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Hôtel Dubocage de Bléville, Le Havre ©Anne-Bettina Brunet

L’exposition “Esclavage, mémoires nor­mandes” retrace pour la pre­mière fois le rôle joué par la Normandie dans l’histoire de l’esclavage

Plus de 150.000 hommes, femmes et enfants ont été déporté·es d’Afrique et réduit·es en esclavage aux Antilles lors des expéditions normandes, entre 1750 et 1848. Une page de l’histoire encore méconnue et retracée par l’exposition inédite Esclavage, mémoires normandes, proposée simultanément au Havre, à Honfleur et à Rouen jusqu’au 10 novembre prochain.

Honfleur, son petit port charmant, ses ruelles étroites pavées et ses typiques maisons de pêcheurs en pans de bois ou recouvertes d’ardoises. Comme figée dans le temps, la petite bourgade normande, nichée dans le Calvados, semble n’avoir pas pris une ride et être restée telle que l’ont représentée dans le passé les peintres les plus célèbres, à commencer par le fer de lance de l’impressionnisme, Claude Monet. Pourtant, derrière le vernis de la belle carte postale existe une autre histoire. Une page sombre et peu reluisante, longtemps restée méconnue du grand public : à la veille de la Révolution française, le petit port charmant était le 5ème port négrier de France derrière Nantes, La Rochelle, Bordeaux et Le Havre.

Si l’histoire de l’esclavage est bien souvent associée en France à Nantes ou à Bordeaux, Honfleur, Le Havre (Seine-Maritime) et Rouen (Seine-Maritime) ont pourtant pris part activement à la traite Atlantique entre 1750 et 1848 – date qui marque l’abolition définitive de l’esclavage en France. Surtout, ces trois ports ont fonctionné en complémentarité en formant le deuxième espace français de commerce esclavagiste. À la différence de Nantes, qui a organisé en 1992 la première grande exposition française consacrée à la traite Atlantique et à l’esclavage, la Normandie a mis encore plus de temps à appréhender cette page de son histoire. Un premier pas est donc franchi avec l’exposition Esclavage, mémoires normandes qui s’est ouverte simultanément au Havre, à Rouen et à Honfleur le 10 mai, date symbolique puisqu’elle commémore partout en France depuis 2006 les mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition. Elle prendra fin le 10 novembre prochain. 

Trois angles différents

L’exposition, reconnue d’intérêt général par le ministère de la Culture, invite pour la première fois les visiteur·euses à regarder simultanément l’histoire de l’esclavage – et plus particulièrement l’implication des Normand·es - sous trois angles différents et dans trois lieux différents. « On peut dire que Rouen était la place forte financière, Le Havre, le port où étaient armés la majorité des navires et d’où ils partaient, et Honfleur, le port “de secours” avec une importante activité liée aux chantiers navals », résume Emmanuelle Riand, co-commissaire de l’exposition et directrice des musées d’art et d’histoire du Havre où elle accueille au sein de l’Hôtel Dubocage de Bléville « Fortunes et Servitudes », le volet havrais de ce triptyque normand.  

Derrière la dimension historique et pédagogique, il y a aussi une dimension mémorielle. Celle de faire vivre la mémoire de l’esclavage en rappelant celle de millions de personnes déportées. En France, ce sont en effet plus de douze millions d’Africain·es qui ont été déporté·es vers les Antilles pour satisfaire le développement d’une économie triangulaire qui s'établit durablement pendant plusieurs siècles entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. On estime à plus de 500 le nombre de navires qui ont quitté les côtes normandes entre le XVIIIe et XIXe siècle pour échanger des produits contre des êtres humains. Capturé·es en Afrique, ce sont environ 150.000 hommes, femmes et enfants qui ont ensuite été déporté·es aux Antilles par les expéditions normandes pour travailler de force dans les plantations françaises. 

Un chiffre sans doute bien en deçà de la réalité, précise Guillaume Gaillard, le commissaire général de l’exposition régionale. La plupart des archives normandes se trouvant au Havre ayant été détruites dans les bombardements de 1944, il reste aujourd’hui peu de traces. Figurent tout de même quelques funestes livres de compte où est soigneusement mentionné pour chaque expédition le nombre de captif·ives, réduit·es à une simple valeur marchande. 

« L’exposition a fait naître quelques craintes chez les habitants, certains avaient peur que certains noms ressortent et que cela gêne les descendants. »

Benjamin Findinier, directeur des musées de Honfleur et co-commissaire de l’exposition.

À Honfleur, au musée Eugène Boudin qui consacre une salle au volet purement maritime de l’exposition, « D’une terre à l’autre », subsistent aussi quelques effroyables journaux dans lesquels sont consignés par le capitaine du navire tout ce qui se passe à bord. Les hommes, enchaînés deux à deux par les chevilles, sont entassés dans la cale du bateau par centaine. Les femmes et les enfants sont parqué·es séparément. L’éprouvante traversée de l’Atlantique dure des semaines. 

