Hélène Lambert, l'inconnue de Ouistreham

À l’affiche de Ouistreham, l’adaptation par Emmanuel Carrère du célèbre livre-enquête de Florence Aubenas, il y a Juliette Binoche. Mais aussi – et peut-être surtout –, grâce au hasard d’un casting sauvage, Hélène Lambert. C’est peu dire qu’à 34 ans, cette mère de quatre enfants, elle-même ex-agente d’entretien et qui a écumé les boîtes d’intérim, crève l’écran.

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Hélène Lambert à Ouistreham.
© Charity Thomas/Hans Lucas pour Causette

« Moi, si tu me proposes un truc que je connais pas, je vais aller au bout de la connerie, c’est sûr ! » lance-t-elle, emmitouflée dans sa parka, en tirant sur sa clope. Voilà comment Hélène Lambert résume l’incroyable aventure qu’elle a vécue ces trois dernières années. Le ciel a beau être d’un bleu limpide, le fond de l’air est frais sur cette terrasse d’un café du centre commercial Les Rives de l’Orne, à Caen (Calvados). Mais ce n’est pas cela qui la refroidira de rester dehors pour fumer. « C’est mon antidépresseur. »

Pour nous rencontrer, elle a pris le tram à Hérouville-Saint-Clair, où elle vit avec son compagnon et toute sa smala. Trois garçons et une fille. Son aîné a 13 ans, la cadette 5 ans. Ses petit·es, c’est toute sa vie – elle a leurs prénoms tatoués sur le corps – et c’est quasiment la première chose dont elle parle. Avec une immense fierté. « Moi, je me suis toujours dit : “Faut que j’aie mes enfants avant 30 ans.” Je voulais grandir en même temps qu’eux. Quand je vais au collège de mon fils, on me demande qui je suis, ça me fait rire. » Son air juvénile est trompeur. Hélène a déjà vécu mille vies. 

Tout débute à Tours (Indre-et-Loire), où elle est née. Une mère au Trésor public, un père « dans le social ». « Officiellement », elle a trois frères et deux sœurs. Comprenez ce que vous pourrez, Hélène ne s’étendra pas sur son enfance. « On va dire que c’était pas le kif », résume-t-elle. Quoi qu’il en soit, à 14 ans, elle débarque avec sa mère à Caen. Troisième pro à Hérouville. « J’ai toujours détesté l’école. C’était pas pour moi. En plus, je suis dyslexique », explique-t-elle. Elle enchaîne avec un CAP cuisine à Dives-sur-Mer (Calvados), sur la côte normande. « Ça, c’était pour moi ! J’adore faire la bouffe, c’est le partage. Et j’adore manger. Comme mon fils Léo d’ailleurs. Ah oui, mon Léo, c’est un goulu. » À la sortie de sa formation, elle bosse au McDo pendant quatre ans. « Quand on est tout jeune, ça fait un peu de sous, on sort avec les potes. C’est toujours ça de pris. »

Elle travaille ensuite pendant sept ans dans un centre d’appels : « On bossait pour Canal+, Numericable, Groupama, SFR. Au début, c’est bien, ensuite t’oublies d’être humain. Forcer à la vente… Pourquoi il faudrait forcer qui que ce soit à quoi que ce soit ? s’indigne-t-elle. Et puis c’est beaucoup de pression. T’as le sentiment d’être essoré. On est chronométré pour aller pisser. » Ah oui, on a oublié de vous dire : Hélène n’est pas du genre à mâcher ses mots. Pas de fioritures par ici. « Moi, je garde tout pour moi. Mes faiblesses, mes tristesses. Tant que les autres sont heureux autour de moi, ça me va. Parfois, ça craque, mais tant que c’est derrière la porte, personne n’est au courant. Mais c’est clair que quand quelque chose me plaît pas, tu le sais ! » plaisante-t-elle. 

