Allaitement : les pré­cieuses nour­ri­cières du Morvan

Au XIXe et au XXe siècle, des centaines de jeunes Morvandelles ont quitté leur famille pour aller allaiter des générations de riches héritier·ères. Une élévation sociale certaine, qui a aussi eu son prix.

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La Nourrice par Henri-Michel Levy (1844-1814).
Toile proche des Impressionnistes, France. © Alamy

Elle s’appelle Clémence Bierry. En 1900, cette jeune Morvandelle de 22 ans quitte pour la première fois son petit village bourguignon de Saint-Léger-Vauban pour se rendre à Paris. Elle laisse derrière elle un mari et deux enfants, dont une petite fille d’à peine quelques mois. Les au revoir auront pour Clémence le goût des adieux, la jeune paysanne sait qu’elle ne reverra ni son Morvan ni sa petite famille avant un ou deux ans.
Car Clémence Bierry ne monte pas à la capitale pour voir du pays, mais pour intégrer le grand bureau de recrutement des nourrices. Elle s’apprête à devenir ce qu’on appelle alors « une nourrice sur lieu ». Ce type de domestique, consacrée à l’allaitement et aux soins du nouveau-né de la famille qui l'emploie est, du XIXe au début du XXe siècle, une main-d’œuvre très recherchée par l’aristocratie et la haute bourgeoisie. Les nourrices n’ont pas de bras à louer, mais leurs seins à offrir.
En France, une tripotée de régions pauvres ont ainsi envoyé leurs jeunes femmes nourrir des générations de petit·es héritier·ères, avec en pole position, le massif montagnard du Morvan, niché au cœur de la Bourgogne. Il faut dire que les Morvandelles, en plus d’être proches de Paris, sont réputées pour leur bonne santé, leur beauté et la qualité de leur lait – Napoléon III en choisira d'ailleurs une pour allaiter son fils.

Les « meneur·euses » des bureaux de placement

Comme beaucoup d’entre elles, Clémence a été racolée quelque temps auparavant par les « meneur·euses » des bureaux de placement qui pérégrinent, de hameau en hameau, pour recruter de jeunes mères issues de familles pauvres. Séduites par le salaire et la luxueuse vie qui les attend, ces dernières laissent leur propre nourrisson au pays pour aller allaiter – parfois pendant plusieurs années – les rejetons des têtes couronnées et de la haute bourgeoisie française et européenne. En échange, elles sont les mieux payées des domestiques - ce qui permet d’envoyer de l’argent à leur famille -, ont droit à la meilleure alimentation et sont vêtues de robes élégantes faites sur mesure.

Arrivées au bureau de placement, au 24, rue du Cherche-Midi, dans le 6e arrondissement de Paris, où elles sont logées, les candidates patientent parfois jusqu’à plusieurs semaines. « L’homme de la famille qui souhaite prendre une nourrice s’y rend avec son médecin, explique à Causette Noëlle Renault, qui travaille depuis plus de trente ans sur le phénomène des nourrices de « son Morvan ». Ils choisissent la nourrice sur trois critères, la beauté, la jeunesse et la qualité du lait. Pour cela, ils observent la poitrine de la candidate et vont même jusqu’à goûter son lait. »

“Goûté et approuvé”
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Carte postale du début du XXème siècle.

C’est ainsi qu’après avoir reçu son certificat médical portant, précise Noëlle Renault, la mention « goûté et approuvé », Clémence Bierry est envoyée dans la riche famille italienne des Viggiano à Naples. De ce séjour est resté un portrait conservé par la petite-fille de Clémence, Monique, qui vit toujours dans le Morvan. On y voit Marie Louise Angelica, la petite princesse napolitaine que Clémence Bierry a allaitée pendant deux ans.

Des histoires comme celle de Clémence Bierry, le Morvan en compte des centaines. « Sous Napoléon III, des villages entiers de la région se sont vidés de leurs jeunes femmes », indique Noëlle Renault, qui a recensé à ce jour 580 nourrices issues de ce territoire. Si d’autres régions rurales, comme la Bretagne ou l’Ardèche, ont connu le même mouvement d’immigration, les familles morvandelles ont partagé par milliers l’histoire de la « terre de lait ». Aux nourrices sur lieu, il faudra ensuite ajouter les « nourrices sur place » issues de familles d’artisan·es ou de paysan·nes qui ont accueilli chez elles des ­orphelin·es de l’Assistance publique.

Vie de luxe

Le marché de la nourrice s’est véritablement développé à partir du XVIIIe siècle, avec la révolution industrielle. Mais c’est l’arrivée du chemin de fer, au milieu du XIXe siècle, qui en rapprochant le Morvan de Paris fait exploser la demande. Presque toutes les familles aisées engagent alors une nourrice à domicile, qui devient un signe extérieur de richesse. Avec leur grande cape et leur bonnet à rubans, elles sont ­reconnaissables dans les parcs des quartiers chics où elles donnent le sein en public. Car, explique l’historienne Marie-France Morel, spécialiste de la naissance, « à l’époque, l’allaitement en public n’était pas mal vu. C’était une question de vie ou de mort pour le bébé ».

