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La « mer des déchets » avant le début des travaux. © N.DUPREY/CD78

Yvelines : vider « l’océan des déchets » à la petite cuillère

Le démantèlement a démarré en janvier et, déjà, le lieu semble méconnaissable. Causette est allée faire un tour sur ce qui était considéré jusqu’ici comme « la plus grande décharge sauvage de France » : « la mer des déchets ». À terme, ses quarante hectares seront transformés en forêt. Reportage.

En cette chaude journée d’août, Alban Bernard se tient devant de jeunes arbres plantés il y a peu à la place de ce qui était, quelques mois avant, un terrain vague. Il décrit à Causette les lieux antérieurement : « C’était en 2017. Je promenais mon chien à cet endroit même, en écoutant de la musique. Soudain, j’ai levé la tête et me suis retrouvé face à un océan de déchets à perte de vue, dont je ne voyais pas le bout. J’ai trouvé ça horrible alors que, quelques mois auparavant encore, le dépôt d’immondices était contenu. Je ne pensais pas qu’on puisse laisser notre terre, notre maison à tous, dans un état pareil. » Écœuré, ce chargé d’affaires d’une entreprise du BTP crée dans la foulée un collectif, qui deviendra par la suite l’association Stop décharges sauvages. Son but premier ? Faire nettoyer « la plus grande décharge sauvage de France », qui se situe dans les Yvelines, à 30 kilomètres de Paris. « La mer des déchets » ou plutôt « l’océan des déchets », d’après les Yvelinois, désignait les milliers de déchets sauvages éparpillés sur une surface de plus de 40 hectares, s’étendant sur trois communes : Carrières-sous-Poissy, Triel-sur-Seine et Chanteloup-les-Vignes.

Quand Causette s’y rend mi-août, « la mer des déchets » a perdu de sa superbe et peut-être même son statut de plus grande décharge de France. On a du mal à se rendre compte de l’étendue de cette déchetterie à ciel ouvert, maintenant que le site est en travaux. Depuis janvier 2020, le département des Yvelines a entamé un important travail d’assainissement, avant de pouvoir réhabiliter les lieux. À la place des amas de déchets, c’est donc un chantier qu’on découvre, avec un défilé d’engins de BTP et leur cacophonie incessante qui donne l’impression de circuler sur autoroute fenêtres ouvertes. On s’entend à peine, mais Anne-Claire Detavernier, la chef de chantier, glisse : « Les ouvriers portent des bouchons d’oreille, des lunettes, masques et gants. C’est indispensable. » Au bruit s’ajoute une poussière digne des vents sahéliens.

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Sur le chantier. © Chantal Baoutelman

« Je suis ému de voir que les actions qu’on a menées depuis 2017 donnent ce résultat », se réjouit Alban Bernard. Il faut dire que Stop décharges sauvages a joué sa part pour faire bouger les choses. Grâce à sa vidéo publiée sur les réseaux sociaux en 2017, les médias se sont intéressés à cette calamité écologique et les différents acteurs publics ont fini par s’accorder sur le financement du démantèlement. « Vous voyez ces fossés par terre, reprend Alban Bernard. Ils étaient pleins de déchets, qui devaient mesurer 70 cm de haut. » Carriérois depuis quinze ans, il a eu le temps de constater la dégradation du site. Même constat du côté de Claire Marlaud, responsable du projet au département des Yvelines.

« Il y a 50 ans, le site était une plaine maraîchère, qui servait de jardins collectifs pour les ouvriers, raconte la jeune femme. Puis, il y a eu l’épandage d’eaux usées de Paris qui a rendu la terre inutilisable, car très polluée. La nature ayant horreur du vide, il y a vingt ou vingt-cinq ans, certaines personnes ont commencé à y déposer des déchets sauvages. De dépôts individuels, on est carrément passé au dépôt mafieux de déchets, issus d’un trafic illégal. » Le phénomène s’est accéléré entre 2016 et 2017, si rapidement que selon nos interlocuteurs, « la mer des déchets » s’est constituée en quelques mois, « par des déversements allant jusqu’à dix camions par jour ».

