Anita Conti : la chasse à la surpêche

Fascinée par la mer depuis l’enfance, Anita Conti s’est imposée comme la première femme océanographe française. Avec son appareil photo et ses carnets, elle a su se faire adopter par le monde fermé des marins. Et déjouer la superstition qu’une femme porte malheur à bord ! Cette lanceuse d’alerte a contribué à la prise de conscience écologique sur la fragilité des océans.

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Portrait d’Anita Conti, en Guinée, entre 1945 et 1949.
© Anita Conti / Archives de Lorient

Fécamp, 11 juin 1939. Anita Conti, 40 ans, embarque sur le morutier Viking-F797 pour une campagne de pêche qui doit durer plus de trois mois dans l’Atlantique Nord (mer de Barents, Spitzberg, île aux Ours). C’est la première fois qu’elle va séjourner aussi longtemps sur un navire. Seule femme au milieu d’une cinquantaine d’hommes, appareil photo vissé à l’œil et carnet de notes jamais loin, elle va s’employer à observer et documenter la vie à bord de ces marins. « Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ces hommes restent ainsi, debout, fichés dans la morue, les poignets et les mains trempées de cette eau sanglante et glaciale, raconte-t-elle dans Le Carnet Viking, journal de bord de cette expédition, publié bien après sa mort. Le visage balayé d’embruns, de pluie, brûlé de vent, les jambes alourdies traversées de crampes ; ils veulent les ignorer, ils veulent demeurer debout, debout dans la mer, debout dans la mer tandis que les bras tournent en action continue, patiente, hardie, infatigable, alors que des blessures cruelles handicapent l’effort. » Son récit et les multiples photos qui l’accompagnent constituent un témoignage exceptionnel sur le monde fermé des terre-­neuvas aujourd’hui disparu.

Les travailleurs de la mer

L’amour de la mer lui vient très jeune, durant ses premiers séjours sur les côtes bretonnes. Née le 17 mai 1899 à Ermont (Val-d’Oise), Anita Caracotchian grandit dans une famille d’origine arménienne, bourgeoise et fortunée. Léon, son père, médecin accoucheur, dirige une clinique réputée à Paris et se montre sensible aux théories hygiénistes de l’époque. Convaincus par les vertus de l’exercice physique et les bains de mer, sa femme Alice et lui emmènent régulièrement leurs enfants en Bretagne pour les vacances. Celle qui a toujours affirmé « avoir appris à nager avant de savoir marcher » est âgée d’à peine plus d’un an lorsque son père la « jette » dans la baie de Lorient (Morbihan) à 30 mètres du rivage. L’anecdote, réelle ou fantasmée, participe à la construction d’une personnalité.

Instruite par des professeurs particuliers, Anita entend parler d’océanographie très jeune grâce à un grand-père érudit qui côtoie des scientifiques. Curieuse, elle s’interroge déjà sur les océans et apprend à lire les cartes marines. Dès le début de la Première Guerre mondiale, la famille se réfugie sur l’île d’Oléron (Charente-Maritime). L’adolescente s’adonne à la lecture, à la voile, à l’observation de la nature. Elle reçoit son premier appareil photo et s’initie à ce passe-temps qui deviendra une activité à part entière.

Après la guerre, Anita se lance dans la reliure d’art. La jeune femme se forge rapidement une solide réputation. Le Tout-Paris fréquente son atelier. L’écrivain Pierre Mac Orlan la surnomme « Celle-qui-écoute-parler-les-livres ». À 28 ans, elle épouse Marcel Conti. Comme Alexandra David-Néel, autre grande aventurière, en plus de se conformer aux convenances de l’époque, elle voit peut-être dans le mariage l’assurance de pouvoir suivre le chemin qui la tente. Marcel lui laissera effectivement toute latitude pour mener ses voyages. Séparés après la Seconde Guerre mondiale, ils ne divorceront jamais. 

“Nous sommes les gérants, fugacement passagers, de terres, d’airs et d’eaux qui devront nourrir les foules de l’avenir"

Anita Conti

Car si Anita aime sa vie de relieuse, elle a des envies d’ailleurs. Elle veut sillonner les mers et les océans aux côtés des travailleurs de la mer. À partir de 1927, elle débute la publication de récits de voyage dans des journaux. Sa réflexion sur la surexploitation des océans commence à prendre forme. « Nous sommes les gérants, fugacement passagers, de terres, d’airs et d’eaux qui devront nourrir les foules de l’avenir. En conséquence, il faut léguer un domaine correctement entretenu », affirme-t-elle déjà à l’époque. Ses publications intéressent Édouard Le Danois, directeur de l’Office scientifique et technique des pêches maritimes (ancêtre de l’Ifremer, Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer). En 1935, il l’engage comme… chargée de propagande ! Elle participe au lancement du premier navire océanographique, le Président-Théodore-Tissier.

