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Des femmes et des enfants assises le long d'une clôture dans le camp d'al-Hol, dans le gouvernorat d'Al-Hasakah au nord-est de la Syrie, le 11 octobre 2023. © Delil SOULEIMAN / AFP

En Syrie, 20 000 enfants de l’EI crou­pissent dans le camp d’al-Hol, où la vio­lence le dis­pute à la misère

Certain·es d’entre elles et eux n’ont rien connu d’autre dans leur vie que les tentes insa­lubres de la pri­son à ciel ouvert d’al-Hol, camp du nord de la Syrie, où leur famille est déte­nue et où ils et elles sont né·es. Vingt mille enfants de quarante-​cinq natio­na­li­tés sont enfermé·es dans ce camp réser­vé aux jiha­distes de l’état isla­mique (EI), dans la misère, la vio­lence et l’indifférence. La France a stop­pé ses rapa­trie­ments en juillet dernier.

À 12 ans, Ali a vécu des expé­riences qu’aucun enfant ne devrait connaître et a déjà pas­sé la moi­tié de sa vie dans un camp réser­vé aux familles de jiha­distes, une pri­son à ciel ouvert dans le désert syrien. Le gamin ne rêve même pas de liber­té. Un bal­lon de foot­ball serait la Lune pour lui. “Vous en avez un pour moi ?”

Cinq ans après la chute du “cali­fat” du groupe État isla­mique (EI), des dizaines de mil­liers de femmes et d’enfants proches de jiha­distes sont détenu·es par les forces kurdes syriennes alliées des États-​Unis dans des camps où règne la vio­lence. Plus de 40 000 per­sonnes, pour moi­tié des enfants, vivent dans celui d’al-Hol, dans le nord de la Syrie, entou­ré de bar­be­lés et de tours de guet, appa­rem­ment sans plan de rapa­trie­ment en vue. 

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Peu d’enfants vont à l’école et la plu­part n’ont jamais vu de télé­vi­sion ou man­gé de glace. Ils et elles vivent les un·es sur les autres dans des tentes aux accès sani­taires limi­tés. Selon un expert de l’ONU, dès l’âge de 11 ans, les gar­çons sont reti­rés à leur mère par les gardes du camp, en vio­la­tion du droit inter­na­tio­nal. Les auto­ri­tés kurdes affirment que cette démarche vise à empê­cher leur radi­ca­li­sa­tion. Elles admettent que les jiha­distes contrôlent cer­taines par­ties du camp par la ter­reur, les châ­ti­ments, voire le meurtre. Même le petit Ali en est conscient : “Ils entrent dans les tentes la nuit et tuent les gens”, dit-il.

“Ce n’est pas une vie pour les enfants […], ils paient le prix de quelque chose qu’ils n’ont pas fait”, com­mente pour l’AFP un huma­ni­taire. Lorsque la coa­li­tion inter­na­tio­nale anti­ji­ha­diste et ses alliés des Forces démo­cra­tiques syriennes (FDS) – diri­gées par les Kurdes – ont pris Baghouz, le der­nier bas­tion de l’EI en Syrie, en mars 2019, les familles de jiha­distes présumé·es ont été trans­por­tées vers al-​Hol. Cinq ans plus tard, des dizaines de pays refusent tou­jours de rapa­trier leurs res­sor­tis­sants. Des mil­liers de jiha­distes du monde entier avaient afflué en Syrie, pro­cla­mée nou­velle terre de jihad après le début du conflit en 2011, et avaient com­bat­tu dans les rangs de l’EI. Pour le chef des FDS, Mazloum Abdi – dont les sol­dats gardent le camp finan­cé par l’Occident –, al-​Hol est une “bombe à retardement”.

"L'annexe" pour les étrangers

Lors d’un rare accès à ce camp, l’AFP a pu inter­ro­ger des veuves de com­bat­tants de l’EI, des huma­ni­taires, des membres des forces de sécu­ri­té et des employé·es de l’administration. Dans “l’annexe” sous haute sécu­ri­té, qui consti­tue un camp dans le camp, se trouvent les femmes “étran­gères”, avec leurs enfants, venues de quarante-​cinq pays, dont la France, les Pays-​Bas, la Suède, la Turquie, la Tunisie et la Russie, ou encore du Caucase et d’Asie cen­trale. Plus radi­cales, ces femmes étran­gères sont tenues à l’écart des Syrien·nes et des Irakien·nes, les “locaux”. Certaines ont deman­dé à res­ter ano­nymes par crainte de repré­sailles. Pour com­pli­quer les choses, quelque trois mille hommes sont déte­nus avec les femmes et les enfants dans les sec­teurs syrien et ira­kien du camp. Certains sont de simples réfu­giés, d’autres sont sus­pec­tés par les Kurdes d’être d’anciens com­bat­tants de l’EI.

