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Anastasia Mikova et Emmanuelle BEART. © Haut et Court

“Je me dou­tais que ça allait me bou­le­ver­ser” : vic­times d’inceste, elles ont regar­dé le docu­men­taire d’Emmanuelle Béart 

Un silence si bruyant, le documentaire consacré à l’inceste, coréalisé par Emmanuelle Béart et Anastasia Mikova, diffusé dimanche 24 septembre sur M6, a été vu par plus d’un million de personnes. Parmi elles, certaines ont, elles aussi, été victimes. Comment ont-elles vécu la diffusion ? Quatre femmes se sont confiées à Causette. 

Une déflagration. C’est ce qu’a ressenti Caroline*, dimanche 24 septembre, lorsqu’en zappant machinalement sur sa télécommande avant d’aller se coucher, elle est tombée sur le documentaire, Un silence si bruyant, diffusé sur M6 et réalisé par Anastasia Mikova et Emmanuelle Béart. À l’écran, quatre victimes d’inceste – trois femmes et un homme – sortent du silence et racontent à visage découvert les enfants qu’ils·elles ont été et le long chemin de la reconstruction. Il y a Norma, jeune femme de 32 ans violée par son grand-père entre 3 et 12 ans et qui a fini par faire de sa douleur un spectacle de stand-up. Pascale, violée par son père à 11 ans et qui sort à peine d’une amnésie traumatique à l’âge de 52 ans. Joachim, abusé par ses parents lorsqu’il avait 8 ans. Et Sarah, dont l’ex-compagnon a abusé de leur petite fille entre 4 et 8 ans. 

Norma, Pascale, Joachim et Sarah illustrent un phénomène systémique. En France, une personne sur dix a déjà été victime d’inceste. La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a reçu 27 000 témoignages depuis sa création en 2021. Preuve que le voile continue de se lever doucement, dimanche soir, France2 diffusait le film, Les Chatouilles, réalisé par Andréa Bescond en 2018 et qui s’inspire des violences sexuelles qu’elle a subies dans son enfance. Et hier soir, lundi 2 octobre, c’était au tour de TF1 de s’emparer du sujet en diffusant le téléfilm, Les Yeux grands fermés, fiction dans laquelle Muriel Robin campe une grand-mère dont la vie bascule le jour où son petit-fils de 6 ans lui fait comprendre qu’il est victime d’inceste par son père. À chaque fois, les films ont été suivis de documentaires. Et c’est sans compter la rentrée littéraire, puisque fin août paraissait Triste Tigre, de Neige Sinno, qui figure dans la première sélection de presque tous les prix littéraires, dont le Goncourt. 

Briser le tabou 

Le 24 septembre dernier, le documentaire d’Emmanuelle Béart a, lui, rassemblé plus d’un million de téléspectateur·rices. Parmi eux·elles, Caroline donc. “Il ne m’a fallu que quelques secondes pour comprendre que le docu évoquait l’inceste”, retrace la femme de 46 ans, auprès de Causette, quelques jours après sa diffusion. Et pour cause : elle connaît le silence écrasant, la chape de plomb, la sidération, la peur, la honte et la culpabilité de voir sa famille éclater en nommant l’indicible. Elle connaît aussi la prise de conscience tardive, le courage dont il faut s’armer, les faux départs souvent et puis, finalement, les mots qui jaillissent sans s’arrêter et la libération. “En écoutant les témoignages des victimes, j’avais l’impression de m’entendre, j’avais l’impression de me voir, ça m’a ramenée aussitôt des années en arrière”, souligne la quadragénaire.

De 4 à 11 ans, Caroline a été victime d’inceste commis par son oncle, le père de sa mère. Elle a pu en parler bien plus tard, à l’âge de 34 ans, à sa psychologue et, depuis, à une poignée d’ami·es. Dans sa famille, personne n’est encore au courant et elle n’a jamais porté plainte. L’homme est mort aujourd’hui. “J’avais toujours eu la conviction que je pouvais régler ça toute seule, bon avec une bonne psychothérapie quand même, explique-t-elle en riant. Surtout, je pense que j’avais peur de ne pas être crue et de ne pas être défendue. Mais la diffusion du documentaire m’a fait cogiter, je réfléchis actuellement à en parler à mes parents. Je ne considère pas être une victime d’inceste. J’ai été victime d’inceste. Je préfère parler au passé, car j’ai avancé et je vais mieux, mais le documentaire m’a fait réaliser l’importance de parler, pas seulement pour que mes parents sachent ce qui est arrivé à leur fille, mais pour montrer que l’inceste n’est plus un tabou. Pour ancrer l’indicible dans la réalité et aussi un peu, dans mon histoire familiale.

