Garrard Conley : se recons­truire après une thé­ra­pie de conversion

Son livre, Boy Erased, dans lequel il raconte comment ses parents l’ont forcé à suivre une « thérapie de conversion » pour le remettre sur les rails de l’hétérosexualité, a bouleversé les États-Unis. À un mois de la sortie du film tiré de son autobiographie et entre deux conférences autour de la planète pour faire interdire ces pratiques, nous avons rencontré Garrard Conley chez lui, à New York.

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© Ioulex pour Causette

Le jour où Garrard Conley a fui, tremblant, la séance imposée par ses « thérapeutes » et le centre où il était enfermé depuis deux semaines, il ne se doutait pas qu’il deviendrait le nouveau visage des combats LGBT américains. Pourtant, quelques années plus tard, l’écrivain de 33 ans multiplie les conférences pour raconter son histoire et demander l’interdiction des « thérapies de conversion », ces « traitements » pseudo-scientifiques concoctés par des organisations fondamentalistes afin de « guérir » les homos. « On m’a mis dans ce rôle d’activiste un peu malgré moi !, glisse-t-il, barbe taillée de près et chemise repassée, quand nous le rencontrons dans un petit café à deux pas de son appartement new-yorkais du Lower East Side. Je n’aime rien tant que les journées passées à lire chez moi. Mais je le fais parce que c’est important. »

De Toronto à Atlanta, de Berlin à New York, il répète partout que 700 000 gays auraient, comme lui, subi ces lavages de cerveau aux États-Unis. Certains sont tombés en dépression, d’autres se sont suicidés. Dénoncées par les associations de psychiatres, condamnées par les Nations unies et prohibées dans plusieurs pays (comme le Brésil ou l’Argentine), ces thérapies moyenâgeuses sont cependant toujours autorisées dans près de quarante États américains. « Avec l’administration actuelle, ce n’est pas près de s’arranger », soupire Garrard, avant de rappeler qu’en 2000, le vice-président Mike Pence, alors candidat au Congrès, avait promis le financement de ces traitements de choc… « L’autre jour, un gamin m’a envoyé un mail pour me dire qu’il voulait se tuer. J’ai tout de suite répondu. Mais que se passera-t-il la fois où je ne serai pas devant mon écran ? »

Sa propre histoire, Garrard l’a livrée dans Boy Erased, un récit raconté d’une voix blanche, dont la publication en français est prévue pour le printemps prochain aux éditions Autrement.

Un livre salué par la grande Oprah

À sa sortie, il y a deux ans, le témoignage secoue les États-Unis. La presse salue son courage. La présentatrice Oprah Winfrey – dont les recommandations sont aussi convoitées là-bas que le Goncourt ici – classe le livre parmi ses dix autobiographies préférées. Une adaptation ciné est lancée par l’acteur et réalisateur Joel Edgerton, aperçu dans Star Wars et Zero Dark Thirty. « Même si je suis hétéro, explique ce dernier aujourd’hui, je me suis retrouvé dans cette histoire, cette enfance passée dans une petite ville, avec cette homophobie et cette chape de plomb religieuse qui vous terrifie… J’ai rapidement commencé à écrire un scénario, je l’ai envoyé à Garrard, et nous n’avons pas cessé de communiquer depuis. » Le film sort en novembre outre-Atlantique, avec un casting cinq étoiles : Nicole Kidman dans le rôle de la mère, Russell Crowe dans celui du père, l’espoir Lucas Hedges dans le rôle du héros et le chanteur Troye Sivan dans celui d’un de ses camarades… Hollywood évoque déjà les Oscars ! « J’ai souhaité réunir un casting prestigieux pour attirer un maximum de spectateurs, lâche le réalisateur. Il faut que l’Amérique s’identifie à cette famille, qu’elle affronte cette histoire. »

