Langage des singes : « Les macaques adaptent leurs voca­li­sa­tions quand ils s'adressent à un supé­rieur hiérarchique »

Sommes-nous la seule espèce à parler ? Pour tenter d’en savoir plus sur les origines du langage, l’éthologue Loïc Pougnault est allé interroger nos cousins les primates.

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© Placide Babilon pour Causette

Causette : Le langage est-il spécifique à l’espèce humaine ? 
Loïc Pougnault : Une partie du monde scientifique considère que le langage nous est propre, car l’humain serait le seul animal capable d’évoquer des faits passés et futurs, ou de se référer à des éléments abstraits. À l’inverse de cette vision complexe du langage humain, l’autre partie préfère le décomposer en une somme de propriétés simples, comme le fait d’agencer des sons pour former des mots et des phrases, d’associer un sens particulier à un son, ou encore de converser. Partant de cette seconde théorie, il est possible de faire des comparaisons entre nos systèmes de communication et ceux des animaux non humains. Au cours de ma thèse1, nous nous sommes intéressés à l’une de ces propriétés du langage humain : les conversations. Nous voulions essayer de comprendre si cette capacité que nous avons à échanger vocalement est apparue uniquement chez l’espèce humaine ou si elle a émergé plus précocement dans l’histoire évolutive des primates. Pour cela, je me suis tourné vers nos cousins les plus proches, les grands singes. 

Quels points communs y a-t-il entre les échanges vocaux des singes et nos conversations ? 
L. P. : Deux grands types de règles sont respectées en permanence aussi bien dans les échanges vocaux des primates non humains que dans nos conversations humaines. Il y a d’abord une organisation temporelle de l’échange vocal : un délai est respecté entre les vocalisations de deux individus. Ainsi, elles ne se superposent pas et les prises de parole s’alternent. Autrement dit, on ne se coupe pas la parole ! Ensuite, chez les singes comme chez nous, il y a une organisation sociale des productions vocales. On choisit son interlocuteur en fonction de différents critères : l’âge, le sexe, le lien familial, le rang hiérarchique ou les affinités sociales. On observe aussi des phénomènes de modification de la voix. Au même titre qu’un humain ne va pas utiliser la même façon de parler selon qu’il s’adresse à son patron ou à un ami, les primates non humains adaptent leurs vocalisations selon leurs interlocuteurs. Chez les macaques, par exemple, les vocalisations émises vers un supérieur hiérarchique sont particulières. Enfin, il y a des phénomènes de convergence et de divergence vocales. Soit on « copie » le ton de notre interlocuteur dans le but de renforcer les liens, soit on diverge vocalement, ce qui a tendance à éloigner socialement les individus.

Comment savoir si les primates non humains font exprès de ne pas se couper la parole ?
L. P. : J’ai réalisé une expérience avec des gorilles des plaines de l’Ouest hébergés au ZooParc de Beauval [Loir-et-Cher, ndlr], fondée sur le principe du paradigme de violation des attentes. L’idée, c’est de comparer les réactions des individus devant une situation habituelle et une situation inattendue. Je leur ai donc fait écouter des échanges vocaux avec et sans coupure de parole. La réaction des individus était différente face à ces deux situations, ce qui suggère que le fait de ne pas couper la parole est probablement important pour eux. Ce que l’on a remarqué également, c’est que comme chez les humains, les jeunes gorilles perçoivent moins bien que les adultes ces règles de conversation. Mais nous ne savons pas encore si c’est le fruit d’un apprentissage social ou du développement du système neuronal. 

Quelles fonctions remplissent ces échanges vocaux ? 
L. P. : Plusieurs hypothèses ont été formulées par les chercheurs et se complètent probablement plus qu’elles ne se contredisent. Les échanges pourraient permettre aux singes de communiquer à distance lorsqu’ils ne se voient pas. Chez les bonobos, par exemple, cela peut être une manière de se donner des informations comme « je me déplace dans cette direction » ou « nous nous arrêtons ici pour manger et nous reposer ». Chez les gorilles des montagnes, ils peuvent remplir une fonction pacificatrice et éviter des conflits potentiels. Des scientifiques ont aussi montré que chez les ouistitis communs, les échanges avaient une fonction physiologique de diminution du stress. Une autre hypothèse particulièrement intéressante a été formulée par l’anthropologue britannique Robin Dunbar. Selon lui, la croissance des groupes sociaux a rendu le toilettage mutuel des individus – qui permet d’exprimer son affinité – trop chronophage. Les échanges vocaux seraient devenus une forme de toilettage à distance, donc une façon de témoigner son affinité. 

Le terme d’affinité induit-il la notion d’émotion ? 
L. P. : On trouve des preuves d’émotion chez les singes, comme chez un très grand nombre d’espèces, d’ailleurs. Les animaux peuvent ressentir de la peur, de la joie, de la tristesse. Ici, lorsque l’on parle d’affinité, on suggère plutôt l’attachement. On sait qu’il y a de l’attachement entre mères et jeunes ou entre primates d’un couple monogame notamment. Quant à savoir s’il s’agit de formes d’amour ou d’amitié… Je ne sais pas si la science s’est penchée sur le sujet. Ce qui est sûr, c’est que certains individus passent plus de temps avec certains qu’avec d’autres, se toilettent plus souvent et cherchent le contact d’un individu plus que celui d’un autre.

Sait-on ce que les singes se disent ?
L. P. : C’est la grande interrogation ! Que se disent-ils ? Quelle est la teneur de leurs échanges ? Pourquoi même échangent-ils ? Cela entraîne aussi des questions sur notre propre espèce. Pourquoi nous, humains, discutons en permanence ? Nous échangeons énormément, souvent pour nous dire des choses assez futiles. Quel est l’intérêt ? Dans son ouvrage Grooming, Gossip and the Evolution of Language, Robin Dunbar explique que les commérages permettent de renforcer les liens entre les individus. Nous avons des hypothèses, mais toujours pas de réponse ! 

  1. « Sur les traces de l’origine de nos conversations : étude comparative des interactions vocales chez les grands singes », thèse soutenue le 22 janvier 2021 à l’université Rennes-1.[]
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