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©Sophie Dulac Distribution

La mai­son de Sèvres : une école à la péda­go­gie résistante

Durant la Seconde Guerre mon­diale, Roger et Yvonne Hagnauer fondent, dans les Hauts-​de-​Seine, une école hors norme où il et elle cache­ront des dizaines d’enfants juif·ves. Leurs noms de code : Pingouin et Goéland.

« Des gens droits dans un monde tor­du. » C’est ain­si que le réa­li­sa­teur Michel Leclerc dépeint Yvonne et Roger Hagnauer, à laquelle et auquel il a consa­cré un docu­men­taire 1 qui sor­ti­ra sur les écrans dès que les salles rou­vri­ront. De fait, durant la Seconde Guerre mon­diale, au sein d’une mai­son d’enfants pla­cée sous l’égide d’une orga­ni­sa­tion pétai­niste, le couple met non seule­ment en place une école à la péda­go­gie inno­vante, mais sauve éga­le­ment, en les cachant, une soixan­taine d’enfants juif·ves. Quelle meilleure façon pour trom­per l’ennemi que de tra­vailler pour lui ? 

L’engagement des Hagnauer ne vient pas de nulle part. Il et elle l’ont même sacré­ment che­villé au corps. Née en 1898, Yvonne Even est ins­ti­tu­trice, mais aus­si pro­fes­seure d’anglais, cer­ti­fiée de l’université de Cambridge. Passionnée par les péda­go­gies nou­velles, elle est aus­si pro­fon­dé­ment fémi­niste – elle a notam­ment par­ti­ci­pé à une mani­fes­ta­tion pour l’égalité des salaires entre hommes et femmes en… 1927. Elle ren­contre Roger Hagnauer en 1924. Né dans une famille juive alsa­cienne, l’homme a aus­si un sacré pedi­gree. Également ins­ti­tu­teur, il est par ailleurs mili­tant com­mu­niste. Ainsi est-​il empri­son­né en 1923 durant son ser­vice mili­taire dans la Ruhr pour avoir fra­ter­ni­sé avec des ouvriers alle­mands. En 1926, il est exclu du Parti com­mu­niste car il refuse de désa­vouer Trotsky. 

Yvonne et Roger se marient en 1925 et conti­nuent ensemble leur par­cours mili­tant. À la bon­ho­mie rieuse de Roger répond la rigueur un peu sèche d’Yvonne. En 1939, alors que la guerre gronde, ils signent le mani­feste « Paix immé­diate ». Taxé·es de défai­tisme, les voi­là radié·es de l’Éducation natio­nale. « Les Hagnauer ont un grand réseau, que ce soit dans l’Éducation natio­nale ou les syn­di­cats. Des réseaux qui trans­cendent les clans poli­tiques », rap­pelle l’historienne Chloé Maurel, qui a consa­cré un article à Yvonne Hagnauer 2. Aussi, grâce à une rela­tion de Roger, Yvonne trouve-​t-​elle un poste de direc­trice d’une mai­son d’enfants… dépen­dant du Secours natio­nal, une ins­tance pétai­niste. Ce qui prime, c’est la cause des enfants. Cet endroit, c’est l’occasion de mettre en pra­tique des inno­va­tions péda­go­giques, de prendre soin de petits fra­gi­li­sés. « Pour moi, explique Michel Leclerc, ils ont essayé de tenir leur ligne mal­gré les vents contraires. Ils se sont accro­chés à leur idéal éthique… Avec un sens cer­tain de la pro­vo­ca­tion, certes ! » 

