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© Katrin Bolovtsova / Pexels

Malaise d’une avo­cate enceinte de huit mois au tri­bu­nal : l’indignation monte sur la ques­tion de la gros­sesse au sein de la profession

L’incident sur­ve­nu jeu­di 4 avril devant la 16e chambre du tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Paris, où une avo­cate enceinte de huit mois a fait un malaise et une crise d’épilepsie après s’être vu refu­ser le ren­voi de son audience, illustre les pro­blé­ma­tiques sys­té­miques que ren­contrent les avo­cates durant leur gros­sesse. Et met en émoi la pro­fes­sion. Enquête. 

Maître N.* ne s’attendait pas à ce que son his­toire pro­voque une telle émo­tion au sein de la pro­fes­sion. Et même au-​delà. Depuis son malaise, le jeu­di 4 avril, devant la 16e chambre du tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Paris, elle reçoit des cen­taines de mes­sages de sou­tien, d’indignation, de soli­da­ri­té. “J’ai reçu des cen­taines de mes­sages d’avocates de Marseille, de Lyon, de Lille, d’Angoulême qui me disent : ‘Moi aus­si ça m’est arri­vé’”, raconte Me N. à Causette. Sur les réseaux sociaux, on ne compte plus les témoi­gnages qui pointent, depuis, une pro­blé­ma­tique majeure quant à la ques­tion de la gros­sesse dans la pro­fes­sion. Dès le len­de­main de l’incident de Me N., repris un peu par­tout dans la presse, le bar­reau de Paris, l’Union des jeunes avo­cats (UJA) ain­si que le Syndicat des avo­cats de France (SAF) se sont fen­dus de com­mu­ni­qués dans les­quels ils dénoncent l’incident et militent pour une meilleure pro­tec­tion de la san­té des avocat·es, en par­ti­cu­lier celle des avo­cates enceintes. C’est dire si ce malaise cris­tal­lise une pro­blé­ma­tique systémique. 

Mais pour bien com­prendre com­ment maître N. s’est retrou­vée, le 4 avril der­nier, dans l’obligation de devoir plai­der à huit mois de gros­sesse pour le ren­voi de son dos­sier, il faut rem­bo­bi­ner la cas­sette. Me N. s’est sai­sie du dos­sier de son client un an aupa­ra­vant. Un gros dos­sier qu’elle sui­vait avec un confrère et qui devait donc être exa­mi­né par le tri­bu­nal sur deux jours, le jeu­di 4 et ven­dre­di 5 avril. Normalement, dans ce type d’affaires, les avocat·es sont convoqué·es très en amont dans le cadre d’audiences de fixa­tion pour se mettre d’accord sur des dates d’audience, soit plu­sieurs mois à l’avance. Mais, en l’occurrence, le pro­cès avait été “audien­cé”, comme on dit dans le jar­gon judi­ciaire, seule­ment un mois et demi auparavant. 

Les agen­das des péna­listes étant ce qu’ils sont, c’est-à-dire sur­char­gés, le confrère de Me N. était obli­gé de plai­der ce jour-​là à la fois à Créteil (Val-​de-​Marne) et à Nanterre (Hauts-​de-​Seine) pour deux affaires qui ne pou­vaient pas, elles, être ren­voyées dans la mesure où les pré­ve­nus étaient déte­nus. Il ne pou­vait pas par consé­quent se rendre au tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Paris le 4 avril. Quant à maître N., elle est enceinte de huit mois. Grossesse qu’elle igno­rait évi­dem­ment au moment où elle s’est sai­sie de cette affaire, un an plus tôt. Par ailleurs, il s’avère que le pré­ve­nu pré­sente un état de san­té très grave. Pour toutes ces rai­sons, bien en amont du 4 avril, Me N. et son confrère demandent donc une demande offi­cielle de ren­voi d’audience afin de pou­voir l’assurer serei­ne­ment ultérieurement.

