Charlie Hebdo : « L’esprit de Charlie, c’est avant tout une volon­té de se battre contre la connerie »

MISE À JOUR - 02/09/20 /// Alors que s'ouvre ce mercredi 2 septembre le procès des attentats de janvier 2015, à Montrouge, l'hypercacher de Vincennes et la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo, nous publions une archive de février 2015 : l'interview de notre dessinatrice Camille Besse, qui a débuté sa carrière à Charlie.

Camille Besse est l’une des dessinatrices de Causette. Celle que vous retrouvez dans nos pages tous les mois. Celle qui signe la couverture de ce numéro. Elle a travaillé pendant près de cinq ans à Charlie Hebdo, où elle a débuté. Elle a d’ailleurs posé son coup de crayon dans le numéro de “l’après”, désormais historique, de l’hebdomadaire satirique. Le 7 janvier, on a assassiné une partie de sa famille. Celle des dessinateurs de presse, des trublions, des clowns, des libres penseurs. Pour une fois, ce n’est pas avec son crayon qu’elle s’exprime, mais avec ses mots.

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© Besse

Causette : Comment as-tu rencontré l’équipe de Charlie Hebdo ?
Camille Besse :
Aux arts déco, à Strasbourg, en 2008. Je faisais un mémoire sur la liberté de la presse, pour lequel j’ai interviewé, entre autres, Willem, Cabu, Catherine [Meurisse, qui collabore aussi à Causette, ndlr]… Une fois mon diplôme en poche, je suis retournée les voir pour leur montrer mon boulot. Cabu m’a dit : « C’est bien ce que tu fais. Je vais te présenter Philippe Val. » Qui, lui, m’a dit : « T’as qu’à venir tous les lundis pour le bouclage. » À l’époque, j’étais au RMI, mais je l’ai cramé toutes les semaines dans des allers-retours Paris-Strasbourg pour aller dessiner entre Cabu et Luz. Et j’ai appris. Trois mois après, en octobre 2008, j’ai publié mon premier dessin dans Charlie pour l’élection d’Obama. J’ai commencé par la consécration. C’était dingue.

Qu’est-ce qu’ils t’ont appris ?
C. B. :
Tout ! Mais surtout à faire ce fameux pas de côté, à aller plus loin, pour regarder les choses sous un angle nouveau, surprenant, qui va déclencher l’éclat de rire. Ou le malaise ou la poésie. La caricature n’a jamais été mon fort. Souvent, j’allais voir Cabu parce que je m’arrachais les cheveux, je n’y arrivais pas. Lui, c’était vraiment un putain de génie de la caricature qui te disait : « Tu vois, la bouche est comme ça, le pif comme ça, alors tu fais ça, ça, ça… » Et hop, il te pondait une caricature impeccable en trois coups de crayon ! 

Quelle était ta vision de Charlie avant d’y travailler ?
C. B. : 
C’était Dieu ! J’avais une admiration sans bornes pour ce qu’ils représentaient. Je fais partie de ces gens qui sont nés dedans… C’est mon héritage familial. En tant qu’aspirante dessinatrice, c’était un modèle absolu. D’ailleurs, j’étais terrorisée chaque fois que j’y allais. Je savais pas où me foutre. J’ai mis un temps fou à oser afficher mes dessins aux murs avec les leurs. C’était trop grand pour moi.

Ils ne te mettaient pas à l’aise ?
C. B. :
 Ce n’était pas leur spécialité. Mais certains étaient très bienveillants. Comme Tignous, par exemple, avec sa bonté légendaire. Pour ses obsèques, Aurel a fait un super dessin qui dit : « Tignous, éleveur de jeunes dessinateurs. » Tu le vois qui tient un bébé avec la couche pleine et qui dit : « Au début ils font de la merde, mais après, on s’y attache. »

En quoi Charlie est, selon toi, un cas à part dans la presse française ?
C. B. :
Il n’y a pas de pub, ils sont autosuffisants. Ce qui leur donne toute liberté. Bon, maintenant, ils sont pleins aux as, je sais pas comment ils vont faire ! [Rires.] Charlie est un journal de gauche, contre les religions, contre les cons, qui ne fait aucun compromis. Ils sont les héritiers d’une tradition de lutte ouvrière, syndicale, laïque. Plus grand monde n’a cette culture de la lutte. Aujourd’hui, quand on prononce le mot syndicat, c’est presque un gros mot, et quand on dit « laïcité », on se fait traiter de « laïcard » intégriste… Ces valeurs, pour lesquelles des générations entières se sont battues, passent pour rétrogrades. C’est vraiment triste à pleurer. Aujourd’hui, tout le monde se pose en chantre de la liberté de blasphème alors que jusque-là Charlie était seul sur ce front. La plupart des médias l’avaient bien lâché, notamment quand leurs locaux avaient été incendiés.

