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Panthéon, Rome © A.C.

Ôde au latin : « Ton corps est lit­té­raire, ton âme est mathématique »

Causette est par­te­naire de Lettres d’une géné­ra­tion, un site sur lequel les adolescent·es et jeunes adultes fran­co­phones sont invité·es à écrire une lettre à un des­ti­na­taire qui ne peut pas répondre. Toutes les deux semaines, Causette publie l’une de ces mis­sives.
Dans ce quin­zième épi­sode, Laetitia, 22 ans et rési­dant dans le sud-​ouest, écrit une lettre d'amour et d'hommage à une matière sou­vent détes­tée : le latin.

Vous avez entre 15 et 25 ans et sou­hai­tez par­ti­ci­per au pro­jet Lettres d’une géné­ra­tion ? Écrivez-​leur par là !

"Cher latin,
Si vales, bene est, ego valeo.
Si tu te portes bien, tant mieux, moi je vais bien.
Tu dois être éton­né que je t’écrive. Tu as tel­le­ment l’habitude d’être appe­lé « langue morte » ! Avec le grec ancien, ton meilleur enne­mi, tu dois sou­vent te sen­tir oublié, délais­sé.
Pourtant, dès notre pre­mière ren­contre au col­lège, ça a été un coup de foudre. Tu as su répondre à l’une de mes inter­ro­ga­tions de petite fille – pour­quoi diable mettre un « p » à « loup » ? Et la magie a opé­ré, j’ai com­pris que les mots cachaient une his­toire, un mys­tère, je vou­lais tout savoir. La mytho­lo­gie, les empe­reurs, pour­quoi pas… C’était inté­res­sant, mais ça res­tait du folk­lore. Ce que je vou­lais, c’était de la langue. Toi. Comprendre qui tu étais, com­ment tu fonc­tion­nais, pou­voir com­mu­ni­quer avec toi.

T’espérer

Et puis la décep­tion. Une mau­vaise prof, une classe cha­hu­teuse. Pas le temps d’apprendre les décli­nai­sons. Il fal­lait regar­der des films et par­tir en Italie. Et moi je res­tais là, sépa­rée de toi par une paroi de verre, atten­dant de pou­voir enfin te ren­con­trer vrai­ment. Je ne savais pas com­ment t’atteindre. Je n’avais pas de gram­maire, pas de dic­tion­naire, et sur­tout, per­sonne pour me mon­trer com­ment par­ve­nir jusqu’à toi. J’attendais au pre­mier rang, me conten­tant de ce petit mot écrit au tableau : hodie – aujourd’hui. Ce mot, c’était tout et rien à la fois. Rien, parce qu’il don­nait une légi­ti­mi­té à la prof : elle nous avait appris quelque chose, elle avait donc fait son tra­vail. On pou­vait pas­ser à autre chose. Tout, parce que c’était toi.

Au lycée, j’ai cru que je pour­rais t’approcher de plus près. J’ai vite déchan­té. L’oral ? Pas pour moi ! La pro­fes­seure ne ces­sait de répé­ter que c’était facile, qu’il suf­fi­sait d’apprendre par cœur. C’était comme ça que l’épreuve était conçue. On devait pré­pa­rer un cor­pus de textes courts puis recra­cher leur tra­duc­tion et un petit com­men­taire. Il y avait si peu d’élèves qui choi­sis­saient cette option, il n’aurait sur­tout pas fal­lu leur deman­der trop d’efforts ! Et toi là-​dedans, où étais-​tu ? Tu étais comme un fan­tôme, une ombre. Je me trou­vais face à ton image, ton appa­rence, mais ce n’était pas vrai­ment toi. En cachette, pen­dant les cours d’allemand, j’apprenais mes décli­nai­sons. Je ne savais pas à quoi elles ser­vaient, seule­ment qu’elles étaient la clef. Un pre­mier pas vers toi. Non, les cours d’étymologie ne me satis­fai­saient pas. Ils t’asservissaient au fran­çais en te cher­chant une uti­li­té, une légi­ti­mi­té. Moi, je cher­chais désor­mais un latin affran­chi, un latin qui n’aurait pas à se jus­ti­fier. C’est toi que je vou­lais, pur, libre et beau. Et en cher­chant à te libé­rer, c’était peut-​être à ma propre liber­té que j’aspirais. J’étais eupho­rique, je trans­gres­sais les règles pour toi, en fai­sant confiance à mon intui­tion. Un jour, nous nous rencontrerions !

