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Au Las Vegas Disco Club, une des boîtes de nuit de Van, les jeunes Iranien·nes peuvent faire la fête ensemble, femmes et hommes confondu·es. © Paul Lemaire pour Causette

Turquie : les pre­miers jours du disco

Il ne faut qu’une heure pour rejoindre Van, en Turquie, depuis la frontière avec l’Iran. Là, les Iranien·nes se retrouvent dans les discothèques de la ville pour danser et exulter, à la recherche d’une liberté perdue.

De longs cheveux noirs qu’elles laissent virevolter autour d’elles, des vêtements qui laissent apparaître leurs jambes et leurs épaules. Souvent une cigarette aux lèvres. À Van, en Turquie, ville frontalière avec le nord-ouest de l’Iran, elles ont trouvé un havre de paix pour venir danser sans pudeur. Sur la piste du Las Vegas Disco Club, perché au quatrième étage d’un immeuble poussiéreux, filles et garçons s’effleurent et se regardent. « La danse fait partie de notre culture », soutient Aref Zamani, le gérant de la discothèque. Cet Iranien a quitté son pays il y a déjà neuf ans. « Nous sommes plus libres ici », confie l’homme de 29 ans, vêtu d’un élégant costume et de chaussures vernies.

Le Las Vegas Disco Club n’est pas la seule discothèque de la ville à voir défiler sur son dance floor de jeunes Perses le temps d’une nuit, d’un week-end ou d’un séjour un peu plus long. Ils et elles représentent d’ailleurs la quasi-totalité de la clientèle, rares étant les Turc·ques venant apprécier les tubes iraniens des années 1980 à 2000. Depuis quelques années, ce sont des centaines de voitures aux plaques d’immatriculation iraniennes qui traversent les montagnes pour rejoindre la frontière turque. C’est à Van qu’elles s’arrêtent, à une centaine de kilomètres à l’ouest. La ville, au bord du plus grand lac de Turquie, s’élève à 1 600 mètres d’altitude.

Ici, la diaspora perse a ouvert plusieurs business : boutiques, restaurants, tours touristiques et discothèques. En Iran, la danse est proscrite, la musique aussi. On peut se retrouver en prison pour avoir un peu trop célébré la vie et mourir pour une mèche de cheveux mal dissimulée lorsqu’on est une femme. Alors jeunes et moins jeunes viennent à Van danser leur liberté.

La blessure iranienne

Depuis septembre dernier, le nom de Mahsa Amini reste une terrible blessure pour les Iranien·nes. Le 16 septembre 2022, la jeune étudiante kurde de 22 ans décède à Téhéran, trois jours après avoir été arrêtée par la police des mœurs pour « port de vêtements inappropriés ». Elle est morte pour avoir mal mis son voile, probablement torturée par la police, et son décès a entraîné de vives manifestations dans le pays et dans le milieu universitaire qui perdurent depuis. Selon Javaid Rehman, rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des droits de l’homme en Iran, plus de 22 000 personnes ont été arrêtées depuis le début des protestations, au moins 500 personnes auraient été exécutées en 2022 et 143 depuis janvier 2023. Alors, aujourd’hui plus que jamais, la vie nocturne de Van s’est transformée en exutoire.

Sur la terrasse du dernier étage du Disco Bistrot 2 Tek, une discothèque iranienne, les client·es défilent. Leurs corps et leurs visages sont encore parcourus par l’extase de la danse. Dans la fraîcheur de la nuit montagnarde, les langues se délient. Venue pour des vacances avec son compagnon, Nedar, 30 ans, savoure ce temps suspendu où elle n’a plus besoin de porter son voile. « Nous apprécions tellement venir à Van, la danse est parfaite, la liberté extraordinaire. Ici, il n’y a pas de mollahs », se réjouit-elle. Mais les habitudes iraniennes lui restent collées à la peau.

« Parfois, lorsque je me balade ici, j’ai le réflexe de regarder si j’ai bien mis mon hijab, poursuit-elle. J’aime tellement être ici et me sentir libre... À l’aéroport, je sais que je ne pourrai plus tenir la main de mon copain, et que je devrai remettre mon voile. »

« Nous aimons venir à Van, la danse est parfaite, la liberté extraordinaire. Ici, il n’y a pas de mollahs »

Nedar, 30 ans

Cheveux frisés, regard timide et main qui tremble un peu, Arsu Reyramani est d’origine afghane mais a passé des années en Iran. « Je n’avais jamais dansé avec un homme avant la nuit dernière », confie la jeune femme de 30 ans. Son histoire est celle, trop commune, d’un mariage forcé. À 17 ans, elle épouse le cousin de son père de treize ans son aîné, en Afghanistan. Une noce décidée alors qu’elle n’avait que 4 ans. Avec lui, elle a trois enfants. Le couple s’installe en Iran plusieurs années. Mais le mariage, contraint et violent, l’amène à demander le divorce. Son mari, furieux, décide de partir en Turquie avec les enfants et déclare la mère morte aux services de l’immigration. Arsu Reyramani passe alors illégalement à travers les montagnes pour venir récupérer ses enfants. « Mon ex-mari se fichait de leur éducation, je m’inquiétais beaucoup pour eux. »

Depuis, elle s’est installée à Van, où elle reprend confiance en elle grâce à la diaspora iranienne. Elle a trouvé un job de serveuse au Disco Bistrot 2 Tek qui lui a donné les moyens financiers et matériels de reprendre ses enfants. « Komron, mon patron, m’a beaucoup aidée, raconte celle qui baisse la voix dès qu’un homme s’approche un peu trop près. Je ne retournerai pas en Afghanistan à cause des talibans. Je vais rester ici pour que mes enfants aient une vie meilleure. Ici, le gouvernement s’occupe de nous et les femmes sont un peu plus libres. »

Si la plupart des client·es sont des touristes de passage venu·es souffler un peu, certaines Iraniennes ont fait le choix de quitter définitivement le pays. C’est le cas de Rose, 27 ans, qui a pour projet de migrer vers l’Europe. Avant, elle profite de ses trois mois d’autorisation sur le sol turc pour mettre de l’argent de côté. Style hip-hop, bandana vissé sur la tête, des tatouages sur le corps, on la croirait plutôt venue de New York que de Téhéran.

