de l’institution.

Intrusions à répétition
98 harcelement Crous 1 ©Benjamin Courtault pour Causette
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La vingtaine de résident·es passé·es par ce lieu que nous avons pu rencontrer nous ont décrit un climat malsain. Et toutes et tous, dès leur arrivée dans ­l’immeuble, se sont interrogé·es sur les attributions réelles de cet homme, en poste depuis le mois de janvier 2011. L’agent, lui, se décrit dans un mail adressé à l’ensemble des occupant·es, daté du 2 novembre 2015, comme « cadre à la direction du Crous de Paris » vers lequel on peut se tourner « en cas de problème grave ou d’intrusion ». C’est pourtant lui qui aurait multiplié les « intrusions » au sein des logements de ces étudiant·es. L’agent, qui possède l’ensemble des clés des chambres des résident·es, semblerait peu se soucier du règlement intérieur du Crous qui précise bien que les visites dans les logements doivent donner « lieu à une information ponctuelle ­préalable et écrite au ou à la résident(e). » Et que seule une intervention « justifiée par l’urgence (risque d’atteinte aux biens ou à la personne) » autoriserait l’agent à pénétrer dans les appartements. 

Ce trousseau de clés, il en aurait abusé à de très nombreuses reprises et notamment le 15 janvier 2018, aux alentours de 19 heures. « J’étais sous la douche, raconte Lola, une étudiante qui a vécu dans la résidence entre 2015 et 2018. J’ai entendu sonner et je n’ai pas eu le temps de sortir que déjà quelqu’un entrait chez moi. C’était lui. J’ai eu peur. Il avait déjà un pied dans mon appartement. J’ai eu le temps de crier et de le repousser hors de chez moi avant de m’enfermer à clé. » L’agent serait, selon lui, venu lui annoncer qu’un huissier allait passer le lendemain pour l’expulser. Depuis quelques mois, Lola résidait en effet dans le studio sans l’autorisation du Crous de Paris. Alors que, jusqu’au 9 août 2017, elle reçoit des notifications du Crous lui confirmant sa réadmission dans les lieux, à la fin du mois d’août, l’établissement public l’informe au bout du compte qu’elle ne sera pas réadmise. « Je me suis rendue au service du logement du Crous et j’ai appris que le refus de ma réadmission était dû à ma tentative de sous-louer mon logement une nuit, le 17 juillet 2017. Mais cette sous-location n’a même pas eu lieu finalement. J’ai eu beaucoup de mal à trouver un autre logement, donc j’ai mis du temps à partir, mais je continuais à payer mon loyer tous les mois. Quand ­l’incident est arrivé, au début du mois de janvier 2018, je m’apprêtais à quitter les lieux quelques jours plus tard », assure-t-elle. Cette situation justifiait-elle que l’agent pénètre de manière intrusive chez elle à cette heure tardive ? « Il entrait en notre absence et disait aux ouvriers qu’il n’avait pas le droit de faire ça normalement », rapporte Julie dans sa plainte, qui a surpris cette conversation entre l’agent et les ouvriers, alors qu’ils pénétraient dans l’un des studios voisins du sien. 

En effet, l’immeuble, à peine livré à l’automne 2015, souffre de lourds défauts de construction : fuites d’eau, problèmes d’électricité, dysfonctionnement des plaques électriques, manque d’étanchéité des terrasses, mauvais fonctionnement du mécanisme des volets… L’intervention d’artisans est sans cesse nécessaire. Problème : l’agent, pour ce motif, pénètrerait chez les étudiant·es sans les prévenir. Et n’hésiterait pas à déranger leurs affaires comme le montre une vidéo prise par l’une des filles grâce à une caméra cachée laissée dans son studio. Qui révèle également des discussions salaces entre les artisans et l’agent. 

Même constat pour Karine, dès 2015, date à laquelle elle entre dans la résidence où elle restera jusqu’en 2018 : « J’avais l’habitude de fermer la porte de ma chambre à deux tours en partant. Mais en rentrant des cours, elle n’était plus fermée qu’à un tour. J’en ai déduit qu’ils passaient chez moi sans me prévenir. »

Propos graveleux

Mais ce qui au quotidien provoque l’indignation des étudiantes, ce sont les propos graveleux et autres remarques déplacées qu’aurait tenus l’homme à leur encontre, durant toutes ces années.