Même les gardes ne s'y aven­turent pas la nuit, sauf lors de des­centes. Dans cet immense camp pous­sié­reux – construit à l'origine pour les réfugié·es fuyant les guerres en Irak et en Syrie -, il est presque impos­sible de mar­cher entre les tentes déla­brées tant les résident·es sont entassé·es. L'intimité y est inexis­tante, les cui­sines et les toi­lettes com­munes sont sor­dides et insuf­fi­santes, affirment les huma­ni­taires qui four­nissent des ser­vices de base en plus de l'aide ali­men­taire grâce à laquelle les détenu·es survivent.

Derrière les hautes clô­tures du camp, des enfants, l’air las et frus­tré, jettent des pierres aux visiteur·rices. Face à la camé­ra, un petit blond mime, le doigt sur la gorge, un geste de déca­pi­ta­tion. La plu­part essaient de gagner un peu de sous en trans­por­tant de l’eau, en net­toyant ou en répa­rant les tentes de ceux et celles qui reçoivent de l’argent envoyé par leurs familles. D’autres tra­vaillent au mar­ché du camp ou échangent leur aide ali­men­taire. “Vivre et gran­dir à al-​Hol est asphyxiant pour les enfants, com­mente Kathryn Achilles, de l’ONG Save the Children. Ils ont endu­ré de graves pri­va­tions, des bom­bar­de­ments et ils sont main­te­nant dans le camp depuis près de cinq ans.”

"On nous lais­se­ra ici"

“Comment nos enfants peuvent-​ils rêver s’ils n’ont jamais vu le monde exté­rieur ?” demande à l’AFP une mère de cinq enfants déte­nue dans l’annexe. Les deux tiers des 6 612 détenu·es de ce quar­tier de haute sécu­ri­té sont des enfants, selon les admi­nis­tra­teurs du camp. Cette femme de 39 ans a don­né nais­sance à son ben­ja­min à al-​Hol, après avoir fui en 2019 Baghouz où son mari, un com­bat­tant de l’EI, a été tué. Comme toutes les femmes du camp, elle est inté­gra­le­ment voi­lée d’un niqab qui laisse entre­voir ses yeux sombres et porte des gants noirs. Des femmes d’al-Hol ont décla­ré à l’AFP ne pas oser enle­ver le niqab par crainte des extré­mistes. “C’est une vie amère et le pire, c’est qu’ils disent qu’on va res­ter ici”, déplore cette femme.

Les auto­ri­tés locales ont com­men­cé à construire de nou­velles sec­tions où chaque tente dis­po­se­ra de ses propres toi­lettes et de sa cui­sine. Ces tra­vaux sont menés “parce que le camp pour­rait res­ter en place à long terme”, confirme Jihan Hanane, direc­trice de l’administration civile du camp. La res­pon­sable admet que la vie est “dif­fi­cile pour les rési­dents”. “Mais elle l’est éga­le­ment pour nous, compte tenu de la situa­tion sécu­ri­taire et du contexte régio­nal glo­bal”, poursuit-​elle.

Meurtres et vio­lences sexuelles

Les orga­ni­sa­tions huma­ni­taires s’inquiètent sur­tout de ce qui arrive aux enfants. En 2022, deux Égyptiennes, âgées de 12 et 15 ans, ont été égor­gées dans l’annexe et leurs corps jetés dans une fosse sep­tique. La même année, Rana, une jeune Syrienne, a été bles­sée au visage et à l’épaule par des hommes armés qui l’ont accu­sée d’avoir eu un enfant hors mariage à 18 ans. “Ils m’ont kid­nap­pée pen­dant onze jours et m’ont frap­pée avec des chaînes”, raconte-​t-​elle à l’AFP.

D’autres enfants sont vic­times de vio­lences sexuelles et de har­cè­le­ment, déclare à l’AFP une agente de san­té. En trois mois en 2021, elle dit avoir trai­té onze cas de vio­lences sexuelles sur enfants. Parfois, des enfants en mal­traitent d’autres. “Ils ne savent peut-​être pas qu’ils se font du mal”, enchaîne-​t-​elle en sou­li­gnant qu’un enfant cou­pable de vio­lences sexuelles est sus­cep­tible d’en avoir été lui-​même vic­time ou témoin. Dans un rap­port de 2022, Save the Children indi­quait que les enfants d’al-Hol avaient été témoins de meurtres, “de fusillades, de coups de cou­teau et d’étranglements”.