L’esprit de Charlie est issu de Mai 68. N’est-il pas mort avec eux ? Saurez-vous, vous, jeunes dessinateurs, prendre la relève ?
C. B. : 
Pour moi, l’esprit de Charlie, c’est avant tout une volonté de se battre contre la connerie en général. Pas besoin d’avoir lancé des pavés en 68 pour y parvenir. Toute la jeune génération de dessinateurs était aux obsèques de Tignous et de Charb. On a la volonté de continuer. Même si on est jeunes, on a des idéaux sociaux, politiques ou anarchistes. Et ça, personne ne pourra nous l’enlever. On ne fait pas ce métier par hasard… Mais ça va être dur. J’ai l’impression d’avoir perdu mes maîtres alors que je n’ai encore rien appris. Et d’avoir le fantôme de papa Charb au-dessus de mon épaule quand je dessine. C’est un héritage lourd à porter. Et puis il reste quelques membres de Charlie quand même. Et l’équipe de Siné aussi, qui fait très bien le job.

Il y a peu de femmes dessinatrices chez Charlie, et dans le monde de la caricature en général…
C. B. :
C’est juste parce qu’il y a peu de prétendantes ! Faire du dessin de presse, c’est ouvrir sa gueule, affirmer qu’on a des choses à dire dignes d’êtres entendues et, pour ça, il faut une certaine confiance en soi que les femmes, malheureusement, n’ont pas toujours, à cause d’une éducation inégalitaire, sexiste à la base. On connaît la chanson…

Comment, en tant que dessinatrice, penses-tu qu’on puisse réagir le plus intelligemment possible à ces attentats ?
C. B. : En continuant de dessiner. Et peut-être en apprenant à ceux qui nous critiquent à dessiner. Puisque, visiblement, on est si dangereux et puissants avec un crayon…

Que 4 millions de Français soient descendus dans la rue pour défendre Charlie, ça t’évoque quoi ? 
C. B. : 
J’ai défilé avec l’équipe le 11 janvier. Quand on est remontés dans le car, on a longé une avenue. Toutes les rues transversales étaient bloquées. À chaque intersection, on voyait la marée humaine. On a tous été pris à la gorge. On a fondu en larmes. Et puis après j’ai réalisé que si des gens étaient là, c’était que des amis étaient morts… J’ai filé un petit coup de main à la rédaction de Charlie pour ouvrir les milliers de lettres qu’ils reçoivent. Il y a des tonnes de dessins d’enfants. C’est tellement touchant… Je pense qu’il y a quelque chose de très violent dans le fait d’abattre des -dessinateurs, parce que le dessin appartient à l’enfance justement. C’est universel et innocent. Ils ont abattu des clowns. Et ça, les gens ne l’ont pas supporté.

Faut-il se poser la question de la possibilité d’offenser quand on dessine ?
C. B. : 
Il n’est pas question d’insulter les gens ni d’inciter à la violence. C’est interdit par la loi et inutile. Mais tu ne peux pas te poser cette question d’offenser ou pas. Parce que dans notre société mondialisée, où tout est accessible à tout moment, tu risques toujours d’offenser quelqu’un. Plantu disait qu’aujourd’hui quand tu fais un dessin à Paris, il est lu à Kaboul, et qu’il est irresponsable de le publier si tu sais que cela peut provoquer une émeute avec vingt morts… Je ne pense pas qu’il faille prendre ça en compte, sinon on ne fait plus rien. Au contraire, si ces dessins circulent, ça montre à d’autres qu’il y a des pays où on peut le faire et qu’un jour peut-être ce sera leur cas.

Crois-tu que, dans certains cas, il faille pratiquer l’autocensure ? Est-ce que ça t’arrive souvent ?
C. B. : Je ne vais pas faire le même dessin à Charlie ou à Causette. Mais c’est une question de ligne éditoriale, pas de censure. Je m’adapte au journal dans lequel je publie. Il faut juste se poser la question de « qui va te lire ». Le seul endroit où je me censure peut-être, c’est sur Internet, où tu ne sais pas qui te lit, justement. Et tout le monde n’a pas les références, la culture nécessaire pour lire un dessin de presse. En revanche, quand le lecteur a payé ses 3 euros ou s’est abonné à un journal, il sait ce qu’il va chercher, et tu t’adresses clairement à lui. Mais celui qui ne lit pas le journal et se sent offensé par mon dessin, il s’est donné beaucoup de mal pour être offensé ! 

Tu as fait un dessin dans le dernier numéro de Charlie. En quoi était-ce important pour toi ?
C. B. : 
J’avais quitté Charlie depuis quelque temps, mais le monde des dessinateurs est une famille. Comme les rédactions de journaux. Je m’étais un peu éloignée d’eux, mais quand les attentats ont eu lieu, viscéralement, j’ai eu besoin de retrouver ma famille, d’être avec eux, de les voir, de les toucher. Je suis très fière d’avoir fait partie de cette histoire-là, donc ça me semblait logique de participer à ce numéro…

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