IMG 0158
La ministre Elisabeth Moreno discutant avec une travailleuse du sexe au Bois de Boulogne, le 12 avril 2021 © A.C.

En maraude dans le bois de Boulogne, Elisabeth Moreno défend le bilan de la loi péna­li­sant le client

A l’occasion des cinq ans de la loi de 2016 pénalisant le client de la prostitution et créant un Parcours de sortie de la prostitution, la ministre à l’Egalité Elisabeth Moreno a participé à une maraude de l’association de l’Amicale du Nid pour rencontrer des prostituées du Bois de Boulogne, à Paris. Causette était invitée.

Le sourire de Kouka Garcia et le « tiens, ma belle » de Sonia*, salariée de l’Amicale du Nid distribuant une poignée de préservatifs et de masques, réchauffent autant les cœurs des femmes attendant le client que la boisson chaude servie avec ses petits beurres. Le fourgon de l’Amicale du Nid, aménagé avec banquettes et petite table circulaire qui ont, à une époque où le covid-19 n’existait pas, connu des jours certainement plus propices, trace sa route à travers le Bois de Boulogne ce lundi 12 mars. Deux fois par semaine - une fois de jour, une fois de nuit -, l’Amicale du Nid quadrille les plus de 840 hectares de ce bois à l’ouest de la capitale, pour ravitailler les prostitué.es en produits d’hygiène et préservatifs, leur proposer une collation et leur donner des informations en ce qui concerne notamment l’accès aux soins.

« Comment ça va, Cassandra aujourd’hui ? », lance Sonia à une dame fardée de noir et perruque à frange. Cassandra, une femme trans originaire d’Amérique latine, comme presque toutes celles que rencontrera la maraude en notre présence, se porte bien et n’a pas trop froid, malgré les 6 degrés qu’affichent le thermomètre. Par contre, elle est surprise du nombre de personnes présentes pour l’accueillir aux pieds du fourgon. En plus des habituel.les salarié.es de l’association qui lutte contre le système prostitutionnel, se trouvent cette fois une ministre et ses conseillères, ainsi qu’une journaliste. Elisabeth Moreno, ministre déléguée à l’Egalité, a choisi de se joindre à la maraude pour aller à la rencontre du public touché par la loi du 13 avril 2016, « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel ». « Notre ministère investit près de cinq millions d’euros par an pour appuyer le travail de terrain des associations qui luttent contre les violences faites aux femmes, explique Elisabeth Moreno à Causette. Il me semble important de rencontrer ces acteurs quand c’est possible, et c’était une bonne manière de célébrer les cinq ans de la loi. » Les deux mesures phares sont d’une part, la pénalisation du client et d’autre part, la mise en place d’un Parcours de sortie de la prostitution (PSP), dispositif d’accompagnement censé fournir un toit, un accompagnement par Pôle emploi et un éventuel titre de séjour pour toute personne désirant tourner la page de la prostitution.

Une loi "contre-productive" pour les assos "communautaires"

Quelques mois après avoir hérité du suivi de cette loi emblématique pour le gouvernement lorsqu’elle a succédé en septembre 2020 à Marlène Schiappa à l’Egalité, Elisabeth Moreno a réuni en février 2021 un comité avec les associations agréées pour accompagner les personnes en PSP. « Tout le monde s’accorde à dire que c’est une bonne loi, qui a un impact positif sur la situation des personnes en situation de prostitution », se félicite la ministre au micro de Causette. Problème : Elisabeth Moreno semble oublier bien vite que deux visions irréconciliables s’opposent sur ce dossier. Si les 119 associations agréées - partisanes, comme le gouvernement, d’un modèle abolitionniste dans lequel les pouvoirs publics viendraient à bout du phénomène prostitutionnel - sont satisfaites de la loi, ce n’est pas du tout le cas des associations “règlementaristes”, qui se disent elles-mêmes “communautaires” en ce sens où les concerné.es font partie intégrante du projet, et qui considèrent que lutter contre la prostitution est vain et qu’il faut surtout aider les prostitué.es à travailler dans de bonnes conditions. Ce même 12 avril, plusieurs d’entre elles, portées par Médecins du Monde, ont envoyé un cinglant communiqué de presse aux rédactions, fustigeant « une loi répressive et contre-productive ». Dedans, elles pointent une « véritable dégradation de la santé des travailleur·euses du sexe » sous l’effet de la pénalisation du client : « la criminalisation du travail sexuel a un véritable impact délétère sur la santé des personnes (difficulté à imposer le port du préservatif donc augmentation des IST, risques psychologiques accrus, isolement et éloignement des structures d’accompagnement, rupture du parcours de soin...). » Dans le même mouvement, ces associations dénoncent un PSP « inadapté aux réalités du terrain ». C’est le gros problème que Causette avait pointé en enquêtant sur le sujet en juin 2019 : pour entrer dans le dispositif PSP, les travailleur·euses du sexe doivent au préalable s’engager à arrêter la prostitution. Une règle impossible à tenir, alors que les commissions départementales étudiant les dossiers des demandes se réunissent au mieux une fois par mois, que les décisions prennent elles aussi beaucoup de temps, et qu’en attendant, aucun hébergement ni minima social ne sont proposés aux demandeur·euses.