Deux femmes aux commandes

« Cette situation perdurait depuis trop longtemps. Il fallait rendre la plaine aux Yvelinois et en particulier aux habitants de Carrières-sous-Poissy. L’objectif était donc d’agir vite », selon Claire Marlaud. Car longtemps, le site a été le symbole de l’impuissance politique locale. La première phase de nettoyage a débuté en janvier et s’achèvera à la fin du mois. Il a fallu délimiter un périmètre de 3,7 hectares, qui a été clôturé et qui reste surveillé 24 h sur 24 h par une entreprise de gardiennage pour empêcher de nouveaux dépôts. Quant au traitement des déchets, il a été confié à une entreprise spécialisée dans les travaux publics et l’environnement.

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Anne-Claire Detavernier (à droite), cheffe du chantier, et Claire Marlaud, chargée du projet au département des Yvelines, devant le tapis de tri. © Chantal Baoutelman

Si Ghislaine Senée, conseillère régionale Europe Écologie-Les Verts (EELV) d’Île de France et élue dans les Yvelines, est satisfaite que le démantèlement soit en cours, elle regrette le choix du département sur sa prise en charge. « En confiant cette tâche à une entreprise privée, on ne va pas aussi loin qu’on aurait pu au niveau du tri et du recyclage. Pourtant, il existait des centres de tri gérés par nos syndicats intercommunaux près de la décharge. Le souci, c’est qu’une entreprise ne valorise que ce qui est le plus simple et le plus rentable. »

« L’innovation a été d’installer un tapis de tri in situ »

Claire Marlaud

200 à 400 tonnes de déchets sont traités par jour par les ouvriers. Claire Marlaud, elle, vante les mérites de l’opération : « L’innovation a été d’installer un tapis de tri in situ, c’est-à-dire les déchets ramassés passent sur le banc de tri où quatre personnes trient, chacune sa matière. Par ailleurs, nous adoptons une méthode vertueuse qui revalorise le maximum des déchets collectés. »

Ainsi, le bois est envoyé dans une plateforme de valorisation énergétique pour servir au chauffage urbain. Les pneus seront broyés et réutilisés pour créer des sols souples. Le plâtre, recyclé. En tout, 65 % des déchets de la plaine ont été traités, malgré la suspension des travaux durant le confinement.

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La plateforme de tri. © Chantal Baoutelman
L’amiante ou la (mauvaise) surprise du Kinder

Le chantier n’est pas un long fleuve tranquille. Derrière le cimetière de déchets se cachait un loup : 900 tonnes d’amiante, un matériau d’isolation cancérogène si inhalé. Les ouvriers rient jaune et parlent de « Kinder surprise ». Sauf que là, la surprise laisse un goût plus amer que la friandise pour enfants. « Compte tenu de la proportion élevée d’entreprises de BTP qui déversaient leurs déchets sur la plaine, on s’en doutait. Mais on ne s’attendait pas à autant d’amiante. C’est ce qui nous a marqués le plus », confie Claire Marlaud. En effet, environ 75 % des déchets proviennent des BTP, les autres sont issus de l’automobile (pneu, carrosserie, pare-chocs), de l’électroménager et des ordures ménagères.

Là aussi, la gestion de l’amiante s’est voulue exemplaire. Dans une partie du chantier, interdit au public, intervient un diagnostiqueur qui isole les tas infestés. Puis l’équipe de désamianteurs, cachée sous un équipement de protection, met les déchets concernés dans une espèce de fût. Ils l’encapsulent et ces encapsulages partent pour être enfouis « de manière légale » dans des endroits spécifiques. Enfin, les désamianteurs vérifient par trois fois qu’il n’y a aucune trace d’amiante dans les déchets censés être « propres » avant de les mettre dans le crible et le tapis de tri. « C’est vraiment une méthode infaillible, pour éviter justement tout risque de contact avec les ouvriers », assure Claire Marlaud.