Solide carapace

C’est précisément ce petit côté hostile qui a séduit Elsa Pharaon, la directrice de casting du film : « Elle était beaucoup plus insolente que les autres », se souvient-elle. Puis Emmanuel Carrère : « J’ai visionné une cinquantaine de vidéos de castings. Elle m’a tout de suite tapé dans l’œil. Il y avait une sauvagerie en elle. Une vraie puissance émane d’elle. Ensuite, quand je l’ai rencontrée, elle était très méfiante, rétive, ce qui est légitime. Je me suis dit : “Elle est super, mais elle est sans doute capable de nous claquer entre les doigts pendant le tournage si quelque chose lui déplaît.” Il s’est avéré que pas du tout, car elle était hyper attachée au projet. Bon, elle m’a quand même envoyé chier deux-trois fois », se marre l’écrivain et réalisateur. Voilà, Hélène, c’est ça. Une énorme carapace autour d’un cœur fondant. Elle en convient. « Tout ce que je ne dis pas, je l’écris sur mon corps. » Vingt tatouages au compteur. « Un diablotin avec une couche. Des ailes d’ange. Des roses rouges et une noire qui a fané. Un diamant, car les femmes sont des diamants bruts. Un soleil, car mes enfants sont le soleil de ma vie. Un attrape-rêves... Et bientôt une fleur de lotus, car elle symbolise la force. » Il faut dire qu’elle en a. « Je n’ai pas le choix », abrège-t-elle. 

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Hélène Lambert
© Charity Thomas/Hans Lucas pour Causette

Le sport est son autre façon de dealer avec ses émotions. « Trois fois par semaine ! J’adore manger, et des trucs un peu riches. Mais je refuse de me laisser aller. Tout s’entretient dans la vie. » Elle marche beaucoup aussi, par goût et par nécessité. Elle n’a pas son permis : « C’est le code qui ne veut pas de moi ! » Souvent, elle a parcouru des kilomètres à pied pour aller bosser, ce qui a d’ailleurs inspiré à Emmanuel Carrère une très belle scène du film. 

Après avoir quitté le centre d’appels, en 2014, Hélène prend trois ans de congé parental. Elle a déjà trois enfants à l’époque et « ne les a pas faits pour ne pas les voir grandir ». Elle finit par devoir reprendre le boulot et écume les agences d’intérim. Elle a travaillé dans une usine de bonbons à Houlgate (Calvados), en cuisine pour des collectivités, en pharmacie pour préparer les commandes, a été vendeuse en porte-à-porte pour France Loisirs « où si tu vends pas, t’as pas de thunes », et, jusqu’au tournage, agente d’entretien dans les écoles. 

Comme la journaliste Florence Aubenas dans son livre-enquête, Le Quai de Ouistreham1, pour lequel elle s’était fait embaucher comme femme de ménage sur les ferrys, Hélène dépeint sans mal les conditions de travail indignes de ce métier. « On travaille pour que dalle, avec des horaires décalés et découpés. Je ne comprends pas pourquoi il faut absolument qu’on vienne avant ou après que les gens soient au boulot. Dans l’entreprise de Patricia, qui joue aussi dans le film, ils ont créé une charte. Désormais, elle bosse de 6 heures à 14 heures tous les jours, donc en partie en même temps que les employés. Fini les samedis et les jours fériés [travaillés]. Comme quoi, c’est possible, ajoute Hélène. Y a pas de honte à nous voir tra­vailler ! C’est grâce à nous que vos bureaux sont propres. » C’est l’une des raisons qui ont mené Hélène à enfiler son gilet jaune, ­quelquefois, sur les ronds-points de Caen.

L’intérim aura eu néanmoins une vertu : c’est ainsi qu’Elsa Pharaon, alors en repérage dans les agences du coin, l’a découverte. À l’exception de Juliette Binoche, tous et toutes les acteur·rices du film – Léa Carne, Émily Madeleine, Patricia Prieur, Évelyne Porée, Didier Pupin… – sont des non-professionnel·les. « Ce jour-là, je passais en coup de vent pour rendre ma feuille d’heures. Fin de journée, j’avais la gueule en vrac, se souvient Hélène. Elsa faisait passer des tests avec sa petite caméra. Elle me l’a proposé… Quelque temps après, ils m’ont rappelée. On s’est revus plusieurs fois. Puis j’ai dit : “Si c’est une cause à défendre, alors OK.” » Elle connaissait Aubenas plutôt en tant qu’otage2 que pour ses livres ou ses articles. Carrère, « de nom ».