Dans le sud conservateur du pays, l’enfance de Garrard sonne comme un récit entendu des dizaines de fois. L’écrivain grandit dans un coin perdu de l’Arkansas, surplombé par les paisibles monts Ozarks et leurs innombrables lacs. Il aime les balades solitaires à travers la forêt et se plonger dans la littérature, « un monde ouvert, complexe, où l’on ne juge pas ». « La beauté des paysages contraste avec ce qui m’est arrivé par la suite », dit-il aujourd’hui. Son père, un concessionnaire Ford reconverti en charismatique pasteur baptiste, parcourt tous les matins les journaux en quête des signes avant-coureurs de l’Apocalypse. Pour se préparer au Jugement dernier, il emmène trois fois par semaine sa famille à l’église et promet l’enfer aux pécheurs. Sa mère, une ancienne pom-pom girl avec qui Garrard s’échappe en ville pour voir des comédies romantiques, suit sans trop rien dire. Après tout, quoi de plus banal ?

Prier pour “devenir pur”

Les ennuis commencent dès le CE2. « Je ressentais comme un trouble en présence de mon instituteur… Mr Smith ! » se rappelle l’écrivain dans un rire. À l’adolescence, les pubs pour les sous-vêtements masculins lui donnent étrangement chaud. « Je savais que c’était en moi », confie-t-il, comme on parlerait d’un virus. Le jeune homme n’a personne à qui parler. À la télé, tout ce qu’il voit semble confirmer « qu’être homo est anormal ». Il se met à implorer, comme une prière : « Seigneur, aide-moi à devenir pur. » Et sort avec une de ses amies, dont chaque baiser lui donne l’impression qu’on enfonce « une lame glacée dans [son] estomac ».

À l’université, libéré du huis clos familial, Garrard se rapproche de David, un étudiant de première année qu’il rencontre dès son arrivée. Ensemble, les deux garçons révisent, font du footing, vont à l’église. Garrard fantasme sur « la façon dont les poils de ses jambes dessinaient un “j” minuscule qui partait de l’arrière de son genou pour remonter jusqu’à l’ourlet de son caleçon ». Mais en guise de première fois, David le viole. Et appelle les parents de Garrard pour leur annoncer que leur fils est gay. « Il savait que la révélation de mon homosexualité serait plus choquante que celle de mon viol, raconte Garrard. Comme si je n’avais eu que ce que je méritais. » Quelques heures plus tard, sa mère bouleversée débarque pour le ramener à la maison. Son père le prévient : « Si tu continues à obéir à tes sentiments, tu ne mettras plus jamais les pieds dans cette maison et tu ne finiras jamais tes études. » Couvert de honte, Garrard se dit alors : « C’est de bonne guerre. Je ferai tout pour effacer cette part de moi. »

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© Ioulex pour Causette

Quelques mois plus tard, ses parents l’envoient dans un « centre de conversion » de Memphis, bien connu des fondamentalistes. À son arrivée, on lui confisque son téléphone, son journal intime et on lui énonce les règles : interdiction de lire des romans, d’écouter de la musique (même classique), d’adopter des attitudes « efféminées ». Le directeur, un « ex-gay » illuminé d’une quarantaine d’années, l’accueille dans un sourire « au-delà de toute normalité », se rappelle Garrard. Pour lui, l’homosexualité est une addiction sexuelle et une abomination satanique. On sourit, Garrard glisse : « On pourrait en rire, mais l’expérience est dévastatrice. » À ses côtés, d’autres gamins LGBT, de plus en plus convaincus de leur faute et enrôlés, pour certains, pour plusieurs mois. « J’ai essayé de reprendre contact avec eux, mais personne ne m’a jamais répondu. »

Chaque jour, des « spécialistes » martèlent que le bonheur n’existe pas quand on est gay, que l’homosexualité n’est que le fruit de péchés familiaux, transmis de génération en génération. « Il fallait se racheter, s’élever vers la lumière divine », explique-t-il. Garrard participe à des ateliers de parole, où il doit raconter devant tout le monde ses fantasmes, se livrer à des jeux de rôles censés faire remonter des souvenirs refoulés. « Une secte », considère aujourd’hui l’écrivain. Après deux semaines (facturées 1 500 dollars), il trouve le courage de fuir. « On me répétait à longueur de journée qu’en perdant mon individualité je me rapprochais de Dieu, écrit-il. Mais les moyens pour y parvenir – le dégoût de soi, les idées suicidaires… – vous poussaient à vous sentir plus seul et moins “vous-même” que vous ne l’aviez jamais été de votre vie. »