Pas d’enjeux de délai

Le pré­ve­nu com­pa­rais­sant libre – en rai­son de son état de san­té, il a été sor­ti de déten­tion et est sous bra­ce­let élec­tro­nique –, il n’y a en effet pas d’enjeu de délai le concer­nant. Sa com­pagne, pré­ve­nue elle aus­si, est éga­le­ment libre et repré­sen­tée par un autre avo­cat, Me Hedi Dakhlaoui. En clair, il n’y a pas de dan­ger à repous­ser le pro­cès. “S’il y avait eu une ques­tion de délai, c’est-à-dire qu’on arrive sur une fin de délai et qu’un pré­ve­nu poten­tiel­le­ment dan­ge­reux puisse être libé­ré, je n’aurais évi­dem­ment pas deman­dé le ren­voi, mais ce n’était pas le cas ici”, pré­cise Me N. Sauf que le tri­bu­nal ne peut sta­tuer que le jour de l’audience et ne se pro­nonce pas à l’avance sur lesdemandes de ren­voi. La voi­là donc contrainte de se dépla­cer, enceinte de huit mois – et par ailleurs en arrêt mala­die à ce moment-​là –, à la date fixée, soit le 4 avril, pour sol­li­ci­ter de nou­veau, et plai­der, cette demande de ren­voi. Le risque étant que, si elle ne s’était pas ren­due au tri­bu­nal, son client aurait dû se défendre soit seul, soit avec un·e avocat·e qu’il n’aurait pas choisi·e. 

Me N. est alors plu­tôt confiante dans la déci­sion du tri­bu­nal. “Ça me parais­sait assez impro­bable qu’ils puissent prendre ce dos­sier”, assure-​t-​elle à Causette. Dans sa plai­doi­rie, elle ajoute qu’au-delà de son état de san­té, et de l’absence de son confère, une enquête pour faux docu­ments est tou­jours en cours dans le dos­sier et qu’il n’est donc pas pos­sible de l’examiner aujourd’hui. Même les avocat·es de la par­tie civile ne s’opposent pas au ren­voi. Mais à l’audience, la ten­sion entre avocat·es et magistrat·es est pal­pable, et Me N. pressent fina­le­ment le refus de la pré­si­dente. Elle contacte alors la vice-​bâtonnière du bar­reau de Paris, Vanessa Bousardo. Cette der­nière se déplace pour plai­der elle aus­si le ren­voi, appuyant sur la néces­si­té pour un·e prévenu·e de pou­voir choi­sir libre­ment l’avocat·e qu’il·elle veut pour être représenté·e.

“Mon client a le droit à ses deux avocats”

Le tri­bu­nal se retire pour déli­bé­rer. À son retour, la pré­si­dente pro­nonce le rejet de la demande de ren­voi et décide de prendre l’affaire sur deux jours. Elle annonce qu’elle consa­cre­ra cette pre­mière jour­née à l’audition de l’autre pré­ve­nue et qu’elle enten­dra le client de Me N. le len­de­main, lorsque son confrère sera pré­sent. Ce que Me N. juge scan­da­leux : “Il n’y a pas de rai­son qu’une femme ait à faire un choix entre sa vie per­son­nelle et pro­fes­sion­nelle juste parce que la jus­tice veut avan­cer vite. En tant qu’avocate, j’ai le droit de ne pas vou­loir aban­don­ner un dos­sier sur lequel je tra­vaille depuis un an et qu’on aurait pu déca­ler de trois moissansdif­fi­cul­té. Et mon client a le droit à ses deux avo­cats”, explique-​t-​elle.

La vice-​bâtonnière n’a pas quit­té la salle d’audience qu’elle reçoit un SMS la pré­ve­nant que Me N. vient de faire un malaise. La ten­sion de l'audience, ajou­tée à sa gros­sesse avan­cée, a déclen­ché une crise d’épilepsieet de vio­lentes contrac­tionschez l’avocate. Me N. sera fina­le­ment trans­por­tée à l’hôpital. 

