Jean-​Michel Apathie, le woke qu'on n'attendait pas

Ce n’est pas à lui – un homme blanc cis hétéro de 63 ans – que l’on aurait pensé pour incarner le wokisme et le rôle d’allié dans les luttes féministes. Pourtant, le journaliste politique s’est récemment mis à poser des petites bombes médiatiques sur son passage, en remettant les affaires Hulot, PPDA ou les crimes français en Algérie sur le devant de la scène. Sacré Jean-Mi !

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Il y a deux moments dans la vie Jean-Michel Aphatie où on lui a demandé s’il avait craqué son slip. La première fois : lorsque, à 23 ans, alors garçon de café à Lourdes et ayant arrêté les études au brevet, il annonce vouloir faire du droit, puis décide de devenir journaliste politique. La seconde : depuis qu’il multiplie, à 63 ans, les prises de parole sur les violences sexuelles et qu’il proclame sur les réseaux sociaux – en mode premier degré – #JeSuisWoke.

Depuis début 2022, le hashtag comptabilise près de 150 occurrences sur son Twitter. Sur son blog, il appelle à déboulonner des statues. Répète, en interview, vouloir « faire sauter » la prescription en matière de crimes sexuels. À la télé, il exhorte la Ville de Paris à renommer une école « Lamoricière », du nom d’un général responsable de massacres lors de la colonisation en Algérie. De TPMP, chez Hanouna, à Télérama en passant par le Bondy Blog – qui l’a récemment invité pour une master class –, il porte ses messages haut et fort.

À son premier virage, lorsqu’il était jeune homme dans le Sud-Ouest rêvant de Paris, les réactions, « c’était “mais t’es sûr que t’as rien pris ce matin ?” » se rappelle-t-il. « J’ai pas trouvé quelqu’un qui m’a dit “c’est bien”. » Ses parents, gérants d’un café-épicerie, anciens ouvriers, le soutiennent tout de même. On connaît la suite. Politis, Le Parisien, L’Express, Le Monde… RTL pendant douze ans (où il fait des interviews politiques), Le Grand Journal de Canal+ jusqu’à 2015 et, désormais, LCI en tant qu’éditorialiste politique et C L’Hebdo, sur France 5, où il est chroniqueur. (On oublie souvent ses débuts de pigiste chez Profession Papetier et 30 Millions d’amis – « C’était marrant, je faisais des enquêtes ou des reportages sur les cockers, sur des poissons rouges… »)

Le deuxième virage, celui du wokisme : « On ne me l’a pas reproché, relate-t-il, mais je sens un étonnement qui dissimule une forme de procès en illégitimité. Ou de “mais qu’est-ce qu’il nous fait chier avec ça ?” » Il vous arrête tout de suite. « Il ne faut pas aller trop loin dans l’interrogation. Parce que, au fond, il s’agit d’une chose simple : l’égalité. » Il dresse un portrait réaliste de lui : « Mes obsessions, c’est l’Algérie, le féminisme, le racisme et la dette. L’unité de ce combat, c’est que je ne crois pas à la puissance. »

À l’origine… une mère libre

Son coming-out woke en public date de son passage sur les plateaux de LCI, puis de C ce soir (France 5), début février. Cela fait suite à un article du Figaro sur « Les nouveaux intolérants ». En guise de photo, le quotidien a publié un montage avec, entre autres, Jean- Michel Aphatie. À l’écran, il rétorque. Il affirme être « entré dans le wokisme » en se demandant « pourquoi la Corse est devenue française et l’est-elle restée, et comment l’Algérie est devenue française et ne l’est-elle pas restée ». La différence, dit-il, tient au « vol de la terre » commis en Algérie. Est-ce la véritable origine de sa prise de conscience ? Et de quand date son féminisme ? À cette question, la toute première qu’on lui pose, l’intéressé, avant même de répondre, sort de son sac un livre qu’il a publié en 2008 : La Liberté de ma mère. Elle qui a passé le permis pour être libre, elle qui fumait le samedi tout simplement parce qu’elle le pouvait, elle qui s’est pris un amant – « Ça fait partie de sa liberté », analyse Aphatie – lui a appris « sans en parler jamais », ce que c’était. « Si c’est être éveillé aux discriminations, je suis woke depuis longtemps, résume- t-il, mais le dire aujourd’hui, c’est un cri de “mort aux cons”. »