Te choi­sir

Et puis zut, arri­vée en ter­mi­nale, ça ne me suf­fi­sait plus. Non, vrai­ment, je ne pas­se­rais pas l’oral. J’avais trou­vé une confi­dente ; une pro­fes­seure prête à me pré­pa­rer à l’écrit, c’est-à-dire à accom­pa­gner la débu­tante que j’étais dans la tra­duc­tion d’une œuvre com­plète en seule­ment un an. J’étais seule dans cette option, et tous les jours, nous nous retrou­vions en tête à tête au CDI, toi et moi. Tant pis pour les devoirs, j’avais toute la nuit pour y pen­ser ! Je décou­vrais tes sono­ri­tés, ta logique et tes abla­tifs abso­lus. Et Cicéron. Et Sénèque.

C’est à cette époque que j’ai réel­le­ment com­pris qu’on me ferait payer ce choix. Dans ma famille, d’abord. Le jour où j’ai dit à mon père que je vou­lais faire L, nous avons eu une longue conver­sa­tion. Il est taci­turne, mon père. Il parle quand il le faut, pas davan­tage. Pourquoi ne veux-​tu pas faire S ? Tu es bonne en maths, en phy­sique, en SVT, tu devrais faire S ! Ça ne m’intéresse pas. Je n’y trouve rien d’inspirant, je suis à la recherche de la beau­té et je n’en vois pas dans les sciences. Mon père m’a alors fait une démons­tra­tion mathé­ma­tique com­plexe pour me prou­ver qu’il y avait bien de la beau­té dans les maths. C’est vrai. Je ne dis pas le contraire. Mais je crois que cha­cun doit pou­voir être libre de cher­cher la beau­té qui lui cor­res­pond. En fait, je lui ai men­ti ce jour-​là. J’ai défen­du la beau­té de la lit­té­ra­ture, alors que c’était à la tienne que je pen­sais. Ta beau­té qui résulte notam­ment de ta logique. Mais ça, il faut te connaître pour s’en aper­ce­voir. Pour com­prendre que ton corps est lit­té­raire, mais que ton âme est mathé­ma­tique. J’aurais aimé que ma famille l’accepte. Ils l’ont fait, d’une cer­taine façon, en me lais­sant chan­ger d’option et pré­pa­rer l’écrit. En contre-​partie, j’ai consen­ti à en par­ler le moins pos­sible. Pardon, tu n’étais pas assez scientifique.

Au lycée, ce n’était pas facile non plus. L’administration avait gar­dé exac­te­ment les mêmes classes qu’en pre­mière, à une excep­tion près. Moi. Entourée d’inconnus, dans une option qui ne me per­met­tait aucune ren­contre, j’étais bien seule. J’étais l’intello, la fille bizarre. Celle qu’on tolé­rait si elle ne par­lait pas trop de son option. Tu ne les inté­res­sais pas. Ou plu­tôt, ils ne se deman­daient pas si tu pour­rais les inté­res­ser. Heureusement, la plu­part des pro­fes­seurs étaient bien­veillants. J’étais celle qui réus­si­rait. Celle à qui le docu­men­ta­liste prê­tait un dic­tion­naire pour toute l’après-midi sans enre­gis­trer son nom. Celle qu’on pou­vait lais­ser trois heures seule dans une classe en sachant qu’elle pas­se­rait tout ce temps à tra­vailler. De petites entorses au règle­ment. Mais d’immenses marques de confiance.

Quand j’ai eu mon bac, on m’a féli­ci­tée. Ils n’avaient rien com­pris : le bac, je m’en moquais. En un an, j’avais tra­duit Phèdre en inté­gra­li­té. 1280 vers. Rien ne m’avait jamais ren­du aus­si fière.