Interchangeabilité des avocat·es 

L’incident, rapi­de­ment relayé média­ti­que­ment, sou­lève immé­dia­te­ment une émo­tion et une vive colère dans les rangs de la pro­fes­sion. Le ven­dre­di 5 avril, alors que l’audience reprend, sans Me N., tou­jours à l’hôpital, la salle est rem­plie de jour­na­listes et de robes noires, dont celle du bâton­nier, de la vice-​bâtonnière et des membres du Conseil de l’ordre des avo­cats. Tous et toutes sont venu·es témoi­gner à la fois leur sou­tien à leur consœur, mais aus­si leur indi­gna­tion. Me Hedi Dakhlaoui, l’avocat de la pré­ve­nue, pré­sent la veille, prend la parole en s’adressant à la pré­si­dente quant au désir de Me N. de pou­voir assu­rer la défense de son client et au pro­blème de consi­dé­rer que les avocat·es sont inter­chan­geables : “Vous lui avez répon­du que ce n’était pas si grave, qu’il y avait un autre avo­cat et que sa pré­sence n’était donc pas indis­pen­sable”, rap­porte le site Actu-​juridique.

La vice-​bâtonnière de Paris prend elle aus­si, à nou­veau, la parole : “Notre pré­sence ne vise pas à faire un inci­dent sur un inci­dent. Simplement, une consœur enceinte qui demande un ren­voi est un sujet majeur qui relève d’une res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive pour savoir com­ment on appré­hende la femme enceinte dans l’audience pénale.” Quant au confrère de maître N., il refuse de plai­der sans sa consœur. Devant tant d’indignation, la pré­si­dente pro­nonce le ren­voi de l’audience à décembre 2024, pre­nant le temps de rap­pe­ler qu’il s’agissait ici d’un “mal­en­ten­du”.

Situation de tension 

Cette affaire révèle deux pro­blé­ma­tiques. D’abord, un cli­mat de ten­sion entre magistrat·es et avocat·es qui dure depuis long­temps. Voire une défiance de la part des premier·ères à l’égard des second·es. “Aujourd’hui, pour deman­der un ren­voi pour rai­sons médi­cales ou de gros­sesse, il faut pro­duire des pièces, des cer­ti­fi­cats médi­caux, se jus­ti­fier, venir sur place. Ce n’était pas le cas aupa­ra­vant”, explique Me N. Dans l’affaire du 4 avril, l’avocat des par­ties civiles, Me Philippe Grundler, l’a lui-​même poin­té lors de sa plai­doi­rie du ven­dre­di, comme le rap­porte le site Actu juri­dique : “En qua­rante ans de bar­reau, je n’ai jamais vu une situa­tion comme celle-​ci. On est dans une situa­tion de ten­sion entre avo­cats et magis­trats assez catas­tro­phique, je nous l’impute à tous. Nous par­ti­ci­pons à une œuvre judi­ciaire qui consti­tue un pilier de la démo­cra­tie. Si nous ne savons pas entre­te­nir des rap­ports équi­li­brés, nous jouons avec le feu.”

Pour Nelly Bertrand, secré­taire géné­rale du Syndicat de la magis­tra­ture, cette affaire “illustre tris­te­ment les dys­fonc­tion­ne­ments que peuvent connaître les tri­bu­naux cor­rec­tion­nels aujourd’hui. La poli­tique de ren­voi est très liée aux injonc­tions à la pro­duc­ti­vi­té qui pèsent sur les magis­trats. Il y a une espèce de pres­sion dif­fuse qui pèse sur eux à ne pas pro­non­cer de ren­voi ou en tout cas le moins pos­sible parce qu’ils savent qu’il y a déjà tel­le­ment d’audiences sur­char­gées, de juge­ments tel­le­ment longs. Et plus ils ren­voient, plus ces audiences vont être sur­char­gées et les délais être encore plus longs. Il y a une accé­lé­ra­tion de l’activité pénale constante et une poli­tique du chiffre”, déplore-​t-​elle. Et d’ajouter : “Cette méfiance que peuvent avoir les magis­trats envers les avo­cats est révé­la­trice, pour nous, d’une mécon­nais­sance mutuelle, mais notam­ment par les magis­trats des contraintes pro­fes­sion­nelles des avo­cats de manière beau­coup plus géné­rale. Cela montre un manque de dia­logue et la néces­si­té de ren­for­cer ces liens.” Pour Vanessa Bousardo, si cette dif­fi­cul­té est enten­dable, la cir­cons­tance de la gros­sesse n’est pas n’importe quelle cir­cons­tance et ne doit pas entrer en confron­ta­tion avec la néces­si­té d’un audiencement.