Un trau­ma­tisme qui déclenche troubles du som­meil et com­por­te­ments agres­sifs, selon le rap­port. “J’essaie de ne pas lais­ser mes enfants socia­li­ser pour les pro­té­ger, mais c’est presque impos­sible parce que le camp est bon­dé, raconte Chatha, une mère ira­kienne de cinq enfants. Chaque fois que mes enfants sortent, quand ils reviennent, ils ont été roués de coups.” Mais confi­ner les enfants dans leur tente revient à les enfer­mer “dans une pri­son à l’intérieur d’une pri­son”, com­mente une tra­vailleuse sociale.

"Je n'arrive pas à dormir"

Toutes les mères avec les­quelles l’AFP s’est entre­te­nue à al-​Hol – en par­ti­cu­lier dans l’annexe sous haute sécu­ri­té – sont ter­ri­fiées à l’idée que leurs fils leur soient reti­rés par les gardes et envoyés dans des “centres de réadap­ta­tion”. Les forces de sécu­ri­té prennent régu­liè­re­ment des gar­çons de plus de 11 ans lors de raids noc­turnes sur l’annexe ou de des­centes sur le mar­ché, une poli­tique qu’un expert de l’ONU a qua­li­fiée de “sépa­ra­tion for­cée et arbitraire”.

Zeinab, une mère égyp­tienne, raconte que son fils de 13 ans lui a été enle­vé il y a un an. Elle craint main­te­nant que ce soit le tour de son gar­çon de 11 ans. "Je n'arrive pas à dor­mir la nuit. Quand j'entends des bruits dehors, j'ai peur qu'ils viennent cher­cher mon fils", dit-​elle.

Des mères empêchent leurs gar­çons de sor­tir ou vont même jusqu'à les cacher dans des trous ou tran­chées qu'elles creusent elles-​mêmes. "Certains gar­çons ont peut-​être 20 ans, mais nous ne savons pas où ils se cachent", admet un membre des forces de sécu­ri­té. Les auto­ri­tés affirment qu'elles emmènent ces gar­çons pour les pro­té­ger des "vio­lences sexuelles" et d'un envi­ron­ne­ment "radi­ca­li­sé".

Le Pentagone a décla­ré à l’AFP être au cou­rant du trans­fert de jeunes “vers des centres de jeu­nesse et de déten­tion”. “Nous gar­dons le bien-​être des enfants au centre de nos poli­tiques et encou­ra­geons les auto­ri­tés locales à veiller à ce que leurs actions servent au mieux [leurs] inté­rêts”, a‑t-​il ajouté.

Cellules de l'EI

Les forces kurdes mettent depuis long­temps en garde contre le dan­ger que consti­tuent les cel­lules de l’EI dans le camp – avec, en 2019, un pic dans le nombre des meurtres, incen­dies cri­mi­nels et ten­ta­tives d’évasion. Des fusils, des muni­tions et des tun­nels ont été décou­verts lors de fouilles régu­lières du camp. Une Syrienne, qui a fui le camp en 2019, a racon­té qu’un membre de l’EI connu sous le nom d’Abou Mohamed ren­dait visite aux veuves chaque mois et leur ver­sait entre 300 et 500 dol­lars. “Il avait l’habitude de venir en uni­forme des forces de sécu­ri­té et de pro­mettre que le groupe revien­drait”, a‑t-​elle dit.

Sur le triste mar­ché de l’annexe, des femmes exa­minent les quelques mor­ceaux de viande dis­po­nibles, tan­dis que d’autres trans­portent des bou­teilles d’eau et des tapis dans des cha­riots à trois roues ou des cad­dies de for­tune, faits de cordes et de car­tons. À la vue des jour­na­listes, cer­taines lèvent leur index gan­té vers le ciel, geste fré­quem­ment uti­li­sé par les jiha­distes de l’EI pour rap­pe­ler “l’unicité de Dieu”. Si de nom­breuses femmes se repentent, d’autres ne cachent pas leur fidé­li­té à l’EI.

