person standing near body of water
©Tim Foster

Jeunes veuves : les grandes oubliées…

On assimile bien souvent le veuvage au couple du troisième âge. À tort, car la mort frappe également les plus jeunes. À l’occasion de la Journée internationale des veuves qui se tient ce vendredi 23 juin, Causette s’est penchée sur leur condition, elles qui se retrouvent confrontées à des difficultés particulières et demeurent souvent les grandes oubliées de notre société.

Comme chaque année depuis quatre ans, Louise et sa fille, Lou, ont observé le même rituel pour la fête des pères. Dimanche dernier, elles se sont rendues au cimetière déposer un bouquet de fleurs fraîches et allumer une bougie sur la tombe de Marc. Cette fois, Lou, 9 ans, a même écrit un petit mot qu’elle a glissé sous le vase. Dessus, il était inscrit « Bonne fête papa » entouré de petits cœurs rouges. Rien d’autre qu’une lettre, un bouquet et une bougie sur une tombe. Car Marc, le compagnon de Louise et le papa de Lou, est mort dans un accident de la route en 2019. 

Le rituel de la fête des pères de Louise et Lou peut sembler sinistre. Pourtant, mère et fille ne manqueraient cela pour rien au monde. De toute façon, depuis la mort de Marc, les choses ne sont plus vraiment à leur place. « Devenir veuve à 40 ans, ça n'avait déjà pas trop de sens », souffle-t-elle à Causette. Quand elle a entendu ce mot pour la première fois dans la bouche de sa mère, quelques jours après l’enterrement de Marc, Louise n’a pas très bien compris. Dans sa tête, une veuve c’était plutôt une vieille femme courbée et toute ridée. 

Le veuvage reste attaché au mariage 

Pourtant, Louise est bien veuve. Plus précisément, c’est une jeune veuve. En France, on qualifie de jeunes veufs·veuves, les hommes et les femmes qui perdent leur conjoint·e avant l’âge de 55 ans. Difficile cependant de connaître leur nombre avec exactitude. Selon l’Insee, 274.000 personnes seraient concernées. Mais en réalité, elles sont beaucoup plus nombreuses car la définition du veuvage de l’Insee est très restrictive : il s’agit d’une personne dont le·la conjoint·e est décédé·e pendant le mariage et qui ne s’est pas remariée. Or, on le sait, les liens du couple vont désormais bien au-delà. « Historiquement, le veuvage reste attaché au mariage et on a encore tendance à ne considérer comme veuves que les femmes mariées », explique Isabelle Delaunay, sociologue spécialiste de la question et notamment du veuvage précoce. 

En réalité, celui-ci concerne aussi des femmes pacsées, des concubines et même des divorcées. « On parle peu des divorcés qui deviennent veuf, estime ainsi Stéphane Lemercier, vice-président de l’Association française des jeunes veufs et veuves (AFJVV). Sur les documents scolaires il faut par exemple choisir entre la mention divorcé ou veuf alors que ça me parait important d’indiquer qu’on est aussi veuf car ça explique pourquoi l’autre parent n’est pas là, sinon ça laisse entendre qu’il est toujours vivant. »

Une donnée est cependant certaine : 80 % des personnes en situation de veuvage précoce sont des femmes, et plus de la moitié ont comme Louise des enfants à charge. La surreprésentation des femmes s’explique par la surmortalité masculine. De ce fait, cette situation concerne majoritairement des femmes hétérosexuelles. 

