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Dans Algues vertes, l’histoire interdite (adapté de la BD du même nom), en salles le 12 juillet, Céline Sallette endosse le rôle de la journaliste Inès Léraud © MÉLANIE BODOLEC - 2023 – 2.4.7. FILMS – HAUT ET COURT DISTRIBUTION FRANCE 3 CINÉMA – PANACHE PRODUCTIONS – LA CIE CINÉMATOGRAPHIQE

Menacé·es pour s'être inté­res­sé de trop près aux dérives de l'agriculture intensive

L’une a trouvé sa voiture sabotée, un autre reçoit des menaces de mort, quand certaines craignent d’être surveillées ou agressées… En France, les journalistes qui s’intéressent d’un peu trop près aux dérives de l’agriculture intensive ou aux scandales environnementaux subissent pressions et intimidations croissantes.

Ce vendredi 24 mars, dans la petite commune de Glomel (Côtes-d’Armor), Morgan Large prend le volant de sa voiture, quand elle est alertée par un bruit inquiétant. Le garagiste n’a pas à chercher bien loin : l’une de ses roues a été déboulonnée. Encore. Deux ans plus tôt, cette journaliste de Radio Kreiz Breizh avait été victime du même sabotage. Le point d’orgue d’une campagne d’intimidation lancée quelques mois auparavant, au cours de laquelle elle avait eu droit à des appels nocturnes, retrouvé son chien empoisonné, trouvé les portes des locaux de sa radio forcées... Manifestement, ses enquêtes sur le système agro-industriel breton et ses fermes usines gigantesques dérangent. Surtout depuis qu’elle a témoigné dans le documentaire Bretagne : une terre sacrifiée, diffusé sur France 5 en novembre 2020.

« Mon travail était jusqu’alors resté assez confidentiel. Je pense que la visibilité donnée par cette diffusion télé, suivie par un million de téléspectateurs, a été insupportable pour certaines personnes, dont elle gêne les intérêts », analyse-t-elle rétrospectivement. En dévoilant les conséquences de l’agrobusiness en Bretagne, première région agroalimentaire en Europe, cette fille du cru s’attendait certes à se faire « interpeller », voire « engueuler » à l’occasion. Mais voir sa vie menacée, non. « Quand j’ai appelé Reporters sans frontières après avoir trouvé l’une de mes roues déboulonnée, ils m’ont dit : "Ça, on ne le voit que dans les Balkans, pas en France" », résume-t-elle, encore sous le choc de ce deuxième sabotage.

« Même si les accusations sont infondées, la procédure-bâillon fait partie des méthodes qui peuvent dissuader les journalistes de travailler sur ces sujets »

Pauline Ades-Mevel, porte-parole de Reporters sans frontières

Écrire sur la nature, ce n’est pas, a priori, être reporter de guerre. Et pourtant : alors que ces sujets intéressaient peu le public et les médias il y a quelques années encore, les enjeux autour du climat ont enflammé le débat. « J’ai été surpris par l’augmentation de la sensibilité aux questions environnementales ; avant, c’était "secondaire". Or ce sont des sujets qui racontent des intérêts économiques, politiques et géopolitiques », constate Martin Boudot, spécialisé depuis dix ans dans les sujets environnementaux, aujourd’hui à la tête des émissions Vert de rage et Planet Killers. Dans le même temps, la situation de celles et ceux qui s’intéressent à ces sujets s’est dégradée. « Les journalistes qui couvrent les actions de militants écologistes et les questions agricoles sont de plus en plus souvent sous pression. On a beaucoup plus de remontées ces cinq dernières années qu’auparavant. Mais ce n’est que le petit bout de la lorgnette. À l’échelle internationale, les pressions prennent des proportions extrêmement graves : au moins vingt-cinq journalistes ont été tués, dans le monde, ces douze dernières années », observe Pauline
Ades-Mevel, porte-parole de Reporters sans frontières (RSF).

