Alexandra Goujon : « Le pou­voir bié­lo­russe ne s’attendait pas à cette mobi­li­sa­tion de femmes »

L'élection présidentielle en Biélorussie du dimanche 9 août, qui a opposé le président sortant à l'opposante Svetlana Tsikhanovskaïa a couronné le pouvoir en place. La chercheuse Alexandra Goujon revient sur ce scrutin inédit.

MISE À JOUR - 10/08/20 // Cet article a été mis à jour au lendemain de l'élection, avec les résultats de l'élection présidentielle. Selon les résultats officiels, Svetlana Tsikhanovskaïa n'a remporté que 9,9% des voix face au président Alexandre Loukachenko (80,2%). La candidate conteste ces résultats.

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© Compte Instagram de Veronika Tsepkalo

En Biélorussie, pays de 9,5 millions d’habitant·es coincé entre la Pologne et la Russie, l’élection présidentielle du 9 août s'est jouée entre un vieil homme et une jeune femme. Et c'est le vieil homme qui a gagné...

À ma droite Alexandre Loukachenko, 65 ans, président sortant en poste depuis 1994. À ma gauche, Svetlana Tsikhanovskaïa, 37 ans, ancienne traductrice et femme au foyer, novice en politique et alliée à deux autres femmes qui font, elles aussi, leurs premières armes. Sans surprise, c'est donc le président sortant qui a remporté la mise avec 80,2% des voix. Le pouvoir n'a octroyé que 9,9% des suffrages à la jeune femme. Pourtant, la nouvelle venue a nourri les espoirs populaires. Dès la fin du vote, des dizaines de milliers de personnes pro-Tsikhanovskaïa ont protesté dans les rues contre une énième élection qu'elles jugent tronquées. Des rassemblements réprimés par la police qui ont fait des dizaines de blessés - une ONG parle même d'un décès - et se sont soldées par des centaines d'interpellations.

La politiste et maîtresse de conférences à l’université de Bourgogne, Alexandra Goujon, avait détaillé pour Causette cette alliance féminine surprise qui a ébranlé (un peu) le pouvoir en place. 

Causette : Qui sont Svetlana Tsikhanovskaïa, Maria Kolesnikova et Veronika Tsepkalo, les trois femmes qui mènent campagne contre Loukachenko ? 
Alexandra Goujon : Elles sont les nouveaux visages de l’opposition. Si elles se présentent toujours toutes les trois sur scène, une seule, Svetlana Tsikhanovskaïa, est candidate à l’élection présidentielle. Les deux autres se sont ralliées à elle après avoir vu leurs maris ou alliés empêchés de se présenter. Veronika Tsepkalo est l’épouse de Valery Tsepkalo, diplomate et homme d’affaires désormais opposé à Loukachenko, qui a fui le pays après le rejet de sa candidature. Maria Kolesnikova, elle, dirigeait la campagne de Viktor Babariko, lui aussi en lice, mais emprisonné en juin dernier. Quant à Svetlana Tsikhanovskaïa, elle est l’épouse de Sergueï Tsikhanovski, un blogueur célèbre, qui commente l’actualité et a sillonné le pays pour donner la parole aux habitant·es et mis au jour certaines mécaniques de corruption. Candidat lui aussi, il a été arrêté et mis en prison pour « trouble à l’ordre public »fin mai. 

Elle a donc remplacé son mari au pied levé ? 
A.G. : Oui. Et c’est l’une des particularités – et une première – de cet attelage de femmes : elles n’auraient jamais fait de politique si les hommes n’avaient pas été écartés. Svetlana Tsikhanovskaïa répète dans les interviews qu’elle a pris sa décision en quelques heures à peine, juste après l’arrestation de son mari, étant persuadée que sa candidature serait rejetée. Elle a pourtant été validée par le pouvoir…

Pourquoi a-t-elle été acceptée, selon vous ? 
A.G. : Probablement parce que, en tant que femme, elle n’était guère prise au sérieux. Loukachenko a récemment dit que le pays n’était « pas prêt à voter pour une femme » et qu’il faudrait d’abord l’envoyer « dans une unité militaire(...) pour qu’elle soit formée et sache faire la différence entre un transport de troupes et un char ».Je pense aussi qu’un régime autoritaire ne peut pas non plus tout verrouiller et qu’il autorise certaines ouvertures pour pouvoir perdurer. La candidature de Svetlana Tsikhanovskaïa a quelque chose d’une soupape. 

