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Eva Thomas en 2019 © Brigitte Designolle

Eva Thomas : de l’inceste à pro­fes­seur d’imaginaire dans les écoles, iti­né­raire d’une résiliente

Violée à l’âge de 15 ans par son père, Eva Thomas a dédié sa vie à la lutte contre l’inceste. Elle est la fondatrice de l'association de défense des victimes, SOS Inceste et surtout reste la première femme à avoir témoigné à visage découvert.

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Eva Thomas en 2019 © Brigitte Designolle

Eva Thomas n’est pas une inconnue pour celles et ceux qui luttent contre les violences sexuelles et l’inceste. Son CV militant, elle l’a de nombreuses fois partagé dans les médias, parfois jusqu’à l’épuisement. Aujourd’hui, quand on lui demande ce qu’elle aimerait mettre en avant dans sa bio, elle n’évoque pas le viol par son père l’année de ses 15 ans en 1957, ni la fameuse émission des dossiers de l’écran en 1986 où elle avait osé témoigner face caméra en essuyant en direct les reproches d’auditeur·trices défendant les « amours parents-enfants ». Non, ce qu’elle aimerait qu’on retienne d’elle, c’est l’année de ses 10 ans où sa formidable propension à imaginer tous les possibles lui a donné l’énergie, par la suite, de tout dépasser.

« J’ai pris mon destin en main à 10 ans et ça m’a sauvée ! Ce premier acte de liberté m’a portée vers la vie tout le temps et m’a empêchée de sombrer. », explique-t-elle. À 10 ans, elle ambitionnait de devenir institutrice, mais en 1952, l’époque n’était pas vraiment à l’émancipation des femmes et sa famille lui causait plutôt mariage.

Devenir nonne pour s'échapper

Pour échapper à ce destin bien planifié par le patriarcat, elle a fait croire au curé de son village qu’elle avait la vocation, que Dieu l’appelait pour être institutrice religieuse en Afrique ! Transporté par ce miracle local, l’homme de foi a vendu le projet à ses parents. Soutenue par des bourses nationales, Eva Thomas a donc passé le concours d’entrée en sixième pour rejoindre le couvent de ses tantes et y faire ses études. « J’ai joué à fond le jeu de la future bonne sœur. J’ai toujours su que je construirai ma vie autour d’un projet puissant. » L’ADN d’Eva Thomas, c’est cet imaginaire qui l’habite et avec lequel elle est capable de convertir n’importe qui.

Quand son père l’a agressée, elle avait déjà obtenu le BEPC. La violence de cet acte inconcevable -tant son père était loin de l’image qu’on se fait du prédateur - et la terreur d’être enceinte de lui ont un temps ruiné ses envie d’ailleurs. « La solution que j’ai trouvée ça a été l’anorexie, comme pour me préserver d’une éventuelle grossesse. » Alors qu’on évoquait une hospitalisation face à la dégradation de son état psychique et physique, son projet de sa vie la remet sur pieds. « Je voulais le bac, je voulais être libre, je voulais être institutrice, je voulais partir en Afrique ! », martèle-t-elle au téléphone, comme si près de 70 ans plus tard, elle devait encore rendre des comptes.

Le mal de Freud

Et puisqu’on parle de compte, elle a soldé le sien avec les éditions J’ai Lu, qui avaient abandonné la commercialisation du Viol du silence, son premier ouvrage. Curieusement, l’éditeur ne souhaitait pas profiter de la vague #metooinceste provoquée par la sortie du livre de Camille Kouchner, La Familia grande. Eva Thomas a donc repris ses droits. Un ami, le thérapeute familial Jean-Paul Mugnier, qui travaille aussi à ses côtés dans la Commission indépendante chargée d'enquêter sur les incestes et les violences sexuelles sur mineurs (Ciivise), lui a proposé de le rééditer aux Editions Fabert. La préface est signée par Marie Blamary, choix qui ne doit rien au hasard. Eva l’a découverte avec son livre Lhomme aux statues. Freud et la faute cachée du père (Grasset) où elle raconte comment Freud a transformé les récits d’agressions sexuelles de ses patientes en fantasmes et désirs incestueux, inventant le complexe d’Œdipe. Dans cette reconsidération de toute la pensée psychanalytique, on retrouve le cheval de bataille d’Eva Thomas. « Les théories de Freud, les victimes d’inceste les ont payées cher ! Dans un groupe thérapeutique en 75, on m’avait assuré que je devais me réjouir de vivre une belle histoire d’amour avec mon père ! » Quand on évoque les thérapeutes qu’elle a consulté·es à l’époque, le magnifique sourire d’Eva s’estompe et la colère prend le dessus. « Quand tu vas dire à un psychanalyste que ton père t’a violée et qu’il te répond que ça relève du fantasmes… soit tu deviens folle, soit tu vas te suicider ! Je n’ai pas fini de batailler à ce sujet ! », assure-t-elle. Et on peut la croire sur parole.