Dix années de silence

À son retour à la fac, ses camarades tombent des nues. « Garrard m’avait confié qu’il était homo, je le protégeais comme une grande sœur, je connaissais même ses parents !, se rappelle Amber Hood, une très proche amie devenue prof dans l’Arkansas. Quand il a disparu, nous étions morts d’inquiétude. Mais l’imaginer là-bas sonnait comme la chose la plus folle jamais entendue. » Lors d’une longue soirée, le jeune homme lui raconte tout, puis n’en parle plus pendant dix ans. « J’ai eu l’impression qu’il voulait passer à autre chose, poursuit-elle. Alors, quand il m’a annoncé écrire son livre, j’ai eu peur que cela remue trop de mauvais souvenirs. Moi-même, je n’ai pas pu finir le bouquin, et je ne suis pas du tout impatiente de voir le film. Savoir qu’il a tant souffert et que nous n’avons rien fait me rend malade. »

Le come-back à la maison est plus ­compliqué. Sa mère le soutient, effrayée par les kilos qu’il a perdus et les pensées morbides qui l’habitent désormais, « la seule preuve dont elle avait besoin pour se convaincre de mettre un terme à la thérapie ». Neuf ans leur seront cependant nécessaires pour pouvoir reparler sereinement de ces quelques mois, qu’elle lui confie sa version des faits, ses peurs de l’époque, ses limites aussi. Avec le paternel, en revanche, ce n’est toujours pas réglé. « Il n’a pas lu le livre, affirme Garrard, et on évite le sujet. Parfois, au détour d’une conversation, ça pète. En réalité, ça serait plus simple si je ne l’aimais plus, mais ce n’est pas le cas. On ne choisit pas ces choses-là. » L’écrivain refuse de juger. « Je ne veux pas qu’on se serve de mon livre pour se moquer de cette Amérique, de ces gens. J’ai voulu apporter un peu de complexité à tout ça, montrer que tout n’est pas noir ou blanc, que mon père est un ­personnage en trois dimensions. »

Un bagage trop lourd

À New York, où il vit après avoir pris le large en Ukraine et en Bulgarie, Garrard Conley s’est marié il y a deux ans avec l’homme qu’il aime. Méga surprise, la thérapie conversion n’a pas marché. Mais beaucoup de questions restent en suspens. « L’écriture m’a permis d’intellectualiser ce qui m’était arrivé, confie-t-il. Mais au plus profond de moi, je ne comprends toujours pas pourquoi je me suis laissé faire. Et le sentiment de honte que je ressentais ado m’assaille encore régulièrement. » Difficile d’oublier tant d’années d’endoctrinement. De son ancienne vie, l’écrivain a conservé la prière, mais ne sait plus très bien « à qui s’adressent [ses] pensées ». La psychothérapie, il a essayé il y a quelques années pour tenter de se délester du poids des traumatismes. Mais les méthodes de sa thérapeute lui ont rappelé de mauvais souvenirs, il n’y est jamais retourné.

Pour l’heure, Garrard Conley avance seul, avec un bagage qui le dépasse. Quand il n’est pas en déplacement, il travaille sur son prochain ouvrage, une nouvelle située au XVIIIe siècle. Une respiration, enfin, loin de son propre vécu ! À moins qu’il ne change d’avis et suive son envie du moment : écrire un roman d’horreur. D’habitude, le gore le laisse de marbre, mais le récent visionnage du film Get Out, de Jordan Peele, l’a empêché de fermer l’œil de la nuit. Peut-être pas tout à fait une coïncidence : plongé dans le sud des États-Unis, le scénario raconte une lutte désespérée, celle d’un jeune homme pris au piège dans sa propre famille.

Bande annonce VOST de Boy erased

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