Alyona Shkrum, dépu­tée ukrai­nienne : « Poutine mène aus­si une guerre contre l’ordre inter­na­tio­nal juri­dique et humanitaire »

À 34 ans, la députée Alyona Shkrum a été plongée du jour au lendemain comme l'ensemble de ses compatriotes dans l'horreur de l'invasion russe de l'Ukraine. De retour à Kyiv après une visite diplomatique au Royaume-Uni où elle a rencontré Boris Johnson, la jeune femme a accordé un entretien à Causette.

IMG 4165
Alyona Shkrum se photographie avec un drapeau ukrainien
au sein de l'Assemblée du pays © DR

Elle a la voix dopée à l'adrénaline et à l'importance de la mission de celles et ceux qui devraient être exténué·es et anxieux·euses mais ne peuvent pas se le permettre. Pendant près d'une heure ce lundi 21 mars, la députée Alyona Shkrum a pris le temps de répondre aux questions de Causette avant qu'une sirène retentisse dans Kyiv, implacable alarme exigeant d'aller se terrer pour échapper à un nouveau bombardement.

Il y a deux jours encore, la membre de l'opposition (parti Union panukrainienne - « Patrie ») se trouvait à Londres avec une délégation de deux autres députées trentenaires pour défendre la cause du pays envahi par l'armée russe depuis bientôt un mois. Alors que les députés hommes, réquisitionnés dans l'effort de guerre, ont l'interdiction de quitter l'Ukraine, les jeunes députées sont, elles, envoyées en mission diplomatique et soudainement propulsées dans les plus hautes sphères du pouvoir. Lesia Vasylenko (parti Voix, également dans l'opposition), Mariia Mezentseva (membre de Serviteur du peuple, le parti du président Zelesnky) et Alyona Shkrum ont uni leurs voix face au Premier ministre Boris Johnson pour obtenir de la Grande-Bretagne de nouvelles aides, sur le front militaire autant que sur le front des sanctions économiques contre la Russie ou celui humanitaire. Dans un français parfait qui marque son attachement à notre pays, « [sa] deuxième patrie » puisqu'elle y a fait ses études en droit international, Alyona Shkrum raconte à Causette et livre sa vision du conflit.

Causette : Vendredi 18 mars, vous avez rencontré Boris Johnson mais aussi des députées britanniques avec ce que vous nommez votre "bataillon de femmes" députées. Vous revenez de Londres avec l'assurance que la Grande-Bretagne va fournir à l'armée ukrainienne des missiles anti-aériens de pointe, nommés Starstreak. Êtes-vous satisfaite de cette mission à l'étranger ?
Alyona Shkrum :
Je dois avant tout vous avouer que pour moi, il a été très difficile de quitter Kyiv, ça a été un déchirement de m'éloigner du terrain où il y a tant à faire en matière de coordination de l'effort de guerre. Ça peut paraître bizarre à entendre mais avec Lesia Vasylenko et Mariia Mezentseva, nous nous sentons plus en sécurité psychique ici en Ukraine qu’à l’étranger, parce qu'à l’étranger, les mauvaises nouvelles tombent et vous vous inquiétez pour vos proches sans pouvoir savoir, avec un grand sentiment d’impuissance.
Mais c’était une visite importante pour nous parce que je considère qu'elle a été l'occasion d'un premier pas important vers la fermeture du ciel, la no-fly zone que nous réclamons depuis le début du conflit [qui a commencé avec la destruction des bases aériennes de l'Ukraine par les forces russes, ndlr]. Après, pour vous répondre, je ne suis pas vraiment satisfaite, je ne le serai que lorsque l'armée de Poutine aura quitté le pays.

En permettant la fermeture du ciel, l'envoi de tels missiles ne risque-t-il pas d'accroître l'agressivité de Moscou ?
A.S. :
Je sais que c’est un sujet très difficile parce que les pays qui nous soutiennent craignent un engrenage militaire avec la Russie mais il me semble que nous avons trouvé un bon compromis avec les États-Unis, désormais le Royaume-Uni et, on l'espère aussi bientôt avec la France : nous donner les moyens, grâce à ces missiles anti-aériens puissants, de fermer nous-mêmes notre ciel. Les Starstreaks que le Royaume-Uni s'est engagé à nous faire parvenir vont nous y aider. Ainsi, nous n'impliquons pas directement l'OTAN.
Et vous savez, quand vous êtes à Londres, vous pouvez voir l’histoire se répéter parce que le 10 Downing Street est à deux pas du bunker où Churchill avait installé son poste de commandement, parce que Londres a été terriblement bombardée durant la Seconde guerre mondiale. C’est la même chose maintenant pour notre président, qui a trouvé refuge sous terre près du palais présidentiel. Comme nous avons triomphé du nazisme, nous allons triompher de Poutine. La question est : à quel prix pour le peuple ukrainien ?

« Certaines entreprises françaises continuent de faire de l’argent en Russie, ce n’est pas possible. Nous avons besoin que vous, citoyens, fassiez du bruit à ce sujet sur les réseaux sociaux.»