Te quit­ter ?

En pré­pa, nou­veau contre-​temps. Une mau­vaise prof. Une classe avec de nom­breux débu­tants. Cette fois, je lisais Cicéron sous ma table. La prof n’était pas dupe, mais comme je répon­dais du tac au tac quand elle m’interrogeait sur ses exer­cices trop faciles, elle ne disait rien. J’ai cepen­dant décou­vert le thème. Traduire du fran­çais au latin, quel jeu magni­fique ! Je t’empruntais un mot et je le mode­lais pour qu’il s’emboîte par­fai­te­ment dans le reste de la phrase. A 18 ans, avec toi, je jouais aux Lego ! J’avais plus d’amis aus­si. Des élèves de ma classe et même des scien­ti­fiques qui accep­taient que je leur parle de toi. Ils devaient me trou­ver un peu bizarre, mais en pré­pa, les bonnes notes jus­ti­fient tout. Et dans ce domaine, je fai­sais par­tie des pri­vi­lé­giés. Pourtant, en deuxième année, je bouillais. La pro­fes­seure était excel­lente, mais elle m’interrogeait peu, de peur de m’en deman­der trop. Je délais­sais mes fiches de voca­bu­laire pour me plon­ger à nou­veau dans les textes. J’ai décou­vert Sénèque. Non plus le Sénèque de Phèdre, mais celui des Lettres à Lucilius, le phi­lo­sophe. Disce gau­dere – apprends à te réjouir. Quelle force dans ces deux mots, quelle jus­tesse ! Oui, c’était dif­fi­cile la pré­pa, mais mon bon­heur ne dépen­dait que de moi ! Dédaigne la Fortune, fais l’apprentissage de la joie, réjouis-​toi de toi-​même et de la meilleure part de toi !

Le concours… La rup­ture. J’ai com­pris que la sagesse était un long che­min. Et que je n’étais pas prête à affron­ter les coups de la Fortune, la vio­lence d’un jury. Je t’ai ren­du res­pon­sable, je t’ai reje­té. Nous étions obli­gés de conti­nuer à nous fré­quen­ter, mais j’éclatais en san­glots dès que j’étais face à toi. Je n’ai plus lu Sénèque. Je ne me suis plus bat­tue. Le silence dans ma tête. Je n’en pou­vais plus.

Te retrou­ver

Latin, aujourd’hui j’apprends à te retrou­ver. Pardonne-​moi mes erreurs, pardonne-​moi tout ce que j’ai pu oublier depuis ma deuxième année de pré­pa. Je cherche des moyens détour­nés de par­ve­nir à toi. On n’oublie jamais son pre­mier amour. J’ai décou­vert le plai­sir d’enseigner, de trans­mettre. Une étu­diante de ma pro­mo a bien vou­lu lais­ser de côté ses pré­ju­gés et te ren­con­trer. Je lui sers d’intermédiaire, sans lui avouer que je me sers aus­si d’elle comme d’une inter­mé­diaire. Quel bon­heur de voir ses yeux s’illuminer en appre­nant que « ex aequo » vient du latin ! En tant que médié­viste, elle voit une uti­li­té à cet appren­tis­sage. Mais je crois aus­si qu’elle com­mence à com­prendre que tu ne te résumes pas à ça. Que tu n’as besoin ni du fran­çais, ni de l’histoire. Que tu te suf­fis à toi-même.

Alors, s’il faut apprendre le grec ancien, s’il faut sup­por­ter l’incompréhension de ma famille et de mes amis, s’il faut deve­nir prof en sachant que je risque sur­tout d’enseigner le fran­çais… je le ferai.

Je me suis déjà long­temps bat­tue. Je conti­nue­rai à me battre. Jusqu’à l’agrégation peut-​être. Je te ferai connaître, revivre.

Je t’aime – Te amo."

Laetitia, Sud-​Ouest de la France, 22 ans

Lettres d'une géné­ra­tion, épi­sode 14 l « Les métiers aux­quels nos parents se sont rési­gnés ont mar­qué leurs corps abî­més et éteint leurs regards d’anciens rêveurs »

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