« Je n’avais jamais dansé avec un homme avant la nuit dernière »


Arsu Reyramani, 30 ans

Comme les autres femmes, Rose savoure les brins de liberté qu’elle a pu s’octroyer en Turquie. Elle aussi se laisse porter par l’extase des nuits de Van. « Je ne suis pas fan des boîtes de nuit iraniennes. La musique est traditionnelle et l’ambiance, très familiale. Mon kiff, c’est l’électro ! C’est dans les clubs turcs que je m’éclate le plus, que je me laisse aller, que j’oublie tous mes problèmes... »

La journée, elle arpente les rues de Van pour distribuer des flyers aux prochain·es client·es des boîtes de nuit de la ville. Ses cibles sont uniquement les groupes d’Iranien·nes qui ont l’air d’être des touristes. « Ils se baladent entre amis, ou en couple », précise-t-elle. La nuit, elle danse. « Hier, j’ai passé l’une des meilleures soirées de ma vie. Nous avons bu, nous avons dansé comme jamais. Je me suis même fait de nouveaux amis. Je me suis tellement amusée ! »

Raves clandestines

L’expatriée assure que depuis septembre dernier et la mort de Mahsa Amini, les conditions pour les femmes en Iran se sont durcies : « Tu risques ta vie et la vie de ta famille si tu ne te couvres pas les cheveux, si tu mets un tee-shirt, un short... Aujourd’hui, les filles prennent quand même ce risque, par protestation, et au péril de leur existence. » Pourtant, Rose le jure, elle n’a jamais fait de fête aussi extraordinaire qu’en Iran. Des raves clandestines organisées dans le désert ou dans des maisons que les jeunes louent à des personnes plus fortunées pour organiser des soirées. En Turquie, cette vie secrète et dangereuse est vécue à ciel ouvert. « La fête est vitale pour moi, dit Rose. Quand je danse, je me sens vivante. C’est sur le dance floor que je respire. »

Autre endroit branché de la ville pour les Iraniens de passage : le Favori Club. Une énième discothèque située dans le même immeuble que le Las Vegas, deux étages en dessous. L’ambiance y est plus estivale et colorée. En cette nuit du mois de mai, c’est Kamelia Sadeghi qui est aux platines. Oreilles de chats sur ses cheveux courts, mèches grises tirant sur le bleu, tatouages du cou aux poignets et épais traits d’eye- liner, l’Iranienne de 22 ans est la reine de la soirée.

Un rêve intime

Kamelia a quitté l’Iran il y a quelques mois pour fuir les représailles. Depuis, elle vit à Van, où elle exerce son activité de DJ dans les discothèques du coin. Elle anime aussi des mariages et des anniversaires de la diaspora iranienne. Ce soir-là, dans le Favori Club, les gens se déchaînent sur la musique que la jeune fille passe aux platines. Dans son pays, la jeune artiste était déjà DJ dans les soirées clandestines. « J’aime la musique, j’aime rendre les gens heureux et les voir danser », confie-t-elle après son set. Il n’y a plus de musique dans le Favori Club, mais les lumières sont encore légèrement tamisées et les dernier·ères client·es discutent au comptoir. Un jeune couple s’enlace sur un canapé.

Avant d’arriver en Turquie, Kamelia Sadeghi menait une tout autre vie. Pas de piercings, pas de tatouages, pas de tenues extravagantes. « Ma famille est ultra conservatrice. Si elle me voyait maintenant, elle me tuerait », confesse- t-elle. La jeune femme se souvient d’une nuit en Iran où son père, fou de colère, est venu la récupérer au poste de police. Elle avait été arrêtée après avoir mixé au cours d’une soirée clandestine et avait passé deux jours en prison. « Beaucoup d’amis LGBTQI+ont été enfermés ces derniers temps et ils tentent de survivre dans des conditions terribles. »


« Beaucoup d’amis LGBTQI+ ont été enfermés ces derniers temps et tentent de survivre »


Kamelia Sadeghi, 22 ans, DJ

Sur son corps, des tatouages à l’effigie de la culture américaine sont visibles : Rick et Morty, Monstres & Cie... La DJ aimerait aller vivre aux États-Unis et voir Los Angeles. Étudiante en ingénierie spatiale en Iran, elle porte aussi le rêve intime d’aller un jour dans l’espace. Suivre la route de son idole, l’Iranienne Anousheh Ansari, première femme touriste du cosmos à avoir touché les étoiles à bord du vaisseau Soyouz en 2006. « Dans mon campus en Iran, j’étais la seule fille à suivre ce parcours universitaire. Devenir astronaute est mon souhait le plus profond. »

Dans les discothèques de Van, les histoires se croisent sans toujours se ressembler. Mais ces instants de liberté volés nourrissent l’espoir des femmes iraniennes qui, le temps d’une nuit, oublient les persécutions subies dans leur pays.

Lire aussi l Un an de la mort de Jina Mahsa Amini : « La répression entrave les iraniennes au quotidien, en désactivant leur possibilité d’action et de vie normale », condamne l'anthropologue Chowra Makaremi

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