Quelles autres avancées avez-vous obtenues de la part du gouvernement britannique ?
A.S. :
Le Royaume-Uni s'est engagé à une nouvelle gradation des sanctions économiques, notamment au sujet des propriétés britanniques des oligarques russes, qui envisagent Londres comme leur capitale financière. Dans les jours qui viennent, le parlement britannique va voter plusieurs lois pour amplifier les sanctions.

Votre visite a aussi été l'occasion de dénoncer le « bloody trade », ou commerce sanglant, de multinationales européennes, qui poursuivent leurs activités en Russie, au rang desquelles la britannique Marks & Spencer mais aussi les françaises Leroy Merlin, Danone ou encore Auchan...
A.S. :
Oui car ces entreprises financent indirectement via les taxes russes les morts de civils en Ukraine. Donc nous avons besoin que les sociétés civiles britanniques, françaises ou encore allemandes, qui montrent un grand soutien pour le peuple ukrainien, fassent pression sur ces compagnies. Déjà 300 entreprises internationales ont quitté le pays, pourquoi pas elles ?
La suspension de leurs activités en Russie ne sera pas pour toujours, il s'agit d'une mesure urgente pour contraindre la Russie d'arrêter cette guerre en tarissant la source financière qui lui permet de mobiliser ses tanks et ses bombes dans notre pays.
À ce stade, Marks & Spencer a répondu que l'entreprise soutient beaucoup l’Ukraine mais ne peut pas arrêter les franchises en Russie. Et continue donc de faire de l’argent là-bas, et ça, ce n’est pas possible. Nous avons besoin que vous, citoyens européens, fassiez du bruit à ce sujet sur les réseaux sociaux.

Lorsqu'elles daignent communiquer sur ce choix de rester en Russie comme l'a fait Danone, ces sociétés mettent en avant la nécessité de ne pas pénaliser leurs client·es ou leurs employé·es. Comment réagissez-vous ?
A.S. :
C'est business as usual et c'est d'un absolu cynisme parce que leur argent sert à tuer des enfants ukrainiens - 120 ont été tués depuis le début du conflit. On sait que plus de civils que de miltaires ont été tués depuis le début du conflit, parce que Vladimir Poutine s'adonne à une politique de la terre brûlée, en n'ayant aucun scrupule à attaquer des endroits où se réfugient les civils, comme nous le voyons à Marioupol. Dès lors, il faut tout faire pour l'empêcher de nuire, l'isoler au maximum et le secteur économique est un terrain de rapport de force pour nous.
Rappelons par ailleurs que la fermeture de l'ensemble des multinationales des pays alliés pourrait aussi envoyer un message fort à la population russe qui, nous le savons, a très peu de moyens de savoir ce qui se passe véritablement en Ukraine.

« Poutine n’a pas besoin de Crimée ou de Donbass, il les a détruits. Il a besoin de déstabiliser l’ordre mondial. »

En quoi Vladimir Poutine est-il une menace pour l'ensemble du continent européen à vos yeux ?
A.S. :
En tant que diplômée de droit international à la Sorbonne, c’est vraiment choquant pour moi de voir comment Poutine s’assoit sur le droit international militaire et humanitaire. Il ne mène pas seulement une guerre contre l'Ukraine, mais aussi contre l’ordre international juridique et humanitaire, comme l’a fait Hitler.
S’il ne finit pas poursuivi par la Cour pénale internationale de La Haye, le droit international va s’en trouver bouleversé parce que ce sera comme donner un blanc-seing à d’autres pays - la Chine par exemple pourra faire de même. Il n’y a pas de règle à ses yeux, que la force et le bouton nucléaire.
Poutine n’a pas besoin de Crimée ou de Donbass, il les a détruits. Il a besoin de déstabiliser l’ordre mondial. Il ne veut pas parler avec l’Europe occidentale, il la veut la plus faible possible. Poutine estime que ça lui est permis parce qu’il n’y a pas eu de sanctions internationales assez fortes après la Géorgie, la Transnistrie ou la Crimée.
Actuellement, ce sont les Ukrainiens qui meurent pour votre sécurité et pour l'idéal démocratique européen. Mais la Pologne, les États baltes ou la Finlande se sentent menacées, ont peur d'être les prochaines cibles. Je suis en contact avec des membres du parlement finlandais qui réfléchissent à exfiltrer leurs enfants à l'étranger.

En tant que juriste en droit international, pensez-vous que la décision de la Cour internationale de justice, qui a émis la semaine dernière une position contraignante contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie puisse-t-elle avoir un effet ?
A.S. :
Je pense que toutes ces petites initiatives réunies, accompagnées des sanctions économiques et du soutien au peuple ukrainien, vont pouvoir avoir des effets cumulés à terme. Poutine n’imaginait pas que la résistance du peuple ukrainien serait aussi forte, ni même que le monde entier aurait une position très forte.