“Le reflet d’une pra­tique professionnelle”

Autre pro­blé­ma­tique majeure sou­le­vée par cette affaire, la situa­tion des femmes enceintes. “Les femmes sont majo­ri­taires depuis quelques années dans la pro­fes­sion et, pour autant, la mater­ni­té vient encore bien sou­vent entra­ver leur car­rière”, sou­ligne à Causette, la vice-​bâtonnière du bar­reau de Paris, Vanessa Bousardo, qui a d’ailleurs fait du sujet de la mater­ni­té son che­val de bataille depuis son élec­tion en juin 2023. “Je ne suis pas abso­lu­ment pas éton­née de cet inci­dent, il n’est pas du tout iso­lé, appuie Charlotte Bonnaire, avo­cate péna­liste au bar­reau de Marseille et copré­si­dente de la com­mis­sion fémi­niste du Syndicat des avo­cats de France (SAF). Il est le reflet d’une pra­tique pro­fes­sion­nelle qui ne prend abso­lu­ment pas en compte le bou­le­ver­se­ment phy­sio­lo­gique de la gros­sesse et de la mater­ni­té. Rares sont les avo­cates qui n’ont pas éprou­vé de dif­fi­cul­tés avec leurs col­la­bo­ra­teurs, leur clien­tèle, leurs confrères ou les magis­trats. On l’a toutes vécu, j’en suis inti­me­ment convaincue.”

Charlotte Bonnaire s’en est d’ailleurs elle-​même ren­du compte lorsqu’elle a tra­ver­sé la vaste expé­rience qu’est la mater­ni­té il y a deux ans. Les ren­vois étant raris­simes dans les audiences aux assises, au regard des enjeux de liber­té et de durée de déten­tion, elle a dû elle aus­si plai­der à huit mois de gros­sesse. “C’était assez pénible, mais je le vou­lais. Il y a des contraintes que l’on s’impose, mais qui nous sont aus­si impo­sées par l’exercice de cette pro­fes­sion”, observe-​t-​elle. 

“Elle n’avait qu’à pas prendre le dossier”

“Sur les réseaux sociaux, j’ai vu pas­ser des com­men­taires disant ‘Mais si elle savait qu’elle était enceinte, elle n’avait qu’à pas prendre le dos­sier’,” raconte Me N. Une remarque qui prouve l’ignorance des pro­blé­ma­tiques inhé­rentes au métier. “Déjà, comme je l’ai dit, lorsque je prends le dos­sier, je ne sais pas que je vais tom­ber enceinte. D’autre part, étant don­né la façon dont fonc­tionne la jus­tice et ses délais, cela vou­drait dire que si on a entre 25 et 40 ans, et poten­tiel­le­ment un désir d’enfant, il fau­drait tout cal­cu­ler lorsqu’on prend un dos­sier ? Et déci­der de se mettre hors course pen­dant un an à chaque fois qu’on a un pro­jet de mater­ni­té parce qu’on risque de ne pas accep­ter nos demandes de ren­voi à plus tard ? Cela revient à dire qu’une femme entre 25 et 40 ans renonce poten­tiel­le­ment à être avo­cate et accepte de lais­ser sa place à un confrère mas­cu­lin ou une consœur qui ne veut pas d’enfant”, dénonce l’avocate, sou­le­vant une dimen­sion dis­cri­mi­na­toire et sexiste dans l’affaire.

Une dimen­sion éga­le­ment sou­le­vée par élise Ralle, avo­cate en droit éco­no­mique au bar­reau de Paris et membre du Syndicat des avo­cats de France (SAF). “Imaginons que ce type d’incident se repro­duise et que cela devienne le mode de fonc­tion­ne­ment de la jus­tice. Comme le temps de la jus­tice est très long, les clients pour­raient finir par ne plus prendre d’avocates sus­cep­tibles de tom­ber enceintes par peur qu’elles ne soient pas là le jour de l’audience, pointe Élise Ralle. Les clients pour­raient finir par pré­fé­rer prendre des avo­cats hommes.” Raison pour laquelle, d’ailleurs, de nom­breuses avo­cates n’informent pas leurs client·es qu’elles sont enceintes.