Lire aussi : Le « parcours de sortie de la prostitution » est une véritable errance pour celles qui le demandent

En réponse aux critiques, le ministère fournit, lui, un bilan chiffré à Causette : entre 2016 et 2019, environ 5 200 clients ont été verbalisés et depuis 2017, 62 stages de sensibilisation se sont déroulés pour un public de 500 clients verbalisés. En ce qui concerne les PSP, 564 personnes en ont bénéficié depuis 2017. Parmi eux, 161 sont arrivés à terme des deux ans de l’accompagnement, avec un chiffre de 95% de réussite avancé par le ministère, c’est-à-dire « une insertion socioprofessionnelle durable (formation achevée, emploi en CDI ou CDD, logement) ». Des chiffres qui pèsent bien peu sur les 45 000 travailleur·euses du sexe estimé·es dans le pays.

En ce lundi frisquet, mettant la main à la patte pour servir les thés demandés par les femmes accueillies devant l’entrée du fourgon, la ministre s'enquiert auprès d’elles de ce qui les a conduites à se retrouver ici. Invariablement, chacune de ces femmes rencontrées, trentenaires ou quinquagénaires, racontent ne pas avoir eu d’autre choix que le trottoir face à une situation d’immense précarité. Irma*, femme cis originaire du Cameroun, a dû arrêter de travailler en tant qu’aide soignante dans une maison de retraite lorsque son dos n’a plus suivi. Avec l’allocation Cotorep, se prostituer ici lui permet de payer son loyer et de se nourrir. 

Paloma, sémillante femme trans venue du Pérou il y a cinq ans, n’a qu’une certitude : « la prostitution, ce n’est pas pour [elle]. » Paloma est venue en France dans l’espoir « d’améliorer sa vie », en faisant carrière dans la restauration. « Moi, je suis heureuse quand je suis serveuse, et mes chefs le sont aussi », appuie-t-elle. Après un refus de la préfecture pour renouveler son titre de séjour, elle est cette fois accompagnée dans ses démarches par un avocat, avec lequel elle est entrée en contact via l’association. Tout en luttant « pour résister à la dépression », elle a bon espoir d’être également accompagnée par Pôle emploi pour obtenir une formation qualifiante. Car si la prostitution la dégoûte, explique-t-elle, il y a en plus le marasme de journées passées à arpenter le bois pour repartir avec zéro euro en poche. Et puis, il y a les clients dangereux.

Quand Elisabeth Moreno demande à ces femmes si elles se sentent en sécurité en ce haut lieu de la prostitution parisienne, les réponses changent, mais jamais le sourire pudique qui s’affiche sur leur visage quand elles répondent. Un jour, un type a cassé la vitre passager de la voiture d’Irma alors qu’elle était au volant, elle a appelé la police et les a attendus sur place pendant deux heures, sans que personne ne vienne. Stefania, originaire du Pérou, ne vient au bois que de jour, de crainte des agressions nocturnes. Carolina, arrivée il y a quelques années d’Equateur et qui a entamé sa transition de genre il y a deux ans en France, se sent en sécurité, même si « quand un fou est là, il est là de jour comme de nuit. » 

L'ombre de l'assassinat de Vanessa Campos

Un traumatisme prégnant plane sur ces discours. Celui du meurtre de Vanessa Campos, travailleuse du sexe trans de 34 ans et originaire du Pérou, tuée en août 2018 par un groupe d’hommes armés qui se sont acharnés sur elle avec un couteau et un pistolet dans une expédition punitive sur fond de racket. Kouka Garcia, présidente fondatrice de l’association Pari-T (pour Plate-forme d'Action de Reconnaissance Identitaire Transgenres), pilier de la maraude auprès de ce public trans et Fabrice Grimaud, coordinateur des actions extérieures de l'Amicale du Nid, nous emmènent par un sentier coupant le bois à l’endroit où Vanessa a été tuée. Tout autour d’une vieille souche, des bougies sont encore disposées, que viennent allumer de temps à autres les collègues de Vanessa en souvenir. Kouka Garcia et Fabrice Grimaud se recueillent un instant, ému.es. Kouka connaissait un peu Vanessa. Trois des dix hommes impliqués dans cet homicide comparaîtront devant les assises dans les mois qui viennent pour assassinat. Sa disparition violente, c’est le genre d’injustices qui maintient sur le terrain de l’action cette femme trans originaire d’Argentine, vaillante et souriante, mais fatiguée de tout ce malheur. « Chaque année, on me demande quand je vais me reposer, je réponds “l’année prochaine”, sourit-elle. Et chaque année je repousse la retraite de la militance, parce qu’il y a encore tant à faire pour que les personnes trans en situation de prostitution obtiennent leurs droits. »

IMG 0168
L'autel en mémoire de Vanessa Campos à l'endroit où elle a été assassinée en 2018 © A.C.