« Cet accident a mis un coup d’arrêt à sa vie mais pas seulement, il a aussi mis la mienne sur pause. »  

Louise

Pour Louise, la mort de Marc a ressemblé à une déflagration laissant, depuis, un trou béant dans sa vie et celle de sa fille. Il·elle s’étaient rencontrés au lycée, Marc était son premier amour. « Lorsqu’il est mort, on essayait d’avoir un deuxième enfant, confie-t-elle. Cet accident a mis un coup d’arrêt à sa vie mais pas seulement, il a aussi mis la mienne sur pause. Sa mort a stoppé net mes projets, je sais par exemple que je n’aurai jamais de deuxième enfant. » À l’image de ce qu’a vécu Louise, le veuvage précoce est inattendu et brutal, même lorsqu’il survient après une longue maladie. Il brise l’équilibre d’une vie construite à deux et entraîne des difficultés bien particulières pour celle qui reste. « Les inégalités entre les femmes et les hommes s’accentuent alors, car ça fait souvent basculer les femmes dans la précarité », note Isabelle Delaunay. 

Corine Goldberger en sait quelque chose. Lorsqu’elle a perdu son mari en 2002 à l’âge de 45 ans, l’ancienne journaliste de presse féminine devenue podcasteuse, a dû payer la moitié du crédit d’une maison qu’il·elle avaient acheté ensemble, tout en s’occupant de leur deux enfants de 9 et 14 ans. Pour leur prêt immobilier, Corine et son mari avaient pris une assurance à 50/50. C’est-à-dire qu’au décès de ce dernier, seule la moitié du crédit était remboursée. Restait alors la part de Corine. « Mon travail m’a permis de tenir debout car je devais continuer à payer le crédit de la maison, raconte-t-elle à Causette. Mais je connais beaucoup de veuves qui ne sont pas en état de travailler et qui ne parviennent pas à rembourser leur part. » Il y a aussi celles qui se retrouvent piégées, contraintes de payer le prêt d’un logement qu’elles auraient aimé quitter après le décès. 

« Si vous regardez ce qu’il se passerait si votre conjoint mourrait, en fonction de votre assurance ou de votre régime matrimonial, vous ferez sûrement de sacrées découvertes. »

Isabelle Delaunay, sociologue spécialiste du veuvage précoce 

C’est pourquoi, celle qui a créé le podcast, Argent : parlons cash les filles, conseille désormais aux femmes de prendre une assurance emprunteur à 100 %. « Certes ça va alourdir le crédit mais tout est remboursé en cas de malheur, souligne-t-elle. Nous les jeunes veuves nous savons mieux que quiconque que ça peut arriver n’importe quand et à n’importe qui. » Plus largement, la femme de 66 ans conseille à tous les couples de « faire son “crash test financier” ». « Si vous regardez ce qu’il se passerait si votre conjoint mourrait, en fonction de votre assurance ou de votre régime matrimonial, vous ferez sûrement de sacrées découvertes », assure Corine Goldberger. 

Sophie-Charlotte avait contracté une assurance à hauteur de 80 % pour son mari et 20 % pour elle. Depuis le décès de son mari le 14 février 2020 d’une crise cardiaque, elle continue à rembourser le prêt de sa maison, où elle vit toujours avec ses trois enfants de 7, 11 et 13 ans. Pour cette femme de 42 ans, le deuil s’apparente tout de même à un marathon. « On ne peut pas comparer les souffrances mais je ne pense pas me tromper en disant que c’est le deuil le plus fatiguant, souligne Sophie-Charlotte. On a désormais la charge d’un foyer construit à deux sur nos seules épaules. » 

Il faut gérer les enfants en solo désormais. Une charge mentale à la hauteur d’une montagne. « On n’est pas une famille monoparentale ordinaire, il y a la perte de l’autre parent, pointe Sophie-Charlotte. La dernière fois je suis arrivée au bout de ce que je pouvais dire à mes enfants pour consoler leur peine. Lorsque mon fils de 7 ans me dit qu’il ne se souvient plus de la voix de son père, je me sens parfois complètement démunie. » Mercredi dernier par exemple, Sophie-Charlotte s’est occupée de l’inscription au collège de son fils puis a passé son après-midi à jongler entre les différentes activités sportives. Un autre rituel s’est mis en place avec la mort : devoir à chaque rentrée prévenir les professeur·es de la situation familiale. « Ça nous rappelle chaque année que nous sommes seules pour gérer », souffle Sophie-Charlotte. 