Ce qu’elle vit au sein du collectif Ciivise la rend « extrêmement joyeuse », confiera-t-elle. Le travail fourni porte ses fruits et le 27 octobre, le collectif a émis ses trois premières recommandations : la suspension de l’exercice de l’autorité parentale ainsi que des droits de visite et d’hébergement du parent poursuivi pour viol ou agression sexuelle contre son enfant, la suspension des poursuites pénales envers un parent pour non-représentation d’enfant (c'est-à-dire le fait de ne pas ramener l'enfant à son ancien conjoint lorsqu’une enquête est en cours contre lui pour violences sexuelles) et enfin, le retrait systématique de l’autorité parentale en cas de condamnation d’un parent pour violences sexuelles incestueuses contre son enfant.

La loi d’avril 2021 a aussi révolutionné sa vie de militante : il est enfin stipulé que les enfants ne sont pas consentants à leur viol ! Il en a fallu du temps, pour arriver à ce qui pour elle relève de l’évidence. Avec ses copines de l’association SOS Inceste pour revivre à Grenoble, créée en novembre 1985, elles avaient fait une proposition de loi en 2004 déjà qui allait dans ce sens. Mais il y a eu l’affaire d’Outreau et les dérapages qu’on connait. « Le balancier s’est retourné, les enfants était soupçonnés de mentir ! », lâche-t-elle dans un soupir. Dans le documentaire Outreau, l’autre vérité, Eva n’a pas oublié ce symbole fort où, dans l’enceinte du tribunal, « les victimes avaient étonnamment été placées dans le box des accusés par manque de place. »

Question backlash, Eva Thomas a donné, comme lors du procès de Saint-Brieuc en 1989. Un père avait gagné sa plainte en diffamation contre sa fille Claudine qui avait témoigné sur TF1 avoir subi des sévices sexuels à 9 ans. Effondrée par le jugement, Eva Thomas avait alors décidé de soigner le mal par le mal, en réclamant justice à la justice. « Mon père m’ayant violée, il ne pouvait plus être mon père. J’ai donc demandé de devenir fille de la loi avec un changement de prénom afin d’être protégée par la justice. » 

Forte de sa nouvelle identité, avec Eva comme prénom, elle retrouve aussi toute sa santé. Terminé les chutes de tension, les vertiges, les cauchemars… elle écrit alors son second livre, Le sang des mots, en un temps record. « Ça s’appelle l’efficacité symbolique de la loi ! J’ai vécu l’expérience de l’effondrement physique puis de la résurrection par décision de justice. » De cette expérience, elle dit aussi : « j’ai eu l’impression de tomber de l’arbre généalogique et d’avoir été remise à ma vraie place, séparée du magma incestueux. »

Aujourd’hui, Eva Thomas ne veut plus focaliser sur les errements passés de la justice, les ratés médiatiques et les approximations politiques. Elle n’a plus d’énergie pour ça mais a envie de croire qu’on est sur la bonne voie. Toutes ses batailles, elle les a gagnées grâce à son monde imaginaire, renforcé par ses expériences artistiques. Son auto-art-thérapie comme elle les décrit, sont rapportées du Tchad où elle a été conseillère en éducation populaire pendant 5 ans ainsi que de ses 25 années passées comme éducatrice dans le cadre des RASED (réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté) à Grenoble. Ce monde qui lui était propre, elle l’a transmis aux enfants qui devenaient les metteurs en scène des ateliers qu’elle organisait avec eux. « J’ai terminé ma carrière d’éducatrice en devenant « professeur d’imaginaire » dans les écoles. J’avais un grand sac à surprises, qui m’a valu le surnom de la femme du Père-noël. Chaque surprise choisie devenait le point de départ d’un voyage imaginaire. Avoir la liberté de rêver à l’école, fût un immense plaisir pour ces enfants », raconte-elle.

Le 16 novembre, France 2 va diffuser, dans le cadre de l'émission Les Temps changent présentée par Faustine Bollart, un documentaire sur l’inceste dans lequel Eva Thomas est interviewée. Le docu, L'enfance abusée : du tabou au combat, 50 ans dans nos vies, sera suivi d’un débat en plateau où elle fera aussi partie des invité·es. Aujourd’hui, elle dit s’exposer à nouveau sans pression et avec beaucoup de plaisir. « Quand je vois comment j’ai bataillé seule en 86 ! Là, j’ai des alliées. Je me suis payée des débats où j’étais l’hystérique de service, celle qui voulait se rendre intéressante. » Mais Eva Thomas n’a pas besoin de se rendre intéressante, elle l’est. De par son vécu certes mais aussi de par son parcours vers une résilience qui force le respect. Et ça, pas besoin de l’imaginer, il suffit de la voir pour la croire.

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Le viol du silence, réédité depuis le 7 octobre, chez Fabert.

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Le Sang des mots, réédité en format poche depuis le 13 octobre chez Desclée de Brouwer, avec une réactualisation de toutes les nouvelles lois qui ont été votées.

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