M
Maëlle Sigonneau, à gauche et Mounia El Kotni, à droite © Marine Bourserie

Cancer du sein : « Le poids des normes sur le fémi­nin s'immisce jusque dans la maladie »

Dans Im/patiente, une exploration féministe du cancer du sein, l'anthropologue Mounia El Kotni restitue l'expérience de sororité qu'elle a vécue avec Maëlle Sigonneau, atteinte du cancer du sein. Un manifeste pour appréhender le cancer du sein non plus seulement comme une épreuve intime mais aussi comme une lutte politique. Entretien.

Le projet Im/patiente avait commencé à deux. Anthropologue spécialisée dans la santé des femmes, Mounia El Kotni a fait la connaissance en 2018 Maëlle Sigonneau, éditrice parisienne qui luttait contre un cancer du sein depuis ses 29 ans. La solaire Maëlle raconte à Mounia la juste colère qui la tenaille en tant que patiente. Les violences médicales, le grand ramdam d'Octobre rose qui véhicule souvent la nécessité de guérir la féminité plus que le cancer, l'opportunité marketing sous-jacente, la lâche fuite de son compagnon à l'annonce de la maladie : tout cela, Maëlle a envie d'en parler à voix haute.

Ensemble, elles lancent en avril 2019 le superbe podcast Im/patiente, produit chez Nouvelles écoutes. Maëlle Sigonneau décède le 17 août 2019, à 33 ans. En accord avec sa famille, Mounia El Kotni a finalisé la série du podcast. Deux ans après, en octobre 2021, la chercheuse publie l'essai Im/patiente, une exploration féministe du cancer du sein, chez First.

En rapportant les observations sensibles et brutes de Maëlle sur sa condition de patiente et en y ajoutant son analyse de chercheuse féministe engagée, Mounia El Kotni prolonge un dialogue empli de rage et de passion. Et restitue dans un ouvrage brillant ce qui est à la fois une expérience de sororité entre une patiente et une alliée de combat et un manifeste pour que notre société ne considère plus le cancer du sein seulement comme une épreuve intime, mais aussi comme une lutte politique.

Causette : Votre essai montre l'ambivalence du mois de mobilisation contre le cancer du sein, Octobre rose. Quelle est-elle ?
Mounia El Kotni :
Octobre rose est un mois de sensibilisation, de dépistage et de prévention, ce qui est évidemment utile puisque le cancer du sein est, en France, la deuxième cause de mortalité chez les femmes après les maladies cardio-vasculaires. Mais cette manifestation est aussi une illustration de la récupération d’initiatives féministes par le marketing.
Tout commence en 1991, lorsque l'Américaine Charlotte Haley1 se met à distribuer dans la rue un ruban couleur saumon, à l'image du ruban rouge de lutte contre le VIH, pour sensibiliser au cancer du sein. Son initiative tape dans l'œil de la marque de cosmétiques Estée Lauder qui instaure un mois de communication autour de ce cancer, en reprenant l'idée du ruban rose. En France, Estée Lauder et d'autres entreprises s'associent pour créer l'association Le cancer du sein, parlons-en, devenue il y a un an en Le ruban rose. La manifestation Octobre rose possède donc deux volets. Le premier concerne les enjeux de santé publique : dépistage, prévention et financement de la recherche et des associations de malades (bien qu'on puisse se poser la question de la transparence du financement, de nombreuses initiatives indépendantes demeurant floues sur le devenir de l'argent qu'on leur confie). Le second concerne tout ce qui se fait autour de la préservation de la féminité des patientes, qui représente un business.

"Vu qu’on a du mal à parler du cancer, c'est arrangeant pour tout le monde d'insister sur l’aspect cosméto-esthétique"

Ce qui agaçait profondément Maëlle, c'est que les patientes étaient fortement invitées à performer leur féminité. Pourquoi cette sollicitation ?
M.E.K. :
Dans l'appréhension sociale du cancer du sein, il y a les traitements médicaux mais aussi tous les soins annexes - cosmétiques, prothèses mammaires et capillaires, services liés à l'image de soi - que l'on propose aux patientes. En fait, c'est le seul cancer que l'on envisage de la sorte alors que les problématiques liées à la perte des cheveux ou à l'hydratation de la peau sont communes à tout traitement par chimiothérapie.
Cela s'explique parce que les femmes sont des cibles privilégiées de consommation, une manne financière pour l’industrie cosmétique, qui propose donc une réponse esthétique marketée girly. Et vu qu’on a du mal à parler du cancer, c'est arrangeant pour tout le monde, entourage de la patiente y compris, d'insister sur l’aspect cosméto-esthétique. En fait, le poids des normes sur le féminin s'immisce jusque dans la maladie et c'est ce qui a frappé Maëlle lorsqu'elle est devenue patiente.

Pourquoi la question des perruques a-t-elle autant d'importance dans ces soins dits de support ?
M.E.K. :
Parce que les cheveux symbolisent encore l'éternel féminin. Mais de plus en plus de femmes questionnent cette incontournable prothèse capillaire et reprennent le contrôle de leur image et la gestion de leur maladie en choisissant dans un geste libérateur et courageux vis-à-vis du regard des autres d'apparaître le crâne nu. Ce faisant, elles remettent en cause le coût financier de ces perruques, dont les plus réalistes ne sont pas accessibles à toutes les bourses.