Plaider jusqu’à la fin 

Et si les avo­cates décident de ne pas se mettre tota­le­ment hors cir­cuit, eh bien, c’est leur choix, leur pro­blème. Elles doivent dès lors assu­mer, et leur sta­tut de femme enceinte s’en trouve abso­lu­ment nié. Si on ne veut pas renon­cer, alors il fau­drait plai­der jusqu’à la veille de son accou­che­ment et reprendre du ser­vice le péri­née à peine recou­su. “Il y a cette idée assez archaïque dans le métier qu’il faut consa­crer sa vie à sa pro­fes­sion”, lance Charlotte Bonnaire, à la tête de la com­mis­sion fémi­niste du SAF. “Il y a une sorte d’intériorisation d’ailleurs, de la part des femmes elles-​mêmes, du fait qu’il serait nor­mal de ne qua­si­ment pas s’arrêter ni avant ni après”, ana­lyse Carole Vercheyre-​Grard, avo­cate en droit du tra­vail et des affaires et pré­si­dente de l’association Les mômes du Palais, lan­cée en sep­tembre der­nier afin de repla­cer jus­te­ment la paren­ta­li­té au cœur de la profession. 

“Je notais l’intervalle entre les contrac­tions sur un Post-it”

Claire Poirson, avo­cate en droit des nou­velles tech­no­lo­gies et vice-​présidente de l’Association fran­çaise des femmes juristes (AFFJ), qui pro­meut la place des femmes dans ces pro­fes­sions depuis vingt ans, a vécu cela quand elle atten­dait son pre­mier enfant. Elle avait pré­vu de s’arrêter quinze jours avant le terme de sa gros­sesse. Sauf que, la veille de son arrêt, dans l’après-midi, elle se met à avoir des contrac­tions au cabi­net. Dans la pré­ci­pi­ta­tion, elle doit encore prendre le temps de don­ner ses direc­tives à ses col­lègues sur ses affaires en cours et à venir. À 18 heures, elle était tou­jours à son bureau. “Je notais l’intervalle entre les contrac­tions sur un Post-​it”, raconte-​t-​elle. Lorsqu’elle arrive à la mater­ni­té, elle ne peut rece­voir la péri­du­rale car elle a oublié son dos­sier médi­cal… au cabi­net. Elle a accou­ché à 20 h 50. Elle n’avait pas eu le temps de faire la pré­pa­ra­tion à l’accouchement. “Parce qu’on me répé­tait que je n’étais pas malade et c’est vrai que j’étais en forme, je n’osais pas dire non”, se souvient-​elle. En pré­ci­sant son métier à la psy­cho­logue de la mater­ni­té, le len­de­main, cette der­nière lui répond : “Vous, les avo­cates, vous êtes les pires. Vous faites limite un déni de grossesse.”

À cha­cune de mes gros­sesses, j’ai tra­vaillé jusqu’au ven­dre­di, j’ai accou­ché le lun­di et je tra­vaillais de nou­veau trois jours après, raconte de son côté Saskia Henninger, avo­cate en droit social au bar­reau de Paris et ancienne pré­si­dente de l’Association fran­çaise des femmes juristes (AFFJ). J’étais en forme, mais je me rends compte aujourd’hui que j’ai payé le fait de ne pas m’être repo­sée avant l’accouchement sur les 2–3 années qui ont sui­vi mes gros­sesses. J’étais arri­vée à un état de fatigue apo­ca­lyp­tique.” Dans ce métier, où la pres­sion est qua­si constante, le fait de devoir bos­ser jusqu’au bout du bout de sa gros­sesse s’est donc tota­le­ment normalisé. 