Hélène*, arrivée en septembre 2016 à la résidence et y logeant encore, raconte : « Il faisait toujours des allusions sexuelles à chaque fois qu’on le croisait dans le couloir. Une fois, je portais un tee-shirt sur lequel était dessinée une poitrine. Il m’a dit tout en souriant : “Il faut pas s’étonner de se faire embêter quand on porte des vêtements comme ça.” » Julie, elle, se rappelle avoir accepté, tout au début de son installation au Crous, d’aller prendre un café chez l’agent qui le lui a proposé comme il le fait avec la plupart des étudiant·es qui arrivent. Là, ce dernier aurait, selon elle, eu ce commentaire : « Mes enfants sont tous blonds aux yeux bleus. Je suis sûr que si je te faisais des enfants, ils ressortiraient blonds aux yeux bleus eux aussi. » Dans sa main courante, Lola indique que, depuis son « arrivée en février 2015 et jusqu’à l’été 2017 », l’agent tient « des propos à caractère sexuel » à son égard. Elle cite ainsi un épisode où, alors qu’elle se plaignait à lui du fait « que des voisins pouvaient voir chez [elle] », il lui aurait répondu : « Si je pouvais vous observer dans votre intimité, j’apprécierais. »

Lors des soirées organisées dans la résidence, les petites phrases fusent, d’après plusieurs étudiantes que nous avons interrogées : « Attention ! On va voir vos culottes ! » ou encore « J’ai vu un bout de votre cuisse. » Karine, tutrice de la résidence du 1er octobre 2016 au 30 juin 2017, se remémore l’attitude gênante de l’agent au cours d’une de ces soirées : « Il m’a serrée contre lui en me faisant un bisou sur la joue, près des lèvres, tout en me répétant qu’il m’adorait. Je l’ai repoussé en douceur, car j’étais tutrice à l’époque. Il était mon supérieur. J’avais besoin de ce boulot. Je me sentais donc obligée de le ménager. » Les autres résidentes ne manquent pas de faire part de leur embarras à cette dernière, une fois les festivités terminées. Clémence*, une amie de Karine qui ne logeait pas dans la résidence, venue faire la fête un soir, se souvient d’un événement marquant : « Cet homme m’a tiré sur la bretelle du soutien-gorge en disant : “Ça donne envie de tirer dessus de la voir sortie.” »

98 harcelement Crous 2 © Benjamin Courtault pour Causette
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Karine, voisine directe de l’agent, puisque sa porte est à côté de la sienne, fait, selon elle, l’objet d’un harcèlement quasi permanent de sa part entre septembre 2016 et septembre 2017 : « Il sous-entendait que j’étais dans la séduction et venait sonner chez moi sans motif, surtout le soir et tôt le matin vers 8 heures. J’ouvrais et il me regardait de la tête au pied. Si j’étais en short, il me disait : “J’aime quand tu m’accueilles comme ça !” Ce n’était jamais pour m’informer de quelque chose d’important. » Lorsqu’il la croise dans les couloirs, les remarques se poursuivent : « Chère voisine, tu bronzes bien sur ta terrasse ? Attention, ils vont se rincer l’œil en face. D’ailleurs, ils ont bien de la chance. » Durant l’été 2017, elle découvre avec stupeur qu’au cours de travaux réalisés dans l’appartement voisin, l’agent profite de l’occasion pour l’espionner. Elle s’insurge : « J’étais en culotte et je n’avais pas vu qu’il m’observait. Quand il a vu que je l’avais vu il a hurlé “bouh !”. Tout sourire, il a ensuite déclaré : “Mais enfin mademoiselle, couvrez-moi tout ça !” J’ai eu peur. J’ai enfilé un pantalon en vitesse et je lui ai demandé de ne plus jamais recommencer ça. »