Trouver du réconfort auprès de ses pairs 

Car même si elle parvient à faire seule le travail de deux parents, la mère de famille se heurte à une souffrance abyssale. La sienne et celle des enfants. « J’ai beau parler de lui, leur montrer des vidéos, des photos, leur raconter des souvenirs et des anecdotes, je ne pourrais jamais remplacer leur père », confie-t-elle. Il faut gérer le chagrin mais aussi les angoisses. « Mon petit dernier me dit souvent “Fais bien attention quand tu traverses la route ”, il a peur de perdre le dernier parent qui lui reste, je le comprends : la dernière fois que son père est parti, il est mort », affirme-t-elle. 

C’est justement pour pouvoir trouver les mots, du réconfort et des conseils, qu’a été créée l’Association française des jeunes veufs et veuves de France il y a six ans. L’association compte aujourd’hui plusieurs centaines de membres. « Je suis tombé sur le site internet il y a à peine un an lorsque je cherchais des informations sur la gestion des enfants », explique Stéphane Lemercier, qui a perdu sa femme d’un cancer en 2016. Sur le site, les membres viennent chercher des informations, des conseils pratiques et des retours d’expériences de personnes qui vivent la même chose. « On ne se retrouve pas vraiment dans les sept étapes du deuil, pointe le père de deux enfants. On doit faire au quotidien avec en toile de fond l’épineuse question “Qu’est-ce qu'aurait fait mon conjoint à ma place ?” » Un soutien nécessaire bien au-delà des frontières du virtuel : nombre de membres de l’association ont tissé des liens dans la « vraie vie ». 

La sororité comme lanterne 

Car après le décès d’un·e conjoint·e, vient souvent l’écrasante solitude dans laquelle se retrouvent les jeunes veuves. Même chez celles qui au départ sont très bien entourées. Ce fut le cas de Sophie-Charlotte. Son mari est décédé à l’étranger alors qu’il était en déplacement professionnel un mois avant le premier confinement. Avec ses trois enfants, elle s’est retrouvée complètement seule, aucune visite n’étant autorisée pendant cette période. « C’était atroce », se souvient difficilement la mère de famille.

L’année d’après elle a créé le groupe de parole Les Petites veuvries entre amies qu’elle co-anime depuis avec une autre jeune veuve, Caroline. Nous vous en parlions déjà en 2021, il s’agit de réunions par zoom qui ont lieu toutes les six à huit semaines au cours desquelles elles échangent et se soutiennent. « Ici, elles se retrouvent avec des femmes qui comprennent ce qu’elles vivent et ce par quoi elles passent, explique Sophie-Charlotte. Car après la mort d’un conjoint, on finit bien souvent par se retrouver seule. J’ai été extrêmement déçue en amitié mais j’ai aussi été surprise par l'empathie de gens auxquels je ne m’attendais pas. » 

Il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit en fait de la question du décès dans notre société occidentale. Et dans celle-ci, la mort a mauvaise presse. Elle reste bien souvent l’ultime tabou et les défunt·es peinent à trouver leur place dans notre réalité. « Mourir est déjà impensable, mais alors mourir jeune, ça l’est encore plus », souligne la sociologue Isabelle Delaunay. Ce qui pourrait donc expliquer l’intolérance, l’évitement et la maladresse de l’entourage lors de ces douloureuses situations. 

Lire aussi I Deuil précoce : un groupe de parole en ligne pour une sororité entre femmes endeuillées

Sophie-Charlotte en fait régulièrement l’amère expérience. « Ça m’est encore arrivé l’autre fois : une connaissance était étonnée que je m’achète des fleurs, je lui ai répondu que plus personne ne le fera pour moi désormais », raconte-t-elle. Sa vie sociale a fondu comme neige au soleil avec la mort de son mari. Par exemple, elle n’est plus autant invitée à dîner et reste persuadée que ce ne serait pas le cas si elle s’était « recasée ».