Sur un dragueur de mines

Sa soif de connaissance du milieu maritime lui vaut de suivre les premières campagnes de recherche scientifique. Elle demande à embarquer, fin 1939, en tant que photographe de la Marine, sur des dragueurs de mines en Manche et en mer du Nord, pour saisir les conditions très dangereuses du déminage. Comment parvient-elle à se faire accepter dans ce monde d’hommes ? Sans doute parce que son cœur bat au même rythme que celui de l’équipage. Adoptée par les marins à qui elle ne manque jamais d’envoyer des photos une fois de retour sur la terre ferme, elle embarque de plus en plus fréquemment. À ceux qui mettent en avant son côté « garçon manqué », elle rétorque avec aplomb qu’elle se considère davantage comme une « fille réussie ». Dans cet univers très masculin, elle sait se faire une place sans se départir de son élégance raffinée, mais en serrant les dents. « Il ne faut pas embêter les marins. Alors je m’applique à ne jamais avoir faim, ne jamais avoir froid, ne jamais avoir soif… je me débrouille, quoi ! »

De 1941 à 1943, elle établit les cartes de pêche des côtes sahariennes, pour répertorier les espèces présentes dans ces zones. Puis, le gouvernement d’Alger l’envoie en mission pour étudier également les ressources halieutiques de l’Afrique de l’Ouest. Dans la continuité de sa découverte du contient africain, elle crée, en 1947, une pêcherie de requins à Conakry, en Guinée, s’inspirant du savoir-faire nordique du fumage du poisson. Son objectif ? Donner à manger à tout le monde.  Mais le projet fait long feu, malgré le soutien de Jacques-Yves Cousteau, et elle décide de rentrer à Paris en 1952.

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Les Terre-Neuvas. À bord du Bois-Rosé, un morutier qui fait route
vers la mer du Labrador. © Anita Conti / Archives de Lorient

Mais hors de question de jeter l’ancre très longtemps. Direction Fécamp. Le 28 juillet de la même année, elle embarque sur un chalutier de « la grande pêche », ces pêches en haute mer qui pouvaient durer plusieurs mois. À 53 ans, elle repart pour cinq mois de campagne sur le Bois-Rosé, un morutier qui fait route vers la mer du Labrador entre Canada et Groenland. Comme d’habitude, elle est la seule femme à bord, mais sa réputation n’est plus à faire. « J’ai été embarquée comme un témoin qui va apporter des connaissances nouvelles, vivra avec l’équipage comme avec des frères et fera donc du travail qu’on attend de lui. » Un an plus tard, elle publie le récit de cette expédition sous le titre de Racleurs d’océans, qui deviendra son best-seller. Bien avant la notion de pêche durable et responsable, elle s’inquiète des mille tonnes de morue salée « raclées » au fond des océans.

Pionnière de l’aquaculture

Durant les années qui suivent, elle ne cesse de combattre le gaspillage des ressources dont elle est témoin. « Un bateau de pêche détecte le poisson, le capture, et le tue. Un bateau de pêche est un chasseur et un usinier, jamais il n’est un producteur. Personne jusqu’à présent n’a pu augmenter ou améliorer le cheptel océanique. Je sais qu’en avançant cela, je me dresse contre une habitude de langage courant. Mais j’aime pouvoir accorder la pensée à la vérité ; aujourd’hui, cette vérité me saute aux yeux », décrit-elle dans Racleurs d’océans.

Dans les années 1960, se rendant compte de l’impasse à laquelle conduit la pêche industrielle, elle devient pionnière de l’aquaculture. Infatigable conteuse, elle continue de raconter et de dénoncer, à travers des colloques, des conférences, des articles, l’épuisement des ressources des océans. Elle incite à une réelle prise de conscience environnementale.

Retirée à Douarnenez les derniers mois de sa vie, la « Dame de la mer » s’éteint à 98 ans, un soir de Noël, par une nuit de tempête. Ses cendres sont dispersées en mer d’Iroise. Il y a quelques mois, après une longue bataille patrimoniale, la municipalité de Lorient a récupéré l’usufruit de son immense fonds documentaire, composé de 70 000 photographies, d’objets et de livres, resté dans ses cartons. Anita Conti va pouvoir continuer de nous ouvrir les yeux sur la nécessaire préservation des océans. 

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