Vous parlez du monde entier mais il y a des pays dont les positions sont ambiguës, comme la Chine, l’Inde, Israël…
A.S. :
C'est vrai, ce n’est pas le monde entier mais la grande majorité du monde démocratique. La Chine observe visiblement une position de prudence, sans aller à aider l'agresseur. Israël, ça a été une surprise pour moi parce qu’ils ont pris la décision d’en finir avec leur politique généreuse de visas vis à vis des Ukrainiens. C'est notamment pour cela que le président Zelensky a parlé ce week-end devant la Knesset [Le parlement israélien, ndlr], en rappelant que la population israélienne connaissait très bien la guerre et le génocide. En tant qu’avocate en droit international, je me permets de qualifier ce qui se passe à Marioupol de génocide. Parce qu’il y a une majorité de russophones qui sont en train de payer leur soutien à l'Ukraine - ce que Poutine n'avait pas prévu. C’est la plus grande catastrophe humanitaire du pays, Marioupol serait détruite à 90%, ce qui serait supérieur à Alep en Syrie par exemple. 

Cette résistance du peuple ukrainien est impressionnante vue de France, tout comme l’Union sacrée qui s’est tout de suite formée derrière le président Zelenski.
A.S. :
En tant que membre de l'opposition, je peux vous dire que dès le premier jour de la guerre, on a compris qu’il n’y avait pas d’autre position possible au sein du parlement. Il y a chez tout le monde l’impérieuse nécessité de résister ensemble. Depuis l'invasion russe, nous avons tenu trois sessions parlementaires sous la guerre où plus de députés sont présents que d'habitude et où les lois, qui concernent évidemment l'effort militaire et humanitaire, sont votées à l'unanimité, pour sauver des vies.

« A l’heure actuelle, il y a plus de gens qui veulent intégrer la défense territoriale que de gilets pare-balles à leur fournir. »

Vous êtes rentrée hier à Kyiv, à quoi ressemble votre quotidien ?
A.S. :
Je n’ai plus le droit depuis le début du conflit d’être dans mon appartement car c'est trop dangereux. Nous avons reçu des armes car nous savons qu’en tant que députés, nous sommes sur une liste noire de personnes à tuer. Je ne pourrais pas être ailleurs actuellement qu’à Kyiv, ma ville de naissance. Pour rentrer de Londres, il m'a fallu deux jours car il faut atterrir en Pologne et emprunter les petites routes à la frontière pour se protéger.
Depuis hier, c’est assez calme, j’ai pris le train de Lviv à Kyiv et les wagons sont complets vers la capitale : les gens savent que c’est dangereux mais ils veulent s’y battre au sein de la défense territoriale, qui ressemble à la résistance que vous avez connu en France. À l’heure actuelle, il y a plus de gens qui veulent l’intégrer que de gilets pare-balles à leur fournir.
J’ai aussi pu prendre un café dans l’un de mes cafés préférés, qui jusque là restaient ouverts quelques heures dans la matinée. Ça a été un grand plaisir, ça fait du bien de voir que la vie résiste aussi. Mais ce matin, un couvre-feu a été déclaré pour 36 heures. Ça protège des bombes mais aussi des soldats russes infiltrés déguisés en civils, qui peuvent entrer dans la ville en disant qu’ils viennent visiter leur famille. Là, pendant 36 heures, les gens qui sortiront dans la rue se feront tirer dessus parce qu’ils seront considérés comme des infiltrés.

Comment se protège votre famille ?
A.S. :
Mon mari est à mes côtés. Mes parents sont partis à Lviv, ça n’a pas été facile de les faire partir mais ils ont fini par accepter et c’est un grand soulagement. Beaucoup de mes amis et des membres du parlement sont toujours à Kyiv et ont pris les armes, soit dans les défenses territoriales soit dans l’armée. J’ai un ami qui faisait ses études à Londres et est rentré pour combattre, il est désormais chef de la défense territoriale de la capitale.

Et vous, vous pourriez prendre les armes ?
A.S. :
J’ai toujours été contre les lois autorisant les armes mais s'il le faut, je le ferai, j’ai été formée par des collègues.

« En tant que terre d'accueil, vous, Français, allez devoir mettre beaucoup d'énergie dans l'accompagnement psychologique des réfugiés. Plus ils arrivent tard, plus ils ont vécu des choses traumatisantes. »

Beaucoup de dons d'argent, de denrées, de médicaments affluent du monde entier pour les réfugiés ukrainiens mais aussi pour les Ukrainiens encore dans le pays. De quoi y a-t-il besoin particulièrement actuellement dans cet élan de solidarité internationale ?
A.S. :
Ça change de jour en jour mais là, ça devient très difficile de fournir aux docteurs, aux pompiers et aux personnes mobilisées pour évacuer les plus faibles des gilets pare-balles.
Sur un tout autre point, en tant que terre d'accueil, vous, Français, allez devoir mettre beaucoup d'énergie dans l'accompagnement psychologique des réfugiés. Plus ils arrivent tard, plus ils ont vécu des choses traumatisantes. Des viols de guerre pour les femmes, ou des semaines passées dans un bunker sans toilette ni eau potable. D'ailleurs, il devient urgent d'évacuer toutes les femmes avec enfants car ils sont pris pour cible par les Russes.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.