“Des mots qui claquent”

En novembre 2018, les ateliers théâtre ont commencé pour les comédien·nes en herbe. Tous les quinze jours, le samedi, jusqu’en janvier 2019. « On a été super bien coachés, franchement, assure Hélène. Bon, après, Emmanuel a voulu nous faire faire du yoga. Genre “sentez vos racines” et tout ça. J’étais pétée de rire : “Moi, la pile électrique, tu veux me faire ‘prendre mes racines’ !” », raconte-t-elle, hilare. Avant d’ajouter : « Il est dans sa bulle, mais c’est pas le dernier à rigoler. » Pendant le tournage, elle l’a trouvé strict, mais hyper bienveillant. Emmanuel Carrère confirme : « On s’est beaucoup marrés. Hélène a un vrai humour dans la vie. Un grand talent verbal. Des mots justes, qui claquent. Bon, par contre, elle me voit vraiment comme un arrière-grand-père », moque-t-il avec autodérision. « C’était devenu la blague. On lui a même offert des charentaises à Noël », se souvient Hélène.

Restait ensuite à rencontrer Juliette Binoche. La star. Au départ, Hélène Lambert le redoutait un peu : « Je me disais : “Si elle voit que son nombril, ça va être tendu.” Ça passe ou ça casse… Mais franchement, c’est une des plus belles rencontres de ma vie. Elle m’a appris à être sûre de moi. C’est un amour de femme. Même si elle mange que des trucs bio et des graines de poule », rajoute Hélène, toujours une vanne sous le coude pour désamorcer l’émotion. « On est restées très liées depuis. » 

Émotion à Cannes

Ce qu’elle a aimé, c’est que Carrère, comme Binoche, les ont pris·es, elle et les autres acteur·rices, « comme on est ». Certains dialogues notamment étaient écrits « façon écrivain. On a dit à Emmanuel : “On ne peut pas parler comme ça !” Et il nous a laissés faire plein de scènes en impro ». Résultat, à l’écran, la naissance d’une actrice : Hélène Lambert. Modeste, elle n’osera jamais dire qu’elle s’est trouvée bonne. « Oh, j’ai vu tous mes défauts. Ma mèche, mon bouton. » 

À Cannes, cet été, où le film a fait l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs, monter les marches ne lui a fait ni chaud ni froid. Par contre, quand, à la fin de la projection, les gens ont applaudi pendant vingt minutes, elle a eu des frissons. « Avec les autres, on passait du fou rire aux larmes. » Même émotion lors de l’avant-première, à Caen, en octobre. « Ma sœur était là et à la fin du film, elle m’a dit : “Mais c’est toi, en fait !” » Voilà. C’est elle. Et c’est ça qui est beau. 

Depuis la fin du tournage, Hélène est retournée à sa vie. À cause de gros problèmes de santé, elle a dû arrêter le ménage dans les écoles. Grâce au film, elle a le statut d’intermittente jusqu’à fin décembre. Elle bosse de temps à autre dans la boulangerie de son frère, à Saint-Hilaire-du-Harcouët (Manche). Côté fabrication, bien sûr ! Et le cinéma ? « Juliette m’a dit : “Le film va t’ouvrir des portes.” Mais faut voir ­lesquelles ! Si c’est pour faire Les Feux de l’amour, merci. » Et de conclure : « Si je rejoue, ce sera pour une bonne cause. » À bon entendeur…

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Ouistreham, d’Emmanuel Carrère. Sortie le 12 janvier 2022.

  1. Le Quai de Ouistreham, de Florence Aubenas. Éd. de L’Olivier, 2010.[]
  2. Florence Aubenas a été retenue en otage en Irak pendant cinq mois, en 2005.[]
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