Ondine Millot : « Tu ne peux pas écou­ter une femme qui te raconte com­ment elle a tué sans don­ner quelque chose de toi »

Lorsqu’elle était journaliste à Libération, tous les vendredis pendant sept mois, Ondine Millot a questionné Dominique Cottrez, aide-soignante condamnée en 2015 à neuf ans de prison pour avoir étouffé à leur naissance ses huit bébés, né·es de grossesses cachées. Elle l’a écoutée pour écrire son histoire. Jusqu’à nouer un lien avec elle et devenir son « amie ». Elle explique pourquoi elle assume cette relation.

Ondine Millot
Ondine Millot

Causette : Pourquoi vous êtes-vous intéressée à Dominique Cottrez ?  Ondine Millot : Quand on retrouve les corps des bébés enterrés, en 2010, je suis journaliste à Libération chargée des faits divers. J’entends d’abord parler du côté choquant, monstrueux de l’affaire. Dominique Cottrez avoue tout de suite. Elle avait gardé les huit corps. [Certains dans sa chambre, près de son lit, ndlr] Je pense alors qu’il s’agit du paroxysme des histoires d' « enfants objets ». Ces enfants qui sont utilisés par les adultes. Les enfants battus, victimes de violences sexuelles ou manipulés dans le cadre d’un divorce pour faire pression sur l’autre parent.
Il y avait forcément quelque chose qui avait amené Dominique Cottrez à faire ça. Pour connaître le parcours de cette femme, j’appelle son avocat, Frank Berton. Il se trouve que je le connaissais via d’autres affaires. Et que j’admirais son travail. Or lui, au cours de ce coup de fil, me dit : « elle m’attendrit ». Il m’explique aussi qu’il espère éviter le procès, en faisant jouer la possible prescription des faits [les naissances ont été datées de 1989 à 2000]. Pour moi, c’est insupportable. On ne peut pas se dire « il y a une dame, mère de deux filles, grand-mère et aide-soignante à domicile, qui voit des personnes âgées chez elles tous les jours, qui a été huit fois enceinte, a accouché et tué ses huit bébés, mais on ne va pas essayer de savoir pourquoi personne ne s’en est rendu compte et pourquoi elle a fait ça » ! Un jour, en 2014, un tribunal décide finalement que les faits seraient jugés. C’est là que Frank Berton accepte que je voie sa cliente.

À quoi ressemble votre première rencontre ?
O. M. : C’est dans la région de Lens. Elle sort de deux ans de détention provisoire. Elle me fait entrer dans un petit studio. Une pièce si petite qu’on est très près. Elle s'assoit en face de moi, autour d’une table ronde. Et elle ne dit rien. J’ai tout essayé : faire des petites blagues, dire qu’on allait écouter le tic tac de l’horloge, reprendre sa vie chronologiquement… Si je lui pose une question ouverte, elle ne répond pas. Et quand je lui demande « est-ce que c’était comme ça ? », elle me répond « oui » quoi qu’il arrive. Même quand c’est l’inverse de ce qu’elle vient de dire. Les cinq heures d’interview sont cinq heures de silence. Vient le moment où je dois partir. Je me lève, elle se lève aussi et me dit « ça m’a fait beaucoup de bien de vous parler ». Incroyable, alors qu’elle n’a rien dit ! Et ça se voit que c’est HYPER sincère. Ce truc, je m’en rappellerai toute ma vie. L’idée du livre germe sur le trajet de retour. « Y’a un truc à creuser », je me dis, « mais est-ce que ce sera possible ? » C’est pour ça que j’y suis retournée tous les vendredi après-midis pendant sept mois, jusqu’à son procès.

Comment votre regard sur elle est-il passé de l’horreur à l’amitié ?
O. M. : Pour moi, ce n’est pas possible d’être dans cette petite cuisine, toute proche d’elle pendant cinq heures tous les vendredis et lui demander de livrer les choses de la plus grande intimité, des choses terribles, en me disant simplement « eh bien pas de bol, cette vie, Dominique. Moi, je vais rentrer dans mon monde de bobo parisienne ce soir et basta ». Tu ne peux pas être dans un huis clos avec cette femme qui te raconte comment elle accouche, ses rapports avec ses enfants, la façon dont elle a subi des choses petite [un possible inceste notamment], comment elle tue… et ne pas donner quelque chose de toi. Sinon c’est obscène. C’est de la cruauté pure. Ou alors, il faut être dans le cadre d’une relation de psy. Je ne suis pas diplômée pour ça. Je me suis mise à utiliser le mot « amie » pour parler d’elle car je la connais mieux que je connais certains de mes amis. Et ce n’est pas une connaissance de type scientifique comme si je regardais un papillon à la loupe. C’est une connaissance empathique.