Chaque événement, chaque décès – et ils sont nombreux -, chaque suicide et chaque avarie sont détaillés dans les journaux de bord. Les rares mouvements de révolte aussitôt réprimés y sont aussi consignés. La partie honfleuraise témoigne aussi de la sensibilité encore marquée de cette période sur le territoire. « L’exposition a fait naître quelques craintes chez les habitants, certains avaient peur que des noms d’anciens armateurs ressortent des archives et que cela gêne les descendants », confie ainsi Benjamin Findinier, directeur des musées de Honfleur et co-commissaire de l’exposition.

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Musée Eugène Boudin, Honfleur. © Musées de Honfleur

Les noms des anciens armateurs de la ville – ceux qui financent les expéditions - ont aujourd’hui tous disparu. Et si cela n’avait pas été le cas ? « Cela n’aurait rien changé, nous aurions quand même fait l’exposition, assure Benjamin Findinier. Nous ne sommes pas là pour faire les comptes de l’Histoire et les gens sont capables de comprendre que ce qu’on fait leur aïeuls n’est pas de leur faute. Cette histoire vient certes assombrir le tableau d’Honfleur mais je suis convaincu que la ville sortira grandie de cette exposition. Le passé négrier de la ville n’a jamais été caché mais n’a jamais fait l’objet d’un devoir de mémoire. » 

Le rôle longtemps minimisé de Rouen

Au musée industriel de la Corderie Vallois de Rouen, les commissaires de l’exposition régionale se sont attaché·es à mettre en lumière « l’envers d’une prospérité », comme en témoigne le nom de cette troisième et dernière partie. « Rouen a longtemps minimisé son rôle dans la traite Atlantique car la ville n’a pas envoyé de bateau. Pourtant, elle a participé activement au développement économique de ce système », rappelle Mathilde Schneider, directrice des musées Beauvoisine et co-commissaire de l’exposition. À Rouen transitent en effet nombre de produits de consommation venant des Antilles qui font la joie des foyers de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie normande comme le sucre, le tabac ou le cacao.

L’exposition souligne l’envers du décor, montrant aux visiteur·euses des entraves d’esclaves et des écarteurs de bouche qui servaient à nourrir de force celles et ceux qui refusaient de s’alimenter dans les plantations des colonies. En témoigne l’estampe de l’artiste Jean Michel Moreau réalisée en 1772 qui représente une jeune femme esclave portant son bébé sur son dos. Il est inscrit en bas « Ce qui sert à vos plaisirs est mouillé de nos larmes ». À l’image de cette illustration contestataire, la question de l’abolition du système esclavagiste est également traitée.

Regard contemporain
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Le travail d'Emmanuelle Gall à gauche. © RMM Y. DESLANDES

Faire la lumière sur un passé longtemps mis sous le tapis mais aussi regarder l’avenir est l’ambition de cette exposition qui accueille au Havre et à Rouen des artistes contemporain·es. Au Havre, l’artiste plasticienne Elisa Moris Vai a photographié des descendant·es d’esclaves dans des costumes du XVIIIe siècle afin d’évoquer l’héritage de l’esclavage dans la société française tandis qu’à Rouen, la plasticienne rouennaise Emmanuelle Gall a tricoté sur une grande toile blanche des petites poupées représentant la généalogie de son aïeule Eulalie, esclave dont les descendant·es ont été envoyé·es de force à Rouen pour travailler au service de riches familles rouenaises.

Regarder vers l’avenir, c’est aussi laisser une trace pour les générations futures. Au Havre, deux salles seront pérennisées après la fin de l’exposition. À Rouen, une salle sera installée dans le nouveau musée Beauvoisine et à Honfleur, l’actuelle section consacrée à la question de l’esclavage dans le musée de la Marine sera complètement repensée. Une visite guidée au sein d’Honfleur sera également prochainement proposée par l’office de tourisme, indique Benjamin Findinier. En faisant connaître les marques invisibles laissées dans la ville par la traite Atlantique (telle maison appartenait à telle famille d’armateurs par exemple), elle permettra aux nombreux·euses touristes d’admirer la beauté de Honfleur, tout en regardant en face une période douloureuse de notre histoire collective.

Esclavage, mémoires normandes, du 10 mai au 10 novembre 2023.
« Fortunes et Servitude », Hôtel Dubocage de Bléville, Le Havre, Plein tarif 5 euros, tarif réduit 3 euros. lein tarif 5 € - Tarif réduit : 3 €.
« D’une terre à l’autre », Musée Eugène Boudin, Honfleur, Plein tarif 8 euros, tarif réduit 6,5 euros.
« L’envers d’une prospérité », Musée industriel de la Corderie Vallois de Rouen. Tarif 4 euros.

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