Refaire sa vie. C’est en effet l’une des nombreuses injonctions plus ou moins bienveillantes qu'on impose aux jeunes veuves. « J’ai hâte d’être vieille et moche pour ne plus avoir à entendre “Tu es encore jeune et belle tu vas retrouver quelqu’un” », écrit ainsi Karine* sur le groupe Facebook « Entre veufs » créée par Corine Goldberger il y a onze ans et qui rassemble 1 200 membres. Même récit chez Louise. « Quand j'essaie d'en parler avec mes amis, ils me répètent que je vais refaire ma vie. C'est évident qu'il me reste cinquante ans à vivre et la logique voudrait que je refasse ma vie mais pour l’instant c’est impossible », raconte-t-elle. Selon une étude de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) parue en 2012, les hommes forment une nouvelle union plus rapidement que les femmes. « Ils suscitent de l’empathie tandis que les veuves font peur, explique Isabelle Delaunay. La figure de la veuve noire est tenace. Il y a une incitation au mariage mais en même temps il y a toujours de la suspicion. »

Pour celles qui rencontrent quelqu’un à nouveau, il y a souvent la culpabilité de refaire sa vie. « Il y a aussi une forme de liberté qui peut être culpabilisante, souligne Sophie-Charlotte. Certaines racontent qu’elles ont pu enfin se faire cette coupe de cheveux que leur conjoint détestait, par exemple, ou déménager alors qu’il n’en était pas question avant. »

Et celles qui n’ont pas eu d’enfants ? 

Parmi les jeunes veuves, il existe une frange de femmes oubliées : celles qui ne rentrent pas « dans les cases » parce qu’elles n’étaient pas mariées. Et il y a pire encore : celles qui n’ont pas eu d’enfants avec leur compagnon. C’est le cas de Manon, 29 ans. La jeune femme était en couple avec Luc depuis cinq ans lorsqu’il s’est tué en moto l’an dernier. Pour elle, le plus dur n’est pas tant le côté financier mais la non-reconnaissance de son statut aux yeux de tous·toutes. 

 « Parfois je me dis que j’aurais dû avoir des enfants avec lui, au moins j’aurais l’impression d’être considérée », confie-t-elle à Causette. D’ailleurs, nombreuses sont les femmes comme Manon à entendre des « Heureusement que vous n’aviez pas d’enfant ! ». Comme si avoir un enfant avec un homme validerait finalement le couple devant la société. Ce jugement n’est pas anodin ni isolé selon la sociologue Isabelle Delaunay. « C’est d’une violence inouïe. Elles sont invisibles, personne ne peut savoir qu’elles sont veuves, elles n’ont aucune reconnaissance de notre société, elles sont vouées à vivre leur deuil en ne faisant aucun bruit », soutient-elle. Elles souffrent ainsi d’une double injustice : elles ne sont reconnues ni par la société ni par les politiques publiques. Pour la pension de réversion par exemple : seul·es les conjoint·es survivant·es peuvent en bénéficier à condition d’avoir été marié·es avec la personne décédée.

C’est pourquoi, selon la sociologue, il est urgent que les représentations évoluent  sur le deuil et plus particulièrement sur la place des jeunes veuves. « J’ai eu une once d’espoir au moment du Covid car la mort est brusquement entrée dans notre vie, on a vu que les gens pouvaient mourir jeunes, note Isabelle Delaunay. Mais j’ai l’impression que ce n’est finalement pas encore le cas. » Il est donc plus que temps de « moderniser » le veuvage car si la notion de famille évolue aujourd’hui, le veuvage précoce reste encore, dans ce domaine, l’une des questions non résolues.

Pour aller plus loin :

Quand la mort sépare un jeune couple: Le veuvage précoce, de Corine Goldberger, Albin Michel, 2005, 245 pages, 23 euros.

  • * Le prénom a été modifié

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