Le tournant qui l’a incité à l’ouvrir n’est pas simplement #MeToo. Ni Black Lives Matter. « La conjonction de ces phénomènes a simplement fait que j’ai été amené à parler de ces sujets. Puis il s’est produit l’affaire Hulot, qui m’a marqué. » Nous sommes en 2018. Le feu hebdomadaire Ebdo annonce qu’il va révéler, dans son prochain numéro, une plainte pour viol (prescrite) contre Nicolas Hulot, alors ministre de l’Environnement. La veille de la parution de l’article, avant que personne ne l’ait lu, le politique s’invite sur le plateau de Jean-Jacques Bourdin, qui pose donc ses questions à l’aveugle. Elles portent sur le ressenti de l’accusé. Devant son poste, Jean-Michel Aphatie s’indigne. Il le fait savoir sur le plateau de C à vous notamment. « Les questions que [Bourdin] pose traduisent une culture de domination qu’il faut com- battre, résume-t-il aujourd’hui. Quand on demande à quelqu’un accusé de viol s’il souffre et qu’on n’a aucune question pour la personne qui a déposé plainte, c’est une mise en scène du pouvoir des hommes. » La (non) réaction du chef d’État le sidère encore plus. En scred, il mène donc son enquête de son côté. Et trouve d’autres preuves, tendant à accréditer la version de la victime.

Jean-Michel Aphatie les expose fin 2021, dans un livre d’enquête sur les coulisses du quinquennat Macron : Les Amateurs. Il y consacre trois chapitres entiers. Sauf que, dans le débat public – et contrairement à la plainte pour viol contre Darmanin –, personne n’en parle. Son éditrice chez Flammarion, Véronique de Bure, témoigne : « Ces chapitres racontent quelque chose de très grave du pouvoir et des médias, mais ils étaient passés sous silence. Il a été obligé de faire un presque coup d’État chez Sonia Devillers [dans l’émission L’Instant M, sur France Inter, ndlr] pour en parler. On sent une colère qui vient de ses tripes, sinon il aurait passé le message avec plus d’humour, comme d’habitude. »

Repenser la justice

Ce 22 septembre 2021, alors que la journaliste l’interroge sur le risque de désanoblir la politique à force d’en tacler les petites magouilles, Jean-Michel Aphatie change de sujet et parle de l’accusation de viol contre Hulot pendant les trois quarts de l’échange. Pour avoir animé plus de trois mille interviews audiovisuelles lui-même, l’invité sait qu’il commet là un « braquage ». « Je suis plus libre dans ma parole que je ne l’ai été. Quand on anime des interviews, on est tenu à un certain devoir de réserve. Aujourd’hui, j’ai envie de gueuler. »

Face à lui, on brandit la « présomption d’innocence » ou on prétexte la « prescription ». Il a bossé les sujets. « Dans ces affaires, la preuve est difficile à établir. Et on a compris que les femmes pouvaient prendre la parole après un certain délai parce qu’il y a une lutte personnelle, plaide-t-il encore. Donc on est obligés de réfléchir différemment. On doit encourager la prise de parole. C’est une question de civilisation ! La justice est mal outillée pour régler ces problèmes-là. Si on ne prend pas en compte ces particularités pour réviser les principes avec lesquels on vit, s’énerve-t-il, demeurons ignorants ! » Branchez-le sur Gisèle Halimi. Il connaît son parcours par cœur. S’indigne sur les raisons qui ont fait reculer Macron sur sa panthéonisation (ses liens avec le FLN). Jean- Michel ne se colle aucune étiquette pour autant. Ni profem, ni intersectionnel, ni allié. « Mon souci, ce n’est pas d’être un bon allié, c’est d’écouter. »

