Exclusion sco­laire : effi­ca­ci­té, zéro pointé

Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. Au croisement des sciences de l’éducation et de la sociologie, Julien Garric s’est intéressé à l’une des punitions utilisées dans le système éducatif français : l’exclusion ponctuelle de cours. Après avoir enquêté dans trois collèges du réseau d’éducation prioritaire renforcée (ou REP+), il interroge cette pratique et les effets qu’elle produit sur les élèves comme sur l’institution scolaire.

Capture d’écran 2022 11 07 à 12.31.52
©Placide Babilon pour Causette

Causette : Pourquoi vous êtes- vous intéressé à l’exclusion ponctuelle des élèves ?
Julien Garric :
Avant d’entamer ce travail de recherche, j’ai été conseiller principal d’éducation (CPE) dans un lycée professionnel, donc j’ai passéune grande partie de ma carrière à recevoir des élèves exclus de cours. Et j’avais l’intuition que cette pratique de l’exclusion pouvait être répandue, au moins dans certains établissements. Pourtant, il n’existait quasiment pas de travaux ni de visibilité sur ce sujet, qui ne fait l’objet d’aucune évaluation. Il m’a semblé important de pouvoir réfléchir sur cette pratique, qui pourrait avoir un impact considérable sur le système éducatif français et sur la reproduction des inégalités.

Quels effets produisent les exclusions répétées sur les élèves ?
J. G. : C’est un phénomène un peu circulaire, puisque, à partir du moment où cette pratique est courante, elle devient une porte de sortie pour un certain nombre d’élèves cherchant à échapper à la contrainte scolaire. L’existence de cette possibilité va créer des habitudes dans les comportements. Et les plus exclus pouvant l’être toutes les heures, ils vont pro- gressivement s’éloigner à la fois d’une scolarité courante et des difficultés scolaires – qui vont s’accroître. Par ailleurs, ces exclusions répétées vont transformer l’appréhension que ces élèves ont d’eux-mêmes, les confortant dans l’idée qu’ils sont à l’écart de l’école. C’est quelque chose qui va les préparer au décrochage scolaire.

Vous soulignez que l’exclusion ponctuelle, stigmatisée par
la hiérarchie de l’Éducation nationale, mais défendue
par les enseignant·es, exacerbe les conflits au sein des établissements. Pourquoi ?
J. G. :
Déjà parce qu’elle renvoie à une organisation très particulière du travail éducatif. Il existe dans les établissements français un service qu’on ne trouve pas dans les autres systèmes éducatifs : la « vie scolaire ». Ces personnels, qui ne sont pas enseignants, sont là pour prendre en charge la difficulté scolaire et les élèves perturbateurs. L’exclusion ponctuelle va peser de manière significative sur leur travail, puisqu’ils se retrouvent à gérer des flux d’élèves importants. Par ailleurs, il y a sans doute une approche différente vis-à-vis des élèves avec, d’un côté, des personnels qui associent l’exclusion ponctuelle au décrochage scolaire et défendent des positions plus inclusives. Et d’un autre, la réalité des enseignants, qui se retrouvent à devoir gérer des perturbations et revendiquent la possibilité de recourir à l’exclusion.

Vous relevez que la très grande majorité des enseignant·es juge cette mesure inefficace pour les élèves exclu·es. Alors, pour quelles raisons y recourent-ils·elles ?
J. G. : De manière récurrente, les enseignants parlent de la sauvegarde du groupe : si un élève ou deux empêchent l’ensemble de la classe de travailler, il faut protéger le groupe de ces deux élèves. Dans cette perspective, l’exclusion n’est pas pensée comme une mesure qui viendrait réformer le comportement des élèves perturbateurs, mais comme une mise à l’écart censée profiter à la majorité.

Concrètement, ont-ils·elles d’autres solutions ?
J. G. :
Les enseignants qui pratiquent ces exclusions ont l’impression de ne pas en avoir. Et l’institution ne leur en propose pas explicitement. En revanche, j’ai pu observer qu’un certain nombre d’entre eux vont bricoler des alternatives. Dans un des établissements où j’ai enquêté, par exemple, ils se sont organisés pour envoyer les élèves exclus dans les classes de leurs collègues (plutôt qu’à la vie scolaire), qui vont les prendre en charge.

C’est ce que vous appelez l’« exclusion en contrebande »...
J. G. :
Oui, car cet arrangement permet aux enseignants d’invisibiliser leur pratique de l’exclusion vis-à-vis de la hiérarchie. Cette manière de faire – qui est aussi moins stigmati- sante pour les élèves exclus – se met en place sans l’institution et, d’une certaine manière, contre elle. Tout en étant connue de tous (hiérarchie, enseignants, vie scolaire) et finalement acceptée de manière passive, parce qu’elle permet de réguler les choses avec une certaine efficacité.

Vous soulignez que l’exclusion de cours, qui est autorisée mais doit rester « exceptionnelle », est en fait banale, voire systématique, dans ces collèges de la très grande pauvreté où vous avez enquêté. Faut-il y voir une forme d’hypocrisie de la part de l’institution scolaire ?
J.G. : Oui, on peut au moins y voir une injonction paradoxale. Car d’un côté, il y a une injonction très forte à l’inclu- sion, à ne surtout pas faire décrocher les élèves, qui est portée à la fois par la formation initiale, par la hiérarchie et par les discours politiques. Mais, en même temps, aucune alternative à l’exclusion n’est proposée aux ensei- gnants. Et en affectant de manière massive les moins aguerris d’entre eux dans ces établissements qui cumulent de grandes difficultés – comme ça a longtemps été la règle –, l’institutionparticipe de manière systémique à ce phénomène, tout en renvoyant les enseignants à leur responsabilité individuelle. Or cette pratique de tri est favorisée par un contexte global dans lequel ces enseignants sont mis en difficulté.

En quoi ces exclusions ont-elles un impact sur les autres élèves et, plus largement, sur l’institution scolaire ?
J. G. : L’une des hypothèses que je peux poser, c’est que celles et ceux qui vont réussir, qui vont être les réussites paradoxales de ces établissements où le décrochage est très important, vont vivre leur réussite sur l’expérience de l’élimination de leurs camarades. Plutôt qu’une éducation à la citoyenneté qui voudrait la réussite de tous, l’institution scolaire construit ainsi, malgré elle, une éducation à la citoyenneté sacrificielle, où la réussite de ses élèves reposerait obligatoirement sur l’élimination des plus faibles.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.