"On peut devenir fou"

« En 2019, quand je subissais des intimidations, je me disais que ce serait inimaginable pour une journaliste qui défend l’environnement de subir un sabotage. Quatre ans après, je suis stupéfaite par le tournant pris », s’inquiète la journaliste Inès Léraud, qui reste, elle aussi, sur ses gardes. « J’ai eu de très forts soupçons de surveillance. Aujourd’hui, je ne donne plus du tout mon adresse », explique-telle au téléphone, en numéro masqué. En 2015, elle s’est installée dans les Côtes-d’Armor et a mené, pendant trois ans, une série d’investigations sur les dessous de l’agro-industrie bretonne. C’est à elle que l’on doit notamment la BD-enquête Algues vertes, l’histoire interdite (2019), dans laquelle elle fait la lumière sur cette pollution mortelle générée par l’agriculture intensive. Ou cette enquête sur les pratiques illégales du groupe agroalimentaire breton Chéritel, publiée en 2019 sur le site Bastamag. Sans oublier son Journal breton diffusé de 2016 à 2022 sur France Culture. De quoi faire d’elle une cible. « Au départ, il y a eu des diffusions mensongères de messages sur les réseaux sociaux, de la part de groupes agroalimentaires et de sociétés de communication, disant que mon travail était un tissu de mensonges. Que j’étais folle. Que je m’acharnais contre les agriculteurs. Ma photo était parfois diffusée. Ce sont des comptes avec plusieurs dizaines de millier d’abonnés, donc ça peut être intimidant. J’ai commencé à répondre à chaque message en disant : “Avez-vous lu mon travail ?” C’est sisyphéen, on peut devenir fou, y passer des nuits et des jours… », confie la journaliste. « Sa page Wikipédia avait été modifiée : quelqu’un avait indiqué qu’elle était morte. Ça va très loin », appuie la porte-parole de RSF.

Procédures-bâillons

Un climat délétère renforcé par l’ancrage local d’Inès Léraud. À tel point qu’en 2018, elle part s’installer à l’autre bout de la France. « Ça devenait invivable. Certains de mes témoins étaient menacés de mort, d’autres ont perdu leurs subventions. Des appels à France Culture demandaient l’arrêt de mon travail… », se souvient la journaliste, revenue depuis vivre en Bretagne. Outre ces coups de pression, elle se retrouve visée, en 2019, par deux plaintes en diffamation : l’une déposée par le président d’un institut privé de conseil en environnement (et pourfendeur de « l’écologisme ») à la suite de son livre sur les algues vertes, l’autre par le patron du groupe Chéritel. En 2020, les deux retireront leur plainte, à quelques jours de leurs procès respectifs. Typique des procédures-bâillons. « Même si les accusations sont totalement infondées, ça coûte de l’argent à la personne visée, ça prend de l’énergie, du temps, c’est déstabilisant. Ça fait partie des méthodes qui peuvent dissuader les journalistes de travailler sur ces questions », résume Pauline Ades-Mevel. « En France, on ne meurt pas d’être journaliste. Mais on nous met des bâtons dans les roues », confirme Martin Boudot. En guise de « bâtons », il évoque des « pressions économiques ou juridiques », « des tentatives de censure ou d’obstruction » de la part d’entreprises mais aussi de certaines sphères de l’État. « En enquêtant sur la pollution du pétrole, on a eu plus de facilité à entrer dans des champs pétrolifères en Irak qu’à la raffinerie de Gonfreville-l’Orcher [Seine-Maritime]. On a été arrêtés car nous n’avions pas l’autorisation de filmer : Total avait refusé », illustre le journaliste. Qui est placé sous surveillance policière depuis qu’il a reçu des menaces de mort répétées, cet hiver, après la diffusion d’une enquête sur une arnaque à la taxe carbone.

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Inès Léraud, autrice de la BD-enquête Algues vertes
© FABRICE PICARD/AGENCE VU

Depuis cinq ans qu’elle se penche sur l’agriculture intensive dans les Bouches-du-Rhône – l’un des principaux départements producteurs de fruits et légumes –, Hélène Servel a également été menacée plusieurs fois. Dans son cas, par de puissants exploitants agricoles. Jusqu’à cette agression, en septembre 2020, alors qu’elle travaillait pour Envoyé spécial sur les conditions de vie de travailleur·euses agricoles étranger·ères. Fait notable, c’est en tant que « fixeuse » – un·e intermédiaire auquel·le les médias font habituellement appel lorsqu’ils travaillent sur un terrain dangereux à l’étranger – que la production l’a embauchée. Ce jour-là, Hélène Servel et ses deux collègues se trouvaient à l’extérieur d’un gros domaine agricole, quand son propriétaire leur a foncé dessus avec son pick-up, a pilé à quelques centimètres d’eux, puis est descendu pour agresser le caméraman et détruire son matériel.

