Nos mères, ces clan­des­tines du quotidien

Elles peuvent demeurer longtemps dans l’ombre du quotidien, de leur mari, ou d’elles-mêmes. Mais parfois, on les (re)découvre, à la faveur de la maternité, et elles reprennent leur place dans l’Histoire.

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(©NADIA DIZ GRANA)

Quand j’étais petite, ma mère me reprenait à chaque fois que la désignais ainsi. Selon elle, cette dénomination sonnait « un peu vulgaire ». Elle préférait que je dise «ma maman» et moi, je trouvais ça un peu familier. Maintenant que l’on m’appelle « maman d’Alix » à la crèche, je comprends mieux sa préférence. Et je la comprends mieux tout court.

Rien de surprenant pour la psychologue clinicienne Mathilde Bouychou, spécialisée dans la périnatalité. « Quand on devient mère, on est reconnectée au bébé qu’on a été. La grossesse vient requestionner sa propre histoire, et la femme qui nous a donné la vie. » En septembre, elle a publié le livre Désir d’enfant ( Solar), qui explore l’envie – ou plutôt les envies – de devenir mère. En 2019, Mathilde Bouychou m’a accompagnée dans mon envie d’enfant et m’a amenée à questionner ma mère sur mon histoire de naissance. J’ai découvert qu’elle avait vécu, avant mon père, qu’elle avait été une femme, une adolescente et une fille. Cette idée ne m’avait pas effleuré l’esprit avant.

À l’arrivée de son premier enfant, mon amie Anne a aussi progressivement redécouvert celle qui l’avait mise au monde. Plus jeune, Anne trouvait sa mère peu aimante. « Elle criait beaucoup sur mes frères et moi, manifestait peu son amour verbalement. Je n’ai aucun souvenir de gestes d’affection venant d’elle. » Elle a commencé à regarder sa mère autrement en revisionnant des vidéos tournées par son père quand Anne avait entre 2 et 10 ans. « On la voit nous donner à manger, nous habiller, nous parler. Ce sont des scènes de la vie quotidienne qui illustrent comment ma mère se comportait en tant que mère vis-à-vis de nous. Et on voit son amour dans les gestes, dans les surnoms. Elle le manifestait, mais je ne m’en rendais pas compte. »

Jusqu’à sa grossesse, Anne s’était principalement tournée vers son père pour les études, les déménagements ou les choix de vie. « Quand je suis devenue maman, j’ai été frappée par la répétition des gestes de soin qu’il faut apprendre et maîtriser. C’est là que j’ai réalisé que ma mère avait fait tout ça pour moi avant. Je me suis mise à lui poser des questions pratiques, sur l’organisation qu’elle avait eue, notamment à sa reprise du travail. » Sa mère était devenue celle qui savait.

Ce moment où l’on percute

Toute mon adolescence, je n’ai pas admiré ma mère. Je n’avais rien contre elle, j’étais seulement occupée à admirer mon père. « Complexe d’Œdipe », dirait ma psy. Objectivement, il prenait de la place : par ses talents de bricoleur qui nous ont permis d’avoir une maison, par sa profession de photographe de montagne qui l’emmenait dans des contrées lointaines, par sa propension à parler fort. Une sorte de mythe patriarcal s’était construit autour de lui.

Ma mère évoluait dans l’ombre, au sein d’un quotidien nettement moins exotique. Elle remplissait le frigo, nous achetait des vêtements, économisait pour payer les vacances. Sans gloire ni gratification, elle faisait son boulot de mère, en plus de son travail à temps plein de professeur. Vers la trentaine, j’ai réalisé que si mon père avait pu partir et briller autant, c’était grâce au soutien moral, logistique, organisationnel de ma mère. Il en a fallu du temps pour que je comprenne que les héros s’appuient sur un pilier pendant qu’ils partent conquérir le monde.

Mélanie * et sa mère ont toujours été proches : « On était comme deux copines, elle me racontait beaucoup de choses. » Mais elle n’a compris la réalité de certaines phrases qu’une fois son fils arrivé. « Ma mère a eu un accouchement compliqué. Au retour à la maison, mon père a invité les huit sages-femmes de la maternité pour qui elle a dû préparer un dîner ! Quand j’ai vécu à mon tour le retour à la maison, complètement en vrac, j’ai compris à quel point c’était indécent de la part de mon père. Elle m’a souvent dit qu’il n’avait jamais changé de couches : j’ai alors réalisé concrètement à quel point elle avait galéré ! » Tant qu’on ne l’a pas vécu soi-même, difficile de mesurer réellement ce par quoi notre mère est passée.

Hélène * s’est vue endosser son rôle de mère « quasiment en pilote automatique, comme si c’était ancré ». Et c’est là qu’elle a percuté. « J’ai pris conscience de tout ce qu’avait fait ma mère pour nous élever, mon frère et moi : nous emmener à nos activités, s’occuper de la maison... En plus de son travail de conjointe-collaboratrice auprès de mon père architecte, qui travaillait beaucoup. »

Plus d’infos mais pas forcément plus le choix

Hélène a beau échanger avec sa mère sur la charge mentale, elle constate qu’elle reproduit ce schéma dans son couple actuel. « Notre génération est plus consciente de la charge mentale des mères et du burn-out maternel. On a plus d’infos et de points de comparaison... mais on n’a pas forcément plus le choix de faire autrement. »

Christel a longtemps vu ses parents comme un couple plutôt équilibré dans la répartition des tâches, « en tout cas plus que beaucoup d’autres de leur génération ». Ce couple de professeurs élève quatre enfants et partage des valeurs féministes. « Mais en devenant mère, je me suis aperçue que ce schéma n’était pas aussi parfait que cela. Seul mon père a pu mener une thèse de doctorat en plus de son métier et de sa vie de famille. Seul mon père a pris pendant plusieurs années des cours de piano... Alors que je n’ai jamais vu ma mère faire une activité extra-professionnelle avant que tous ses enfants ne quittent la maison et qu’elle ne soit à la retraite. Si quelqu’un, à un moment donné, a dû s’oublier, ce fut toujours ma mère. »

Force est de constater que nos mères ont été aussi sous-estimées qu’indispensables. Ma génération est probablement la première à s’interroger largement sur la façon dont nos mères ont été mères. Et par répercussion, sur la façon dont nous voulons être mères, en étant davantage capitaines que clandestines.

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