Le phénomène des nourrices devient vite une ressource économique non négligeable pour leurs familles. « Dans certains contrats de mariage, la femme n’apporte pas de dot, mais promet de se louer comme nourrice lorsqu’elle tombera enceinte », pointe Marie-France Morel. À l’instar de Clémence Bierry, qui vécut deux ans dans l’un des plus beaux palais de Naples, les nourrices goûtent à une vie de luxe qui tranche avec le ­dénuement auquel elles sont habituées chez elles. « Ce ne sont pas des domestiques comme les autres, rappelle Noëlle Renault. Au-delà d’un bon salaire, elles sont très bien nourries, portent des costumes onéreux, suivent la famille lorsqu’elle se déplace et reçoivent même des cadeaux lorsque l’enfant perd une dent de lait. » Le métier de nourrice leur permet également de s’instruire et de s’émanciper. « Elles apprennent les normes d’hygiène, les bonnes manières de la haute société et une culture générale qu’elles ramèneront chez elles, souligne l’autrice. Certaines ont même pu apprendre à lire et à écrire. » Si bien que quelques-unes n’ont qu’une idée en tête en rentrant chez elles : retomber enceintes pour repartir et fuir une vie de misère.

Au pays, le départ massif de jeunes mères a d’importantes répercussions sociales. Leurs enfants en bas âge sont dans le meilleur des cas allaité·es par une voisine. Mais bien souvent, ils et elles doivent se contenter de lait de vache. Raison pour laquelle, un·e sur quatre meurt avant son premier anniversaire. « Dans les lettres, on cache souvent aux nourrices que leur enfant est malade ou mort, observe Noëlle Renault. Une vieille croyance prétend que les émotions négatives gâtent le lait. Certaines apprennent la mort de leur enfant quand elles rentrent chez elles, après deux ans. »

Abstinence de rigueur
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GOUDEAU et VIDAL - Les Nourrices aux Tuileries. © BLM Collection / Alamy

Les relations de couple sont bien entendu elles aussi impactées par l’absence de la femme, l’abstinence étant de rigueur pour préserver la lactation. « J’ai recueilli des témoignages de maris morvandiaux qui montaient à Paris et grimpaient aux balcons en cachette pour voir leur épouse, confie Noëlle Renault. D’autres témoignages racontent que certaines, courtisées par les maris riches, ne rentreront pas dans le Morvan ou rentreront enceintes. »
Pour celles qui reviennent, le retour au foyer se fait les poches pleines. Ce qui entraîne une modification profonde de l’économie locale. À son retour de Naples, Clémence Bierry fait ainsi construire sa propre maison, ­entièrement payée par son salaire de nourrice. Ces « maisons de lait », comme on les appelle, deviennent à l’époque le marqueur d’une certaine indépendance féminine.

Le début du XXe siècle verra ­s’estomper le marché des nourrices. La faute à la Première Guerre mondiale, qui perturbe les liaisons entre les campagnes et la ville. « D’autant que beaucoup de femmes sont mobilisées pour travailler dans les usines », précise Marie-France Morel. Enfin, la commercialisation du lait en poudre dans les années 1920 finira de concurrencer sérieusement ­l’allaitement. En France, le dernier bureau de placement de ­nourrices fermera ses portes en 1936.


Et l’industrie créa le lait en poudre

Le phénomène des nourrices ne date pas du XVIIIe siècle. Depuis l’Antiquité déjà – le dieu grec Apollon aurait été allaité par une nourrice –, la plupart des femmes des milieux aisés, aristocrates ou bourgeois, ont délégué l’allaitement. « Donner le sein était contraire à la coutume des femmes de haut rang, souligne l’historienne Marie-France Morel. Elles craignent que cela ne déforme leur poitrine, et le rôle social qu’elles ont à tenir ne leur permet pas de se mettre à la disposition du nourrisson. » L’allaitement est ensuite délaissé au milieu du XXe siècle avec la commercialisation du lait en poudre. « Il y avait une vieille idée selon laquelle les émotions des femmes gâtaient leur lait, souligne-t-elle. Les médecins, inquiets de la soi-disant “qualité volatile” du lait maternel, lui préfèrent le lait industriel. » Des recommandations qui signent la fin des nourrices et font chuter l’allaitement maternel à la naissance à 30 % en 1939. Il faudra attendre les années 1990-2010 pour voir son retour en grâce. Un retour tout relatif, puisque, aujourd’hui, 66 % des mères ­françaises donnent le sein à leur enfant à la naissance, soit le taux le plus bas d’Europe. 

Pour aller plus loin :
Les Nourrices, de Noëlle Renault. Éd. Alan Sutton, 2012. Sur les Morvandelles en particulier.
Nourrices, nurses et gouvernantes, de Noëlle Renault. Éd. Alan Sutton, 2018.
Une histoire de l’allaitement, de Marie-France Morel et Didier Lett. La Martinière, 2006.

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