Faible indem­ni­sa­tion

Pourquoi en arrivent-​elles à de telles extré­mi­tés ? Au-​delà du sexisme plu­tôt géné­ra­li­sé dans le milieu, le nœud du pro­blème se situe en grande par­tie du côté du congé mater­ni­té des avo­cates, notam­ment pour celles qui sont à leur compte ou pos­sèdent leur propre cabi­net. La plu­part d’entre elles exer­çant en libé­ral, elles dépendent d’une assu­rance pri­vée (AON ou LPA, La Prévoyance des avo­cats, selon les bar­reaux) pour laquelle elles cotisent et qui les indem­nise au moment de leur congé mater­ni­té, en com­plé­ment de la Sécurité sociale. Dans le cas des avo­cates col­la­bo­ra­trices, la ques­tion de l’indemnisation se pose moins, car l’employeur prend finan­ciè­re­ment en charge une par­tie du congé mater­ni­té, au-​delà des indem­ni­tés ver­sées par la Sécu. 

Mais pour les avo­cates à leur compte la situa­tion est ubuesque : “Le mon­tant des indem­ni­sa­tions de l’assurance pri­vée est extrê­me­ment faible”, indique Me N. “Comme j’ai eu deux gros­sesses très rap­pro­chées, j’ai appris que je n’avais pas le droit à une indem­ni­sa­tion de l’AON pour ma seconde gros­sesse. Du coup, je peux avoir recours à la Caisse natio­nale des bar­reaux fran­çais [CNBF], mais là encore, l’indemnisation est faible.” Or, à la tête de son cabi­net, Me N. doit conti­nuer à payer ses collaborateur·rices, une assis­tante juri­dique, des élèves avocat·es, sans comp­ter les charges qui conti­nuent de cou­rir pen­dant son absence. Concrètement, si Me N. vou­lait prendre les quelques semaines de congé mater­ni­té aux­quelles elle a droit, elle devrait “fer­mer [s]on cabi­net”, assure-​t-​elle. 

“Disparaître tota­le­ment, c’est presque impossible”

Par ailleurs, si elle déci­dait en effet de tou­cher ses modestes indem­ni­tés, elle devra avoir inter­rom­pu son acti­vi­té tota­le­ment pen­dant ses semaines d’arrêt en signant une attes­ta­tion sur l’honneur. “On ne peut même pas répondre à un client au télé­phone.” Une obli­ga­tion incom­pa­tible avec le métier, assure l’avocate. “Qu’on n’aille pas sur notre lieu de tra­vail ou aux audiences, bien sûr. Il faut être cohé­rent. Mais dis­pa­raître tota­le­ment de la cir­cu­la­tion pen­dant quelques semaines, dans ce métier, c’est presque impos­sible. C’est ris­quer de perdre ses clients.”

En clair, résume-​t-​elle “on nous met dans une situa­tion où on n’a pas d’autre choix éco­no­mi­que­ment que de venir tra­vailler jusqu’au der­nier moment et de reprendre immé­dia­te­ment”. Résultat, résument Claire Poirson et Saskia Henninger : “Les trois quarts des avo­cates qui sont à leur compte pré­fèrent tra­vailler jusqu’au bout et même pen­dant leur congé mater­ni­té et s’asseoir sur cette indem­ni­té.” Pour Vanessa Bousardo, cette situa­tion n’est pas viable : “Ce n’est pas parce qu’on est libé­ral qu’on doit accep­ter un sacri­fice, qu’on doit se mettre en dan­ger ou mettre en dan­ger la san­té de son enfant.”

Quitter la profession 

Résultat, selon l’AFFJ et le SAF, nom­breuses sont les avo­cates à être contraintes de quit­ter la pro­fes­sion après leur pre­mier enfant parce qu’elles ne veulent pas devoir choi­sir entre leur car­rière et leur famille. Raison pour laquelle, d’ailleurs, la fémi­ni­sa­tion de la pro­fes­sion s’inverse lorsqu’on regarde les patron·nes des grands cabi­nets. Selon la vice-​bâtonnière du bar­reau de Paris, 30 % des femmes avo­cates quittent la pro­fes­sion avant d’atteindre dix ans de carrière. 