Contrairement à ses collègues, Hélène Servel n’a pas porté plainte. Notamment parce qu’elle a « eu peur ». « Une très grande partie de ma famille vit et travaille ici, pour certains dans l’agriculture. Je ne voulais pas que ça les mette en danger », confie la journaliste indépendante, qui dit avoir eu « beaucoup de mal à revenir sur le terrain », et ne s’y rend plus jamais seule. Dans les mois qui ont suivi, elle a d’ailleurs développé un syndrome de stress post-traumatique, avant d’être arrêtée pour burn-out. « Ça a eu un impact très fort sur ma vie. Je continue à travailler sur ces sujets, mais je me pose régulièrement la question d’arrêter. Cette agression a été un électrochoc. Je me suis sentie très isolée, très précaire », poursuit Hélène Servel, qui a préféré répondre à nos questions via l’application de messagerie sécurisée Signal. Sait-on jamais.

« C’est évident que ces pressions nous précarisent beaucoup, surtout les journalistes pigistes. On travaille moins bien, moins vite. On s’autocensure, car on est fatigués et on a peur. On est occupés à notre défense, d’autant plus quand il y a un volet judiciaire. Plusieurs d’entre nous ont été en burn-out », abonde Morgan Large, profondément affectée par les intimidations dont elle a été victime. C’est notamment ce qui l’a poussée, avec Hélène Servel, Inès Léraud et d’autres consœurs travaillant sur les secteurs agricoles et agroalimentaires, à créer un collectif informel, exclusivement féminin. « On s’est rendu compte qu’on était beaucoup de femmes à avoir subi de grosses pressions. On essaie de se donner de la force et de la méthode », détaille-t-elle. Un soutien collectif d’autant plus précieux que, bien souvent, ces journalistes se sentent abandonnées par la force publique.

Climat hostile

Cet automne, alors qu’elle travaillait sur le tournage du film Algues vertes, l’histoire interdite (l’adaptation cinématographique de son livre, en salles le 12 juillet prochain), Inès Léraud a vu les élus locaux se débiner, lui refusant le droit de tourner dans leur commune. C’est parce que l’équipe du film a pris le parti de dénoncer publiquement ces entraves qu’elle a obtenu gain de cause – médiatisation aidant. Morgan Large, elle, a vu sa demande de protection policière refusée, et sa première plainte classée sans suite. En mars dernier, après le deuxième sabotage de sa voiture, qui une fois de plus a eu lieu de nuit à son domicile, elle en a déposé une nouvelle. « Les gendarmes m’ont dit exactement la même chose que la première fois : d’aller dans une grande enseigne de sport, d’acheter une caméra et de l’installer », rapporte-t-elle, dépitée.

Morgan Large HD 1752 1 © Eric Legret
Morgan Large, journaliste
à Radio Kreiz Breizh © ÉRIC LEGRET

Du côté d’Hélène Servel, la plainte déposée par ses deux collègues d’Envoyé spécial a d’abord été classée sans suite – malgré les images attestant de l’agression. Finalement, l’exploitant agricole qui les avait agressé·es a été jugé, début 2022, mais par un tribunal de police. Verdict : 1 000 euros d’amende. « Pour une personne qui brasse des millions, c’est peanuts », estime Hélène Servel, qui évoque un procès « lunaire, une supercherie ». À l’inverse, le journaliste indépendant Grégoire Souchay, lui, doit prochainement comparaître devant un tribunal judiciaire pour activisme après avoir couvert l’action de militant·es anti-OGM en novembre 2021, dans l’Aveyron, pour le site Reporterre. Sale temps pour le journalisme environnemental.

Lire aussi l Dissolution des Soulèvements de la Terre : « ll faut s’attendre à ce que les actions de désobéissance civile soient davantage encadrées voire sanctionnées »

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