Après Hulot, PPDA

Lors de « l’interview coup d’État » chez Sonia Devillers, le journaliste lâche une autre petite bombe. Au moment de rendre l’antenne, il dézingue Le Parisien, qui vient de signaler, « comme s’il ne s’était rien passé », l’anniversaire d’un autre homme célèbre accusé de viol. L’ex- présentateur du JT de TF1 Patrick Poivre d’Arvor. Tout le monde a oublié que huit femmes ont témoigné dans une tribune publiée dans Le Monde, au début de l’été 2021. La journaliste Emmanuelle Dancourt est l’une d’elles. C’est un enchaînement de superlatifs, lorsqu’elle nous parle de Jean-Mi. « Il est le héros de [son] cœur », « un ange gardien », « un cadeau tombé du ciel », « un prophète » (!) dont « l’humilité » la touche. Aucun lien entre eux. Elle tombe « sur les fesses » en écoutant l’émission, par hasard. « L’été était passé. On n’était plus du tout audibles. D’un seul coup, il nous a redonné de l’audience alors qu’on ne se connaît pas ! Qui fait ça ? Ça nous a donné de la force. » Jean-Michel réitère, plus longuement, sur Sud Radio. Elle récupère son mail et lui envoie des remerciements illico. Hélène Devynck, autre signataire, fait de même. « Il nous a donné de l’importance à un moment où on affrontait des murs de découragement. Le fait que ce soit un homme d’une certaine génération, d’une certaine notoriété, nous a donné un écho. » Un mois et demi après l’émission de Sonia Devillers, Libération fait grand bruit avec sa Une sur les femmes accusant PPDA. Fin avril 2022, Complément d’enquête, sur France 2, y consacre une heure quinze d’émission. Puis le 9 mai, c’est au tour de Mediapart pendant deux heures trente.

Et en off, Jean-Michel continue d’agir pour éviter que PPDA ne soit mis sur un piédestal médiatique. Avant le festival littéraire de Saumur, par exemple, où le présentateur était censé remettre un prix fin 2021. « J’ai participé à un travail de sensibilisation auprès de gens du festival pour demander : inviter PPDA, est-ce bien ou non ? » PPDA remet bien le prix. En revanche, l’auteur censé le recevoir, Thibault de Montaigu, refuse la distinction. Plus tard, à Nantes, lors d’une conférence organisée par le Business Club, l’invité PPDA est remplacé au der- nier moment par… un certain Aphatie.

Anti-Zemmour

Avec tout ça, d’aucun·es taxeraient bien Jean-Michel Aphatie d’islamogauchisme. Sur Twitter, les troupes de Zemmour ont publié un montage de lui en femme voilée. Zemmour, dont il a combattu « les idées noires » bien avant 2022. Les deux hommes se sont retrouvés à travailler chez RTL en même temps, entre 2010 et 2015. À l’arrivée du chroniqueur d’extrême droite sur les ondes, « je me suis posé la question de partir. Je ne lui serrais pas la main dans les couloirs », avoue Aphatie. Si bien que « pour les gens de droite, c’est un affreux de gauche. Et pour les gens de gauche, c’est un sarkozyste », s’amuse son éditrice. Sans doute parce que l’éditorialiste avait déclaré, en 2014, que « le déferrement devant les juges [de l’ancien président], à 2 heures du matin, [relevait] davantage de l’humiliation que de la nécessité procédurale » ? « Les deux sont hallucinants quand on le connaît », poursuit Véronique de Bure. Pour couronner le tout, serait-il devenu un affreux écolo ?

« Je vais faire une réponse horrible : le fruit n’est pas mûr, répond l’ami woke. Ce devrait être prioritaire, mais l’écologie remet trop de choses en cause, car elle doit être fondamentalement anticapitaliste. » Alors, dans ses chroniques sur LCI, tout le monde y passe. Lui martèle qu’il vote blanc depuis 1988. Y compris aux deux tours en 2022. « Je suis farouchement favorable au projet européen. L’interdiction du voile me paraît un truc ignoble. Ça pourrait être des bonnes rai- sons de voter contre Marine Le Pen. Mais je [n’ai pas voulu] le faire parce qu’il me semble que [j’aurais brisé] ma distance journalistique. » Au moins, en devenant éditorialiste politique, il peut davantage en parler. Il est heureux. « Je crois que je m’amuse plus. La connerie à pourfendre est tellement épaisse qu’il y a du travail pour cinquante ans ! »

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