Peur de perdre son logement

Julie, également voisine de l’agent, aurait elle aussi souffert de sa présence étouffante dès son arrivée dans la résidence, en juin 2017, et ce jusqu’à fin janvier 2018. Dans sa première main courante, elle raconte : « Il vient toquer à ma porte tous les jours, pour ne rien demander de particulier. Juste pour me voir en disant qu’il veille sur moi. Il vient également tous les jours sur son balcon pour m’observer. Nous avons un balcon en commun séparé par une vitre transparente. »

Aucune d’entre elles n’informera pourtant le Crous de l’attitude de l’agent avant le mois de janvier 2018, paralysées par la crainte de perdre leur logement. « J’avais trop peur que le Crous finisse par tout lui répéter. J’ai préféré me taire le temps de trouver un autre logement », admet Julie, partie depuis. Même inertie pour Karine paralysée par la peur de se retrouver dehors. « J’ai attendu de ne plus avoir le choix. » En effet, la jeune femme se trouve dans une situation de vulnérabilité quant à son logement. En 2016, elle a trouvé un CDD, qui lui permet de financer ses études, mais qui rend impossible son maintien dans les lieux. Sauf que ses revenus ne suffisent pas pour trouver un logement dans le parc privé. Sa demande de logement social n’aboutit pas. Le 31 août 2017, son bail prend fin et elle est déclarée sans droit ni titre au Crous. Pour monter un dossier de droit au logement, elle a besoin que le Crous enclenche une procédure d’expulsion, qu’elle ne recevra que le 21 février 2018. Lui permettant enfin de partir.

Des sanctions limitées

Pendant ces six mois d’incertitude, Karine reste dans son logement, subissant, selon elle, au quotidien, « des pressions et du harcèlement moral » de la part de l’agent du Crous. « Mon nom sur la boîte aux lettres était arraché continuellement. On me coupait l’eau chaude ou l’électricité par intermittence. Or il était le seul à avoir la clé d’accès au tableau d’eau chaude et au tableau électrique. » Ce n’est que le 13 janvier 2018, après une énième coupure de courant, qu’elle décide d’écrire par mail à la direction du Crous de Paris pour raconter son histoire. N’obtenant aucune réponse, elle envoie un courrier recommandé. Julie transmet également un mail au Crous le 30 janvier 2018 et porte plainte le 31. Un hasard. Car si les deux femmes ont fini par se connaître et à évoquer ensemble le problème de cet agent, aucune des deux ne dit à l’autre qu’elle a l’intention de prévenir le Crous ni de porter plainte. Même chose pour Lola. Seule Karine sera reçue par la direction de l’organisme public. Elle fait alors le récit de ces trois années à la résidence Delaitre et remet une copie de toutes ses mains courantes et de sa plainte. Le 19 février 2018, la direction du Crous de Paris lui renvoie un mail, précisant que l’agent a été convoqué dans leurs bureaux le 14 février 2018. Ces derniers l’informent qu’ont été communiqués à l’agent « les différents aspects de [son] signalement » afin qu’il s’explique. « J’étais paniquée, car cela voulait dire qu’il savait maintenant que j’avais entrepris des démarches contre lui alors que j’étais toujours sa voisine de palier et qu’il avait les clés de chez moi », se souvient Karine. Elle ne subira toutefois pas de représailles de sa part et parviendra à quitter la résidence en mars 2018. 

Contacté à plusieurs reprises, le Crous de Paris n’a pas souhaité répondre à nos questions. Il a même tenté de nous dissuader de citer le nom du Crous dans notre article, sous prétexte qu’il s’agit d’« un établissement public ». Quant à l’agent du Crous mis en cause, il avait dans un premier temps accepté de nous parler avant de se rétracter. 

D’après certaines de nos sources, d’autres plaintes pourraient avoir été déposées par d’autres résidentes. Mais la police n’a pas souhaité le confirmer. Par ailleurs, il semblerait que les clés permettant à l’agent d’ouvrir l’ensemble des appartements lui auraient été reprises. Mais presque un an après que les jeunes femmes ont signalé le problème, il réside toujours dans les lieux, auprès des étudiant·es. Lola, Karine et Julie sont parties. Mais d’autres sont toujours là… 

* Tous les prénoms ont été changés. 

98 harcelement Crous 3 © Benjamin Courtault pour Causette
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