Perou
Des manifestantes représentant des femmes victimes de stérilisation forcée pendant le gouvernement d'Alberto Fujimori, protestent contre sa fille, la candidate présidentielle Keiko Sofía Fujimori Higuchi dans le centre-ville de Lima, au Pérou, le mardi 31 mai 2016. Le pays sud-américain se prépare pour un juin serré 5ème tour entre Keiko et l'ancien économiste de la Banque mondiale Pedro Pablo Kuczynski. © Martin Mejia/AP/SIPA

Stérilisations for­cées au Pérou : vingt ans après, l’espoir d’un pro­cès pour les 300 000 victimes

Au Pérou, environ 300 000 femmes, dont une majorité d’Amérindiennes, ont été stérilisées sans leur consentement dans le cadre d’un vaste programme de planification familiale mis en place entre 1996 et 2000, sous la présidence d’Alberto Fujimori. Plus de vingt ans après les faits, les témoignages des victimes sont présentés pour la première fois devant un tribunal péruvien, avant un éventuel procès contre l’ancien chef d’État et trois de ses ex-ministres accusés de violation des droits humains.

Aurelia Paccohuanca se souvient encore très précisément de cette journée du 1er octobre 1998. Ce matin-là, des infirmières débarquent dans son village, situé dans les hautes terres andines près de Cuzco. « Elles faisaient du porte-à-porte pour nous emmener au dispensaire sans nous expliquer pourquoi », se rappelle Aurelia Paccohuanca. La jeune maman de 24 ans tente alors de s’enfuir dans les champs alentours. En vain. « Les infirmières m’ont retrouvée et m’ont fait monter de force dans une ambulance, où il y avait déjà d’autres femmes. » À leur arrivée au dispensaire, elles croisent dans les couloirs des femmes assises à même le sol criant de douleurs. « J’avais peur, je tremblais. » On l’oblige alors à se déshabiller, avant de l’emmener en salle d’opération, sans plus d’explication. Puis on l’opère, sans l’anesthésier complètement. « Quand, après l’opération, j’ai demandé au médecin ce qu’ils m’avaient fait, il m’a répondu : “Tu n’auras plus jamais d’enfants. Les femmes de la campagne comme toi mettent bas comme des cochons, alors qu’elles n’ont pas de quoi éduquer leurs enfants et subvenir à leurs besoins.” »

Odieux chantage

Deux ans plus tôt, le 18 septembre 1996, Maria Elena Carbajal, 26 ans, qui vit alors dans un bidonville aux alentours de Lima, se rend à l’hôpital pour accoucher de son quatrième enfant. Mais après l’accouchement, on tarde à lui apporter son bébé. « Une infirmière m’a demandé combien j’avais d’enfants. J’ai répondu quatre. Elle m’a dit que je devais utiliser une méthode de contraception. » L’infirmière évoque alors la ligature des trompes, sans lui expliquer clairement de quoi il s’agit. « J’ai dit que je ne voulais pas, mais on ne m’apportait toujours pas mon bébé et l’infirmière continuait d’insister. Ils m’ont mis la pression pour que j’accepte la ligature des trompes en échange de mon enfant et j’ai fini par céder. Ce n’est que cinq ans plus tard, que j’ai compris que c’était irréversible. »

Comme elles, 272 028 femmes, mais aussi 22 004 hommes ont été stérilisé·es entre 1996 et 2000, selon le Défenseur du peuple. La plupart sans leur consentement – la majorité des victimes ne parlant pas l’espagnol et ne sachant ni lire ni écrire – et parfois même sous la menace. Souvent dans des conditions sanitaires déplorables. Au moins dix-huit femmes sont mortes des suites de l’opération. Les autres, comme Nancy Sanchez, 48 ans, en subissent aujourd’hui encore les conséquences. « Je ne peux plus travailler parce que je ne peux pas faire d’efforts, pas beaucoup marcher, sinon j’ai des saignements. Et j’ai des douleurs partout. » En février 2020, les médecins lui ont diagnostiqué un pré-cancer de l’utérus. « Ils m’ont dit que tout cela était la conséquence de la ligature des trompes que j’ai subie il y a vingt ans. »

"Éliminer les indigènes"

Ces stérilisations forcées ont été réalisées sous le régime autoritaire et ultralibéral d’Alberto Fujimori (1990-2000) dans le cadre d’un vaste programme de planification familiale dont l’objectif officiel était d’« éradiquer la pauvreté ». Mais la réalité est tout autre. « La majorité des victimes étaient des jeunes femmes pauvres issues des communautés andines parlant le quechua ou des communautés amazoniennes. Et même parmi les victimes recensées en zone urbaine, la plupart sont des indigènes qui ont migré en ville », explique Maria Esther Mogollon, porte-parole de l’Association nationale des femmes victimes de stérilisations forcées. « On pourrait donc affirmer que cette politique visait en fait à éliminer les indigènes. C’était donc une politique totalement discriminatoire et raciste. » Et s’il a fallu attendre plus de vingt ans pour que les victimes soient enfin reconnues comme telles, c’est notamment parce que « les indigènes ont longtemps été considérés comme des citoyens de seconde zone », poursuit Maria Esther Mogollon, qui évoque également l’influence du fujimorisme ces vingt dernières années pour expliquer l’absence de volonté politique pour faire avancer la justice sur ce dossier.

Une première procédure judiciaire avait été lancée en avril 2018, mais le début des audiences a été repoussé à plusieurs reprises avant d’être finalement fixé au 1er mars 2021. Depuis le début du mois et pour la première fois, les témoignages de 1 307 victimes, dont cinq sont décédées des suites de la stérilisation, sont présentés par un procureur devant un tribunal péruvien, avant un éventuel procès contre Alberto Fujimori et trois de ses ex-ministres de la santé, accusés de violation des droits humains. L’ancien chef d’État purge actuellement une peine de vingt-cinq ans de prison pour corruption et crimes contre l’humanité (pour avoir commandité l'assassinat de vingt-cinq personnes durant la guerre contre les guérilleros du Sentier lumineux), mais n’a jusqu’ici pas été jugé pour les stérilisations forcées.
Même si elles savent qu’un procès pourrait durer plusieurs années, Maria Elena Carbajal et toutes les autres espèrent que justice sera rendue et que le jugement fera jurisprudence pour les 300 000 victimes. « Nous exigeons que la vérité soit reconnue, que les coupables soient condamnés et que nous recevions des réparations, non seulement pour le traumatisme subi au moment de la stérilisation, mais aussi pour toutes les souffrances que nous endurons depuis. Et nous n’attendrons pas vingt ans de plus. »

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