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Science : deux petits pois­sons s’aimaient d’amour tendre

Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. Les poissons ont un petit cœur qui bat. C’est ce qu’a voulu montrer Chloé Laubu1, qui a soutenu sa thèse en biologie des populations et écologie, en 2018, en interrogeant la place des émotions et de la personnalité dans la prise de décision chez les cichlidés zébrés, une espèce de poissons monogames.

109 Chloe Laubu 1 © Gregoire Gicquel pour Causette
© Grégoire Gicquel pour Causette

Causette : Pourquoi vous êtes-vous penchée sur cette petite espèce à rayures noir et blanc, le cichlidé zébré ?
Chloé Laubu : J’ai étudié les cichlidés zébrés, car ce sont des poissons monogames, c’est-à-dire qu’ils forment des couples stables pour élever leurs petits ensemble. C’est rare dans le règne animal. J’avais envie de m’intéresser à ce phénomène chez une espèce qui n’a rien à voir avec la nôtre pour donner des pistes de compréhension et en savoir plus sur le rôle des émotions chez ce poisson dans leur succès pour se reproduire et survivre. 

Comment définir l’émotion d’un poisson et l’étudier ?
C. L. : J’ai voulu interroger la composante cognitive, c’est-à-dire le biais de jugement – optimiste ou pessimiste – pour savoir comment le poisson réagissait à une situation donnée. À un moment, je me suis dit qu’on pouvait étudier son attachement émotionnel et voir s’il était positif ou négatif selon qu’il était avec ou sans son partenaire.

Cela ne donne pas la clé pour véritablement la mesurer. Quelle a été la solution ?
C. L. : J’ai découvert les travaux d’Alain Boissy 2 sur le bien-être des animaux d’élevage. Pour le calculer, il a réalisé ce qu’on appelle un test d’ambiguïté. L’idée est d’abord d’observer la réponse des bêtes à des situations négatives et positives, puis à une situation ambiguë. C’est un peu le verre à moitié rempli : le voit-on à moitié plein ou à moitié vide ? Selon la réponse, on peut mesurer l’optimisme ou le pessimisme. 
Quand j’ai découvert le test, je me suis demandé comment le transposer aux poissons. Nous avons eu la chance de pouvoir observer les cichlidés dans leur milieu naturel, en Amérique centrale. Il se trouve que c’est un poisson qui gratte souvent le sol, car les couples creusent dans le sable pour faire leur nid. J’ai alors pensé qu’on pouvait essayer de leur apprendre à ouvrir des boîtes en poussant avec leur bouche, comme ils le font pour former leur nid.

Est-ce qu’ils y sont parvenus ? En quoi consistait cette expérience ?
C. L. : On disposait, par exemple, du côté gauche une boîte noire contenant un ver de vase – une vraie friandise pour les cichlidés. Très rapidement ils ont appris à ouvrir le contenant et à déguster la friandise. On a ensuite réalisé une combinaison opposée : une boîte blanche du côté droit et vide. Assez vite, les poissons s’en désintéressaient complètement. Ils étaient face à une situation toujours positive ou toujours négative. Puis on a apporté une boîte ambiguë : placée au milieu, avec un couvercle gris. S’il l’ouvrait, on considérait que le poisson était optimiste, s’il ne l’ouvrait pas, qu’il était pessimiste. 

Comment en êtes-vous arrivée à mesurer l’état émotionnel des cichlidés ?
C. L. : Dans un premier temps, nous avons effectué le test chez nos femelles. On plaçait une femelle dans un aquarium et deux mâles derrière des grillages à mailles très fines de chaque côté. Cette femelle en choisis­sait un pour partenaire. Pour voir lequel était l’élu, on observait le temps qu’elle passait collée au grillage du mâle préféré, le nombre de parades, la ponte des œufs (qui se fait à distance chez ces poissons). On a reproduit ce test avec toutes les femelles. Puis, pour une moitié de celles-ci, on a retiré de l’aquarium les mâles qu’elles s’étaient choisis, et pour l’autre, on a enlevé les non-élus. À ce moment-là, on a remesuré l’état émotionnel de chacun des groupes. Si on gardait le mâle choisi auprès d’elles, il était le même qu’au départ. Mais si on enlevait le partenaire préféré, les cichlidés devenaient très pessimistes. Certaines n’ouvraient plus du tout la boîte d’ambiguïté. Pour ces femelles pessimistes, on a observé les prémices d’un attachement émotionnel, ce qui signifie que, séparées de l’être préféré, elles percevaient le monde de manière négative. Elles se sont mises à broyer du noir ! Et le résultat s’est confirmé chez les mâles.

Mais alors, peut-on parler de chagrin d’amour ? 
C. L. : Pour le moment, non, mais simplement d’attachement émotionnel. Après, je pose la question : pourquoi l’amour serait le propre de l’homme ? J’aimerais étudier l’existence ou non du sentiment amoureux chez ce ­poisson, mais pour ça, il faut déjà définir des critères objectifs de ce qu’est l’amour. 

Quelle est l’utilité de cette découverte ? 
C. L. : Tout d’abord, montrer que ces poissons ressentent des émotions permettait de faire prendre conscience que ce sont des êtres sensibles. Cet émerveillement, que l’on retrouve en éthologie en observant des animaux, est selon moi le meilleur moyen d’alerter sur la protection de la biodiversité. 
On a aussi tendance à penser, en tant qu’humain, que les émotions sont une entrave au jugement rationnel. Le neuroscientifique Antonio Damasio a pourtant montré, dans ses travaux, qu’elles permettaient de faire des choix efficaces, qu’il y avait des liens forts entre le cœur et la raison. Et c’est ce qu’on observe chez les cichlidés, qui obéissent à leurs émotions pour trouver le bon partenaire, former un couple stable et reproducteur. Dans ma thèse, je pose la question : est-ce que, chez les cichlidés zébrés, il existerait une forme d’amour primitif ? Pour moi en tout cas, ça a du sens d’en parler ainsi. 

1. Chloé Laubu a soutenu sa thèse à l’université de Bourgogne, à Dijon (Côte-d’Or).
2. Alain Boissy est directeur de recherche à l’Inra et directeur du Centre national de référence pour le bien-être animal.

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