« Des entreprises ont été rétribuées pour ramasser les déchets et les ont balancés dans ce dépôt sauvage. C’est à elles de payer »

Alban Bernard, président de l’association Stop décharges sauvages

Autant dire que la gestion de l’amiante, plus le projet initialement déjà ambitieux, a un coût exorbitant : 1,5 million d’euros pour les 3,7 hectares de cette première phase. L’opération est financée par le département à 100 %. Un financement public – et donc, au final, par le contribuable –, ce qui ulcère Alban Bernard, le président de l’association Stop décharges sauvages : « Des entreprises ont été rétribuées pour ramasser les déchets et les ont balancés dans ce dépôt sauvage. C’est à elles de payer. »

Une enquête policière est en cours pour identifier les responsables des dépôts sauvages de cette plaine. Ghislaine Senée pointe les difficultés pour obtenir justice : « En tant qu’élue souvent confrontée aux décharges sauvages, je peux vous dire que même si on retrouve les cordonnées et que l’on porte plainte, il ne se passera rien si on n’a pas la photo qui montre la personne en train de décharger. Aujourd’hui, s’il n’y a pas de flagrant délit constaté, le procureur ne suit jamais. » Quant à un hypothétique procès, Alban Bernard, lui, prône rien moins que « le retour à l’envoyeur », autrement dit renvoyer les dépôts sauvages aux pollueurs, et une amende plus forte que les 1 500 euros prévus dans la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire.

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Alban Bernard, président de Stop décharges sauvages à droite, en compagnie d'un ouvrier. Derrière eux, se trouvent les arbres plantés à la place des déchets. © Chantal Baoutelman
Que deviendra le lieu ?

La deuxième phase du projet de nettoyage commencera dès septembre pour se terminer à la fin 2020. Le nouvel objectif : traiter entre 75 et 80 % de déchets. Et après, place à la réhabilitation. Dans les cartons, un projet de forêt agrémenté d’une filière d’écoconstruction, c’est-à-dire d’exploitation du bois. Pour Ghislaine Senée, ce n’est pas la meilleure décision : « Il faut entre cinquante et cent ans pour qu’une forêt s’installe. Sauf si on plante du châtaignier, mais j’ose espérer que ce sera plus représentatif de la biodiversité locale. Ce qui me dérange aussi, c’est qu’il s’agit donc de rendre l’espace rentable. J’aurais préféré que l’on laisse la nature reprendre ses droits, que les riverains puissent aussi s’approprier l’endroit en accueillant des lieux de passage culturels ponctuels, par exemple. »

En attendant cette étape, l’autre question qui taraude Claire Marlaud et Alban Bernard est la suivante : comment empêcher que la situation ne se reproduise ? Sachant qu’il y a déjà eu de nouveaux dépôts il y a quinze jours, dans l’espace non clôturé et non surveillé de la mer des déchets. Chaque jour, Claire Marlaud constate de nouvelles tentatives. Dès septembre, ce sont sept hectares qui seront gardiennés jusqu’à réaménagement complet.

Et si cela ne suffit pas, Alban Bernard et son association s’engagent à travailler avec le département pour protéger les lieux. Le président de Stop décharges sauvages peut compter sur cinquante personnes mobilisées, partout en Île-de-France, autour d’une même cause : sensibiliser aux décharges sauvages et à l’environnement. « C’est une problématique générale et un sujet d’actualité au même titre que la pollution des océans. Et nous connaissons tous la cause : avec la mondialisation, nous produisons plus de déchets que ce que nous consommons. Mais a-t-on vraiment besoin de changer de télévision tous les cinq ans ? Du dernier iPhone ? La machine à laver de ma grand-mère a duré vingt ans ! Quelle machine aujourd’hui peut se vanter d’une telle longévité, compte tenu de l’obsolescence programmée des produits ? » plaide-t-il, révolté. Il a lancé, en mars, une appli du même nom que son association, afin d’inciter le public à signaler les dépôts sauvages. L’appli enregistre déjà plus de trois cents signalements, dont la moitié en Île-de-France. La finalité est d’alerter les pouvoirs publics et de trouver avec ceux-ci les solutions pour les ramasser au plus vite. Car, Alban Bernard l’assure, en contemplant, entre amertume et espoir le chantier : « On l’a vécu ici, le déchet appelle le déchet. »

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