Le groupe avait pro­cla­mé en juin 2014 un "cali­fat" sur les ter­ri­toires conquis en Syrie et en Irak et y avait ins­tau­ré un régime de ter­reur, impo­sant une stricte appli­ca­tion de la loi isla­mique et se livrant à de nom­breuses exac­tions, dont des exé­cu­tions notam­ment par déca­pi­ta­tion, en public. L'EI "est tou­jours là et sa pré­sence est plus forte dans cer­tains sec­teurs du camp", dit Abou Khodor, un Irakien de 26 ans qui y vit depuis sept ans.

"La mort ne nous fait pas peur"

“Il y a des par­ti­sans de l’EI et d’autres qui sont deve­nus encore pires”, affirme une femme du camp. D’autres, en revanche, “ne veulent plus rien avoir à faire avec ça”. Lors d’une mani­fes­ta­tion contre les des­centes de sécu­ri­té dans le camp, plus tôt cette année, une femme a été fil­mée, disant aux gardes : “Nous sommes ici main­te­nant, mais un jour, ce sera votre tour.” “L’État isla­mique ne dis­pa­raî­tra pas, même si vous nous tuez et nous bat­tez […] La mort ne nous fait pas peur”, a‑t-​elle ajou­té. Une Égyptienne a ensuite été vue en train d’appeler au calme en disant : “Nous ne vou­lons pas de problèmes.”

La méfiance est telle que cer­taines femmes refusent d'être trai­tées par la méde­cine occi­den­tale, ce qui entraîne des épi­dé­mies, comme récem­ment la rou­geole. Les femmes et les enfants de l'annexe doivent obte­nir une auto­ri­sa­tion pour se rendre dans les centres de san­té situés à l'extérieur du camp. Cela prend "des jours, des semaines, voire des mois" pour les cas moins cri­tiques, selon Liz Harding, chef de mis­sion de Médecins sans fron­tières (MSF) dans le nord-​est de la Syrie. "La peur, les res­tric­tions de mou­ve­ment, l'insécurité et le manque de ser­vices d'urgence la nuit" les privent de soins, ajoute-​t-​elle. Certain·es font entrer clan­des­ti­ne­ment des médi­ca­ments et au moins une femme effec­tue des inter­ven­tions den­taires clan­des­tines, ce qui a conduit à des cas de sep­ti­cé­mie. "Elle n'a pas les outils néces­saires, mais il n'y a pas d'autres soins den­taires", se plaint une Russe.

Un far­deau énorme

La situa­tion pèse lour­de­ment sur les Kurdes syrien·nes qui dirigent le camp. De nombreux·euses gardes ont per­du leurs cama­rades tué·es par des com­bat­tants de l’EI dont ils et elles doivent désor­mais pro­té­ger les familles. “C’est un pro­blème majeur, […] un far­deau à la fois finan­cier, poli­tique et moral”, déclare à l’AFP le chef des FDS, Mazloum Abdi.

Les ONG pré­sentes dans le camp estiment que les enfants ne devraient pas avoir à payer le prix des actions de leurs parents. “Les mères veulent que leurs enfants aillent à l’école, gran­dissent en bonne san­té et espèrent qu’ils ne seront pas vic­times de dis­cri­mi­na­tion à cause de tout ce qu’ils ont vécu”, affirme Kathryn Achilles de Save The Children.

Interrogé par l’AFP sur le sort de ces femmes et de ces enfants, le Pentagone a décla­ré que “la seule solu­tion durable à long terme pour les rési­dents […] est le retour ou le rapa­trie­ment des per­sonnes dépla­cées vers leurs régions ou pays d’origine”. Les auto­ri­tés kurdes exhortent constam­ment les pays à rapa­trier leurs ressortissant·es, mais elles ont peu d’espoir.

Selon Jihan Hanane, la direc­trice de l’administration civile du camp, il y a “des natio­na­li­tés qui n’intéressent per­sonne”. La Suède vient de décla­rer qu’elle ne rapa­trie­ra ni enfants ni adultes des camps de prisonnier·ères jiha­distes du nord-​est de la Syrie. La France a ces­sé à l’été 2023 les rapa­trie­ments col­lec­tifs faute de volon­taires et après avoir mené quatre opé­ra­tions en un an. L’Irak a com­men­cé à len­te­ment rapa­trier ses ressortissant·antes, mais le retour des Syrien·nes dans les zones contrô­lées par le gou­ver­ne­ment semble impos­sible. “Nous sou­hai­tons que tous puissent ren­trer chez eux”, dit Jihan Hanane. Cela ne suf­fit pas à ras­su­rer une mère russe de deux enfants qui déclare à l’AFP se sen­tir aban­don­née. “Il n’y a nulle part où aller. Il n’y a pas de solution.”

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