Quelles parties de son histoire vous ont permis d’éclairer ses crimes et d’attiser cette compréhension empathique ?
O. M. : J’ai fini par comprendre qu’elle n’utilise pas le langage de la même façon que nous. Que ce soit pendant nos rencontres, ou au fil du procès, elle disait un truc, puis l’inverse. « Mon mari était au courant. Mon mari n’était pas au courant. Mon père m’a violée dans les foins. Mon père ne m’a pas violée. J’ai voulu avorter. Jamais je n’ai voulu avorter. » Tout le monde l’accusait de mentir. Mais pour mentir, il faut avoir un dessein, une stratégie, dans le but d’obtenir un gain. Ou un goût pour la mythomanie. Elle, elle essaie simplement de répondre ce qu’elle a l’impression qu’on lui demande de dire. C’est parce qu’elle a tellement peu existé quand elle était petite, on l’a tellement niée, que la vérité qu’attend l’autre est plus importante que la sienne. Ça, je le sais. Il y a une chose qui ne change jamais dans le peu d’elle qu’elle partage : le récit de ce qu’elle ressent. A-t-elle vécu l’enfance d’une petite fille qu’on « emmenait dans les foins » ? On ne le sait pas. Mais dans toutes ses versions, elle dit qu’elle « appartenait » à son père, qu’il était « l'amour de sa vie ». C’était une relation, sinon incestueuse, au minimum incestuelle.
Au procès, un beau-frère explique aussi qu’elle était gavée lorsqu’elle était petite. Un biberon, puis un deuxième, avec du beurre dedans. Du saindoux dans la bouillie… En lisant des livres de psy, j’ai compris quelque chose. Un bébé, tu le gaves pour qu’il ne crie jamais. Or, crier parce que tu as faim, c’est la première forme de communication. Cela appelle une réponse : on te nourrit, on te parle en te disant des trucs gâteux du style « oh tu avais faim mon bébé, attention c’est un peu chaud, on va changer ta couche ». Ce sont les premières interactions qui font de nous un sujet. Dominique n’a pas eu ça. De même dans sa relation avec son mari. Elle était son objet. Elle n’obtenait reconnaissance qu’en lui faisant à manger, en le conduisant à droite à gauche. [Son mari n’avait pas le permis. Il la réveillait également la nuit pour réclamer des rapports sexuels]. Ce qu’elle a fait, c’est reprendre le pouvoir sur tout ça, en se construisant une famille « à elle ». Ce n’est pas anodin qu’elle ait longtemps gardé les corps des bébés dans sa chambre et qu’elle aille les couvrir la nuit « pour ne pas qu’ils aient froid ». Elle ne minimise pas pour autant ce qu’elle a fait. Moi non plus. Elle trouve ça atroce et éprouve une immense honte. Elle n’aurait de toute façon pas pu parler à une journaliste qui aurait minimisé.

Être ami·e, c’est aussi donner quelque chose de soi. Que partagez-vous de votre vie avec Dominique Cottrez ?
O. M. : J’ai lui ai parlé de mes enfants et je pense que ça l’a touchée. Elle connaît leur prénom. Celui de mon compagnon aussi. Quand elle se posait des questions sur la Cour d’assises à l’approche de son procès, je lui faisais des schémas pour qu’elle comprenne comment ça fonctionne. Si elle confiait quelque chose de très intime et que ça faisait écho en moi, je ne m’empêchais pas de le dire. Après le procès, quand elle m’envoyait des lettres de la prison, elle n’écrivait pas à la journaliste qui avait écrit un livre sur elle. Elle écrivait à une amie en espérant que je lui remonte le moral. Et moi je répondais comme telle. À aucun moment je n’ai fait ça « pour qu’elle soit sympa avec moi ». C’est spontané. C’est la manière dont je travaille. Et dont travaillent beaucoup de journalistes. C’est particulièrement vrai dans le domaine de la justice. Les gens sont généralement secoués, après des faits atroces. Plonger dans leur vie, c’est se voir confier la part la plus à vif et la plus « à protéger » d’eux. Personne ne peut faire autrement que de nouer un lien.

N’éprouviez-vous pas de problème éthique à nouer ce lien avec elle ?
O. M. : Mon vrai souci éthique était de ne pas la trahir. Je ne peux pas demander à des personnes de me confier des histoires de violence, être la première personne à qui elles racontent que leur père ou leur instituteur les violait et, si ces personnes me rappellent car elles en éprouvent le besoin, leur dire « non, l’article est terminé ». Mon problème, c’était ça : être à la hauteur de la confiance que je demandais à Dominique. L'autre problème éthique, celui de la distance avec elle dans le cadre de mon rôle de journaliste, à mon avis est résolu du fait que, dans mon livre, je dis clairement au lecteur où je me situe. Je raconte les coulisses, la relation. C’est plus facile de ne pas être d'accord avec moi mais au moins c’est clair. C'est d'ailleurs le cas de beaucoup de lecteurs. Parmi mes proches aussi, certains se demandaient pourquoi j’allais voir Dominique toutes les semaines. L’idée derrière ce livre, c’est aussi de lier son histoire à celle d’autres femmes, afin de repérer les signes avant-coureurs. Car les affaires de néonaticides [différent de l’infanticide : il concerne les crimes commis dans les premières 24H de l’enfant] sont TOUTES des histoires de femmes réduites au silence. C’est le cas de Véronique Courjault [condamnée en 2009 à huit ans de prison pour avoir tué ses trois bébés, on s’en rappelle comme l’affaire du « congélateur »] ou de Céline Lesage [condamnée en 2010 à quinze ans de prison pour avoir tué ses six bébés]. Les psys et sociologues qui ont travaillé sur le sujet ont décelé le même schéma à chaque fois. Des femmes muettes, qu’on décrit comme « effacées », dont les compagnons poursuivent une forme de maltraitance en les ignorant ou les considérant comme objets. Ils ne voient pas leur femme. Ni qu’elles sont enceintes. Ce sont des grossesses cachées. Pas des dénis. Céline Lesage dit cette phrase frappante : « j’ai toujours tout gardé pour moi ». D’ailleurs, comme Dominique, ces femmes gardent les corps.

Cette histoire vous a-t-elle fait ressentir de la sympathie pour les femmes criminelles en général ?
O. M. : Franchement, non. Je pourrais rééprouver une sensation de choc au sujet d’une autre femme. Les histoires d’enfants objets, surtout, ça me rendra toujours immensément triste. Mais ce sont les crimes qui m’horrifient, pas les criminels.

À lire : Les monstres n’existent pas, Ondine Millot, Stock, 2018

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