L’école des proscrit·es

Au départ, l’endroit accueille les enfants de la région pari­sienne souf­frant de pénu­rie ali­men­taire ou dont les parents sont morts dans les bom­bar­de­ments. Mais, bien vite, la mai­son devient aus­si un refuge pour ceux et celles que le régime pour­chasse. Des gamin·es juif·ves, d’abord, à l’instar de Juliette, la mère de Michel Leclerc. Le futur mime Marceau, Marcel Mangel, est moni­teur à Sèvres et fait par­tie de ceux qui ache­minent les enfants juif·ves jusqu’à l’école des Hagnauer. Marcel Mangel, ou plu­tôt « Kangourou ». Car, côté per­son­nel édu­ca­tif, l’école accueille aus­si des proscrit·es du régime : Juif·ves, francs-​maçons… Pour évi­ter les dénon­cia­tions, chacun·e troque son nom contre un totem : Yvonne devient « Goéland » en hom­mage à ses ori­gines bre­tonnes. Roger, qui ne s’est pas décla­ré juif comme la loi l’y oblige, devient « Pingouin », rap­port à l’éternelle cra­vate qu’il arbore. À leurs côtés, Bergeronnette, Coccinelle, Pélican, Cigale… Les enfants juif·ves aus­si changent de nom : Tamo Cohen devient France Colin. Comme le résume Michel Leclerc dans son film, « la meilleure planque, c’est de ne pas se plan­quer ». Quoi de mieux qu’une ins­tance éti­que­tée vichyste pour cacher les parias du régime ? Néanmoins, quand des digni­taires offi­ciels viennent, on colle les élèves juif·ves au fond de la classe ou le long des murs pour qu’ils·elles soient le moins remarqué·es pos­sible. Le jour où un res­pon­sable vichyste demande aux petit·es d’entonner Maréchal, nous voi­là, c’est la panique ! « Les gamins ne connais­saient pas la chan­son. Yvonne s’est ser­vie de la poi­gnée d’enfants qui la savait pour faire diver­sion », raconte Julia Billet 3, la fille de Tamo Cohen.

Pédagogie Decroly

Car la Maison d’enfants de Sèvres inté­resse. Yvonne y déve­loppe en effet les pré­ceptes du fameux péda­gogue belge Ovide Decroly. « C’était un lieu pion­nier, rap­pelle Michel Leclerc. Toutes les pra­tiques artis­tiques y étaient encou­ra­gées. » Chloé Maurel ren­ché­rit : « Les enfants sont invi­tés à déve­lop­per leur curio­si­té, leur liber­té, à prendre la parole devant les autres, à affû­ter leur esprit critique. » 

Après guerre, Yvonne et Roger pour­suivent leur œuvre. Et la tâche est loin d’être évi­dente : des articles posi­tifs étant parus sur l’école dans la presse vichyste, les voi­là taxé·es de col­la­bos. Cela n’arrête pas les Hagnauer qui s’appuient sur des mécènes amé­ri­cains ou cana­diens pour pour­suivre leur mis­sion. La mai­son d’enfants de Sèvres prend en charge les gamin·es en dif­fi­cul­té sociale et garde ceux et celles dont les parents sont morts en dépor­ta­tion, à l’instar de Juliette, la mère de Michel Leclerc : « J’ai retrou­vé des lettres de Goéland, se bat­tant pour que ces enfants res­tent à Sèvres. » À ces petit·es malmené·es par la vie, Roger et Yvonne offrent une édu­ca­tion hors norme. Les élèves cor­res­pondent avec l’explorateur Paul-​Émile Victor au cours de ses expé­di­tions, le vol­ca­no­logue Haroun Tazieff vient don­ner des confé­rences… « Pour étu­dier l’air, Roger Hagnauer orga­nise même un bap­tême en del­ta­plane ! » rap­porte Chloé Maurel. Qui voit un léger revers à cette médaille : « Sèvres était un vase clos, un cocon. Pour cer­tains, cela a pu être dif­fi­cile d’entrer dans la vie d’adulte. » Pour Julia Billet, ce point de vue est à tem­pé­rer : « Ce n’était pas tant un cocon que ça ! Il faut se rap­pe­ler que c’étaient des gamins qui ne voyaient pas leurs parents ou qui étaient orphe­lins. Je crois que Sèvres a per­mis à beau­coup d’entre eux de se lan­cer dans la vie. » 

Dans les années 1950, l’école démé­nage à Meudon, au châ­teau de Bussières. Yvonne prend sa retraite en 1970 et, quatre ans plus tard, elle est recon­nue « Juste par­mi les nations ». Elle meurt en 1985, Roger l’année sui­vante. En 2019, le châ­teau de Bussières devient la Villa Beausoleil, une rési­dence de luxe pour seniors. Des enfants désarmé·es aux per­sonnes âgées bien nan­ties, voi­là qui aurait sans doute fait pes­ter – une fois de plus – les Hagnauer…

1. Pingouin & Goéland et leurs 500 petits, de Michel Leclerc. Sortie pré­vue le 10 mars.

2. « Yvonne Hagnauer et la Maison d’enfants de Sèvres », de Chloé Maurel. Article paru dans La Revue d’histoire de l’enfance « irré­gu­lière », 2008.

3. La Guerre de Catherine et Au nom de Catherine, de Julia Billet. Éd. L’école des Loisirs, 2012 et 2020.

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