En ressortant sur la route qui traverse le bois, l’équipe tombe sur Johanna, volubile dame en talons aiguille et à plateforme, qui peste contre la maréchaussée. « On ne peut plus travailler tranquilles à cause de la police, soutient-elle. Il y a vingt ans, quand ils passaient ici, c’était “ça va, tout se passe bien ?” Aujourd’hui, ils mettent des amendes à mes clients et à moi des contraventions de 35 euros, sous prétexte que mon camion est mal stationné. » Une manière d’embêter les travailleuses du sexe, alors que depuis la loi de 2016, le délit de racolage a été supprimé au profit de la pénalisation du client ? Elisabeth Moreno, surprise du procédé, note pour elle-même de se faire un point avec le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin sur le sujet. De son côté, Sonia de l’Amicale du Nid, confirme à sa manière que la stigmatisation du client voulue par la loi passe à certains très au-dessus de leurs préoccupations : « Ils viennent gratter des cafés et des capotes et ne se démontent pas quand on leur signifie que ce n’est pas pour eux, soupire-t-elle. Au contraire, ils nous rétorquent que nous sommes sexistes, qu’on ne veut pas leur en donner parce que ce sont des hommes. »

Pour ne rien arranger, depuis la crise sanitaire, les affaires vont particulièrement mal. Stefania se désespère ainsi de la diminution de la fréquentation des bois par les clients. « Ils ne vont pas au bureau, donc ils ne peuvent plus dire à leurs femmes qu’ils sont retenus par le travail », s’amuse-t-elle. D’après les associations “prosexe” qui ont envoyé aux rédactions un communiqué le 12 avril pour dénoncer les effets délétères de la loi du 13 avril 2016, les conséquences du Covid sont, elles, catastrophiques. Elles expliquent que les travailleur·euses du sexe sont « un public extrêmement exposé » au virus et qu’ils et elles « ont subi de plein fouet le confinement et le couvre-feu », avec une perte drastique de revenus et un danger accru sur leurs personnes. Face au peu de clients qui se présentent encore, les TDS doivent accepter des rapports non protégés, et une négociation systématique des tarifs, de la part de clients bien conscients du déséquilibre dans le rapport de force. 

Vingt départements n'ont toujours pas leur commission PSP

Cette précarité accrue s’est traduite durant le premier confinement dans la constitution de cagnottes en ligne en soutien aux travailleur·euses du sexe le plus dans le besoin. Des gestes de solidarité sous forme de gouttes d’eau dans un océan de misère. En réponse aux appels à l’aide d’associations dépassées, le gouvernement a débloqué il y a quelques mois une enveloppe de 500 000 euros pour distribuer des fonds. Selon Médecins du Monde (MdM), les deux tiers de la somme ont été alloués à des associations agréées, et le dernier tiers à MdM, qui l’a redistribué à des associations partenaires. « Nous avons ensuite donné directement l’argent au public concerné sous forme de tickets-services, détaille MdM. Avec cela, nous avons pu toucher un peu plus de 3 500 personnes, mais certaines n’ont parfois reçu que l’équivalent de 50 euros, alors que la crise se tient depuis plus d’un an. » L’association a émis une nouvelle demande de fonds la semaine dernière.

« C’est exactement pour toutes ces raisons, tous ces témoignages racontant la violence, l’absence de choix et la précarité qu’est la prostitution, que je suis fière que notre pays ait une position abolitioniste visant à l’éradiquer, et qu’avec la loi de 2016, on ait renversé la faute non plus sur la prostituée mais sur son client », plaide Elisabeth Moreno. Comme l’a pointé la ministre au cours de cette maraude, nombre des personnes rencontrées ce 12 avril pourraient prétendre aux PSP. Certaines s’en approchent grâce à l’Amicale du Nid, qui les convainc de lancer des procédures pour des demandes de titres de séjour et les accompagne, d’autres en sont encore très loin, tant elles ne sont pas en état moral pour mener une rude bataille administrative. Et n’envisagent pas de se couper du jour au lendemain de leur unique source de revenus pour attendre pendant plusieurs mois une éventuelle entrée dans le dispositif PSP. Confrontée à ce paradoxe, la ministre estime que la solution réside dans une harmonisation du processus PSP sur l’ensemble du territoire, « car l’application de la loi n’est pas la même partout, il y a encore 20 départements qui n’ont pas encore lancé leur commission. Il faut s’appuyer sur les bonnes pratiques des départements où cela fonctionne bien, Paris en tête. » A ce titre, un rapport d’évaluation de la loi publié en juin 2020 par l’administration préconisait, au-delà d’une augmentation des moyens des délégations départementales aux droits des femmes chargées de mettre en œuvre la loi, la publication d’une circulaire interministérielle pour « harmoniser les modalités de traitement des PSP ». A ce jour, nous informe la ministre, cela n’est toujours pas fait.

*Le prénom a été modifié

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.