Entamer une thérapie 

À la différence de Caroline, Laetitia, 49 ans, avait, elle, bien prévu de regarder le documentaire. “Je me doutais que ça allait me bouleverser, raconte Laetitia à Causette, la voix tremblante au bout du fil. Les mots des victimes m’ont beaucoup touchée et j’ai évidemment beaucoup pleuré. Le témoignage de la dame qui a souffert d’amnésie traumatique m’a parlé tout particulièrement.” Comme Pascale, qui témoigne face à la caméra de ce trouble cognitif de dissociation théorisé par la psychiatre Muriel Salmona qui, pour un temps, provoque l’amnésie des violences subies, Laetitia a oublié pendant des années l’inceste dont elle a été victime. Elle a vécu quarante-six ans sans savoir, jusqu’au mail envoyé par sa petite sœur il y a quatre ans. Laetitia venait alors de présenter sa fille de 10 ans à son père, qu’elle n’avait pas vu depuis des années. “Elle m’a envoyé un mail pour me dire qu’on avait été violées par notre père à l’adolescence, elle a eu peur pour ma fille, retrace-t-elle. On avait sorti notre père de notre vie pour des raisons différentes, mais on n’en avait jamais parlé.

Bien qu’elle sache aujourd’hui ce qu’elle a vécu enfant, Laetitia n’a toujours pas de souvenirs visuels de ces abus. “Le documentaire m’a fait comprendre que cela passe par autre chose. Il y a des choses qui reviennent, des sensations, des lieux ou des contextes qui me mettent mal à l’aise, explique-t-elle. Par exemple, je n’aimais pas que mon père me lave et je ne comprenais pas trop pourquoi, ce docu m’a donné des clés de compréhension.” Surtout, il va lui permettre d’entamer une thérapie. “Jusqu’à présent, je ne voulais pas aller creuser dans ma mémoire qui me protège depuis si longtemps, mais, comme la dame du documentaire, je crois à présent devoir ce travail de mémoire à la petite fille que j’ai été, confie Laetitia. Ça m’a donné la force de me dire ‘Bon là j’y vais’.”

Culture du silence et maltraitance institutionnelle 

Si le voile médiatique continue de se lever sur le tabou de l’inceste, la libération de la parole se heurte encore bien souvent à la surdité de la justice et au déni d’une partie de la société. Sarah, qui témoigne face à la caméra des abus commis par son ex-compagnon sur leur fille, reproche ainsi à la justice de ne pas avoir assez pris en compte la parole de son enfant et d’avoir attendu quatre ans pour la retirer des griffes de son père et agresseur. C’est pourquoi elle a intenté une procédure contre l’État. Une procédure que Cynthia envisage également. Amie de Joachim, l’un des quatre témoins, la femme de 40 ans a assisté à l’avant-première du documentaire le 5 septembre dernier. “Ce qui m’a particulièrement touchée, c’est lorsque Emmanuelle Béart s’est adressée à la fille de Sarah en lui disant : ‘Heureusement tu as ta mère.’ Cela m’a brisé le cœur, car comment ne pas faire le parallèle avec mon fils ?, confie-t-elle à Causette. C’est ce que je suis en train de vivre et c’est traumatisant.

Sarah et Cynthia sont ce qu’on appelle des “mères protectrices”, des femmes qui ont porté plainte contre leur conjoint ou ex-conjoint, qu’elles accusent d’avoir agressé sexuellement leur enfant. Des femmes accusées d’aliénation parentale, que la justice n’a pas cru et qui leur a retiré la garde. Le fils de Cynthia a 6 ans. L’an dernier, il a parlé des abus sexuels commis par son père, dont Cynthia est séparée. Alors qu’une instruction pénale est actuellement en cours, une juge pour enfants a confié la garde au père. “Lorsque j’ai croisé Sarah à la fin de la diffusion, je lui ai dit à quel point j’étais admirative de son combat et de sa force, dit-elle. Comme elle, la protection de mon enfant est la seule chose qui me fait tenir, je porterai sa parole, coûte que coûte.

La seule chose que Cynthia regrette est l’heure tardive de diffusion du documentaire, 23 h 30. “C’est vraiment dommage de l’avoir relégué en deuxième partie de soirée, déplore-t-elle. Parce que ce ne sont pas les rares spots de sensibilisation du gouvernement qui vont changer les choses. On a vraiment besoin que ce genre de contenu soit diffusé en prime time pour faire comprendre à tous que l’inceste peut concerner chacun d’entre nous.

Continuer à vivre 

Que ce soit dans les témoignages de Joachim, Norma, Pascale et Sarah, ou dans ceux reçus par Causette, la force revient sans cesse. La force de parler, la force d’entendre et la force de vivre. “Ça m’a fait du bien de voir que, malgré les souffrances, Joachim a pu construire sa vie d’homme, il a pu construire sa famille, confie Cynthia. Ça m’a donné de l’espoir pour mon fils, ça m’a montré qu’on peut tout rebâtir sur des cendres.

Cynthia a raison, après le temps de la parole, vient celui, parfois plus long, de la reconstruction. Et là encore, le documentaire d’Emmanuelle Béart et d’Anastasia Mikova a trouvé une résonance chez d’autres victimes. “J’ai trouvé qu’il sortait du compassionnel et qu’il mettait les mots là où il faut, souligne ainsi Élise*. Oui, les familles, parfois, et la justice, souvent, ignorent la parole des enfants et de ceux qui les écoutent, mais c’est une telle respiration de voir cet homme et ces femmes témoigner que leur vie a continué en dépit des souffrances et du silence. Parce que c’est comme ça, on continue à vivre.

* Les prénoms ont été modifiés.

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