Un œuf reçu en plein visage, des coups, des agressions sexuelles. Dans la restauration, milieu aussi prestigieux qu’éprouvant, la violence physique et verbale a longtemps fait partie du folklore. Pour rompre avec ces pratiques, la vingtaine de chef·fes de l’association Bondir·e sensibilise les futur·es professionnel·les dans les lycées hôteliers.
Les témoignages sont écrits sur des bouts de papier, comme des petits mots échangés au fond d’une classe. « En stage, on m’a souvent rabaissée et ramenée au fait que je suis une fille en cuisine. On m’a fait des remarques sexistes, limite vulgaires, ça m’a mise mal à l’aise » ; « Mon maître de stage m’a plaqué contre le mur et frappé parce que, selon lui, je m’entendais trop bien avec l’équipe » ; « J’ai pris un “headshot” [tir dans la tête, ndlr] avec un œuf parce que j’avais oublié d’enfourner des meringues »… Leurs auteur·rices, une centaine d’élèves en bac professionnel ou BTS, ont pris place un jeudi d’avril à la bibliothèque du lycée hôtelier Raymond-Mondon de Metz (Moselle). Un peu raides dans leurs costumes et leurs chaussures cirées, ils et elles se destinent à la restauration. Du haut de leurs 15 à 20 ans, ils et elles en ont déjà goûté les aspects les plus violents.
Milieu prestigieux qui embauche à tour de bras, la gastronomie est aussi un monde éprouvant, testostéroné. Les insultes et les coups ont longtemps tenu lieu de pédagogie, et les femmes demeurent souvent traitées comme des intruses. C’est ce qu’expliquent face aux élèves Marion Goettlé et Samy Benzekri, en lisant à haute voix leurs his- toires anonymes. Tous deux font partie de l’association Bondir·e. Environ une fois par mois, une trentaine de pros de la cuisine (chef·fes, mais aussi pâtissier·ères, chocolatier·ères, sommelier·ères…) interviennent à tour de rôle dans les établissements qui les sollicitent ou qu’ils démarchent pour ouvrir le débat sur les violences.
Être des “guerriers”, courber l’échine
Marion Goettlé et Samy Benzekri ont à peine dix ans de plus que les ados, et leurs CV enfilent comme des perles des restos cotés de Paris, Monaco, New York. « On est venus faire l’intervention que l’on n’a pas eue et qui nous aurait bien servi », introduit la jeune cheffe. La Strasbourgeoise, cash et volubile, a ouvert sa première adresse à 22 ans et tient six ans plus tard le Café Mirabelle, à Paris. Fille et petite-fille de restaurateurs, elle a fréquenté une école hôtelière, puis multiplié les expériences dans tous types d’établissements, jusqu'à des étoilés du guide Michelin.
Son parcours l’a exposée à « pas mal de violences » qu’elle a longtemps vécues comme « inhérentes au métier, comme s’il fallait être des guerriers, courber l’échine ». Jusqu’à ce que, mi-2020, le premier confinement fige sa vie à 100 à l’heure et celle de ses collègues. Dans cette bulle inespérée d’introspection, une dizaine de cheffes – d’abord des femmes – se mettent à échanger sur ce qui ne tourne pas rond en cuisine. Chacune a une histoire de violence, verbale, physique, sexiste ou sexuelle, à partager sur ce boulot pourtant « merveilleux » qu’elles ont épousé comme un sacerdoce. Avec la cheffe Manon Fleury, star de la cuisine végétale[…]