Est-ce la première fois qu’une femme participe à une campagne présidentielle ? 
A.G. : Non, en 2015 déjà, Tatiana Korotkevitch s’était présentée contre Loukachenko. Elle n’avait obtenu que 4 % des voix. Mais cette fois-ci, l’alliance de ces femmes change la donne. Çaleur confère plus de force et de poids. Elles sont complémentaires et prennent les décisions de façon collégiale. Svetlana est la candidate officielle, mais les autres sont toujours à ses côtés. Et elles ont construit leur image avec savoir-faire. Leurs soutiens portent des bracelets blancs et sur les photos, on les voit faire chacune un geste distinctif : le V de la victoire, le cœur ou le poing levé pour Svetlana Tsikhanovskaïa. 

Quels sont ses moteurs ? Son programme pour le pays ? 
A.G. : Elle ne veut pas le pouvoir, ça ne l’intéresse pas. Elle répète que son but est de dénoncer la mascarade de ces élections à la main du pouvoir et de combattre l’injustice. Si elle est élue, elle assurera l’intérim avant d’organiser des élections libres et transparentes. Il est difficile de savoir si elle parviendra à ses fins. Mais elle trace sa route et assure qu’elle dit la vérité aux citoyen·nes. On lui a accordé à deux reprises du temps d’antenne libre en direct sur la télévision d’État et elle en a profité pour dire aux gens qu’on leur mentait. 

Quelle est la place des femmes dans la vie politique biélorusse ? Une note d’Amnesty International, publiée mi-juillet, dénonce une « misogynie promue par l’État ».
A.G. : C’est effectivement un monde très masculin. Il y a quelques figures de femmes plus en vue, mais elles sont rares. Je pense, par exemple, à Nadejda Ermakova, à la tête de la Banque centrale du pays. 
Loukachenko s’est construit une image paternaliste, il aime se mettre en scène de façon virile, en train de vilipender son gouvernement, composé en grande majorité d’hommes. Sur les vingt-quatre ministres, il n’y a qu’une seule femme, au ministère du Travail. Loukachenko est un président sans femme. Galina, son épouse, n’apparaît jamais à ses côtés. En revanche, il met beaucoup en avant son fils Nikolaï, 16 ans, né d’une relation extraconjugale, espérant sans doute qu’il lui succède un jour. 

Y a-t-il une dimension féministe dans la candidature de Svetlana Tsikhanovskaïa ? 
A.G. : Je n’en ai pas l’impression. Les trois femmes mettent en avant leur solidarité féminine et estiment être, évidemment, aussi compétentes que les hommes, mais le discours n’est pas militant. Svetlana Tsikhanovskaïa rappelle sans arrêt qu’elle est là « par amour pour son mari ».Mais ça ne l’empêche pas de parler haut et fort. 

À qui plaît son discours ?
A.G. : Elle peut incarner une forme d’espoir pour une jeunesse désenchantée et dépolitisée. En Biélorussie, seule une minorité de jeunes est très militante ; la plupart ont déserté les urnes. Elle plaît sans doute aussi à celles et ceux qui n’ont guère apprécié la désinvolture de Loukachenko pendant la crise du coronavirus. Pour lui, le grand air et la vodka suffisaient à guérir la pandémie. Ce duel entre un sexagénaire et une trentenaire plus moderne illustre aussi un conflit de styles et de générations. 

A-t-elle une chance d’être élue ?
A.G. : Franchement, je ne me risquerais pas à prédire l’avenir. Il est difficile de se fier aux chiffres d’intention de vote même si le trio féminin d’opposition affirme représenter une majorité et cherche à combattre les falsifications à prévoir. Les meetings se sont remplis, mais la traduction dans les urnes reste incertaine compte tenu du contrôle serré de la procédure électorale. En l’absence d’observateurs internationaux, on ne sait pas qu’elle sera la marge de manœuvre des observateurs locaux.

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