Les dis­cri­mi­na­tions ne s’arrêtent d’ailleurs pas à la gros­sesse. Au sein de son asso­cia­tion, Claire Poirson reçoit ain­si de nom­breux témoi­gnages de col­la­bo­ra­trices qui, à leur retour de congé mater­ni­té, se retrouvent sur la sel­lette. “Elles finissent par perdre confiance en elles et par croire que c’est nor­mal d’être virée parce qu’elles ne font plus les mêmes horaires main­te­nant qu’elles ont eu un enfant. Et ce, même dans des gros cabi­nets d’affaires qui ont pour­tant la tré­so­re­rie suf­fi­sante pour employer des femmes qui ont des enfants. Bien sou­vent, ces avo­cates n’osent pas sai­sir l’ordre.”

Trouver des solutions 

Pour ten­ter de sor­tir de cette impasse, la vice-​bâtonnière du bar­reau de Paris, Vanessa Bousardo, tra­vaille actuel­le­ment avec les membres du Conseil de l’ordre des avo­cats sur la mise en place d’un dis­po­si­tif qui per­met­tra de rem­pla­cer les consœurs quand il s’agira de sol­li­ci­ter leurs ren­vois d’audience. Concrètement, il s’agirait d’envoyer des avocat·es missionné·es par l’Ordre pour venir sou­te­nir le ren­voi. “Nous espé­rons pré­sen­ter ce pro­jet dans les pro­chaines semaines, ça relève de nos prio­ri­tés”, indique Vanessa Bousardo. Pour elle, lorsqu’il s’agit d’avocates enceintes, le prin­cipe devrait d’ailleurs être que les ren­vois soient acquis. “Il y aura tou­jours des excep­tions, lorsque la liber­té est en cause notam­ment, pointe-​t-​elle. Mais le prin­cipe doit être le ren­voi et son rejet, l’exception.”

Le SAF sou­tient éga­le­ment une autre mesure : la prio­ri­sa­tion des avo­cates enceintes dans l’ordre d’appel en audience. Preuve que cela est pos­sible, le bar­reau de Lyon l’a ins­tau­ré en mars der­nier. Les avo­cates enceintes sont désor­mais prio­ri­taires, et ce, quel que soit le stade de leur grossesse.

Et la parentalité ? 

Du côté de la com­mis­sion fémi­niste du SAF, “on compte mettre en place un groupe de tra­vail sur le sujet de la mater­ni­té”. “On vou­drait créer un petit guide pra­tique sur ces ques­tions de mater­ni­té et de paren­ta­li­té, avec des démarches à suivre et des conseils pour nos consœurs”, explique Charlotte Bonnaire. Preuve que la tâche est colos­sale, le tra­vail de fond n’a pas encore pu être amorcé.

Et parce que la paren­ta­li­té ne s’arrête pas à la mater­ni­té, Carole Vercheyre-​Grard a lan­cé, en sep­tembre der­nier, l’association pari­sienne Les mômes du Palais – qui compte aujourd’hui 216 adhérent·es. Parmi eux·elles, 99 % d’avocat·es et 1% d’autres juristes, dont une tren­taine d’hommes en tout. Son objec­tif est de repla­cer la paren­ta­li­té dans la pro­fes­sion. Car si ce n’est pas facile avant l’accouchement, ça ne l’est pas davan­tage après, les avocat·es ne béné­fi­ciant pas de crèche inter­en­tre­prises ou de ber­ceaux. “On est actuel­le­ment en train de regar­der si on peut obte­nir des avan­tages pour des places en crèche”, sou­ligne Carole Vercheyre-​Grard. Ça tombe bien, c’est jus­te­ment l’intention de la vice-​bâtonnière Vanessa Bousardo. Elle cherche, elle aus­si, à mettre en place des crèches pour le bar­reau de Paris. Des mesures qui vont dans le bon sens, même si, à écou­ter les concer­nées, il fau­drait sur­tout, et avant tout, don­ner aux avo­cates enceintes les moyens finan­ciers de pou­voir s’arrêter. 

* L’initiale du nom de famille a été modifiée.

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