"J'ai dans mon entourage deux amies traitées pour un cancer du sein à qui un médecin a proposé une mastectomie intégrale « comme Angelina Jolie »."

Encore beaucoup de médecins n'envisagent pas que des patientes n'aient pas envie de se lancer dans une reconstruction du sein qu'on leur a retiré...
M.E.K. :
Là encore, ce sont les normes de beauté du féminin qui s'abattent sur les patientes, dont il faudrait réparer une féminité atrophiée. La plupart d'entre elles, suite à l'ablation d'un sein, ne le font pas reconstruire mais utilisent une prothèse mammaire amovible, et on les comprend, tant la poitrine cristallise l'identité féminine. Il y a aussi derrière la reconstruction mammaire l'idée de cacher la maladie : si les femmes se promenaient en amazones [se dit d'une patiente qui ne possède plus qu'un sein, nldr] ou avec les deux seins retirés [ce qui se fait dans certains cas lorsque les deux seins sont attaqués par la maladie ou pour prévenir une récidive], on serait obligé de voir le cancer du sein et sa prévalence.
Mais si l'évidence d'une reconstruction mammaire était la norme médicale il y a quelques années, c'est en train de changer. A ce titre, le choix de l'actrice Angelina Jolie de recourir à une mastectomie intégrale (aussi appelée reconstruction à plat) en 2013 pour se prémunir d'un cancer du sein potentiellement génétique a fait beaucoup de bien. J'ai dans mon entourage deux amies traitées pour un cancer du sein à qui un médecin a proposé une mastectomie intégrale « comme Angelina Jolie ». Le souhait de Maëlle, c'était que les médecins mettent sur la table des patientes les trois possibilités : reconstruction, amazone ou reconstruction à plat.

Un autre des combats de Maëlle, c'était la dénonciation des violences oncologiques. De quoi s'agit-il ?
M.E.K. :
Les violences oncologiques, c'est le mot que nous avons inventé pour définir des cas de violences médicales dans le cadre d'un traitement contre le cancer. Il y a évidemment des choses communes aux autres types de cancers et même aux autres maladies, par exemple la violence qu'est l'annonce d'un diagnostic sans précaution ou le fait de devoir s'adresser à une multitude de soignants différents - Maëlle les appelait des relations de passage -, qui n'ont pas toujours le temps de bien vous traiter.
Mais il y a un élément spécifique dans le cancer du sein et d’autres, liés à l’appareil reproducteur, qui rend le terrain propice à ces violences : on touche ici à des zones intimes, observées et palpées par des inconnus à la chaîne, par exemple des internes à qui le chef de service vous montre comme un cas clinique. Lors de la marche NousToutes du 20 novembre, un groupe de patientes et moi avons défilé dans le premier cortège violences oncologiques de l'histoire du pays, à côté du cortège dénonçant les violences gynéco. Il est important de s’inscrire dans le mouvement féministe parce que le cancer du sein entraîne une double peine pour les patientes, qui viennent avec leurs vulnérabilités et leurs traumas passés et qui doivent en plus subir un traitement médical parfois violent.

"Récemment, je lisais un article de presse au sujet d'une femme ayant subi une double mastectomie dans lequel il était mentionné au passage que le conjoint est parti à cause de cette opération. C'est indécent."

Dans cette épreuve, Maëlle a dû subir de surcroit la défection de son compagnon, qui a rompu après l'annonce de la maladie. Il est loin d'être le seul.
M.E.K. : C’est un sujet qui me met très en colère, qui renvoie aux stéréotypes de genre qui nous sont enseignés depuis l’enfance. Élevées dans le "care", les femmes ont appris à s’écouter en dernier et on sait que des retards de diagnostics existent en raison du temps qu'elles mettent à s'inquiéter pour elles et à trouver un créneau pour consulter un médecin. On connait aussi le rôle d'aidantes qu'elles jouent souvent auprès d'un conjoint malade. A l'inverse, il est en quelque sorte admis socialement que les hommes, les pauvres, on ne peut pas leur imposer la maladie et les traitements de leur compagne. Je lisais récemment un article de presse au sujet d'une femme ayant subi une double mastectomie dans lequel il était mentionné au passage que le conjoint est parti à cause de cette opération. C'est indécent. Bien sûr, il y a des femmes qui partent elles aussi à l'annonce d'une maladie, mais les études montrent qu'elles sont beaucoup moins nombreuses.

Lire aussi l Séparation : quand la maladie tue le couple

Votre volonté avec ce livre était de transmettre la vision de Maëlle. Quel est son message le plus important ?
M.E.K. :
Probablement que le cancer du sein n'est pas qu'une affaire intime, mais qu'elle est surtout politique. L'OMS l'a classé comme une épidémie, bien qu'il ne le soit pas stricto sensus : c'est une épidémie dans le sens où nous assistons à une hausse de cette maladie et que des facteurs environnementaux sont à l'œuvre.
Maëlle rêvait de défiler dans une cancer pride, à la manière des saisissantes manifestations d'Act Up contre le VIH, pour rendre visibles les patients et pour obliger la société à se préoccuper de leur sort. Elle questionnait le discours individualiste de la warrior qui se bat seule contre son cancer, et elle souhaitait créer les conditions d'un front commun de sororité entre patientes. Elle voulait en découdre, mais collectivement.

Ecoutez le premier épisode du podcast Im/patiente

  1. Son histoire est retracée dans le documentaire L'Industrie du ruban rose.[]
Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.