beatrice denaes a aujourd hui 64 ans photo astrid di crollalanza 1605778548
(©Astrid di Crollalanza/First editions)

« Nous deman­dons juste à vivre notre vie » : entre­tien avec Béatrice Denaes (Trans Santé France), pour la jour­née inter­na­tio­nale de visi­bi­li­té trans

Béatrice Denaes, qui a travaillé pendant de longues années à Radio France en tant médiatrice de l'antenne, a co-fondé l'association Trans Santé France. En cette journée internationale de visibilité transgenre, elle revient pour Causette sur l'émergence d'un mouvement de contestation anti-trans, et sur les fausses informations circulant principalement sur les enfants et adolescent·es.

À l'occasion de la journée internationale de visibilité transgenre, ce vendredi 31 mars, Causette s'est entretenue avec la journaliste Béatrice Denaes, qui a co-fondé l'association Trans Santé France, en 2020. Sa particularité ? Être composée de médecins, para-médicaux, de personnes transgenres, de familles, de juristes et d'universitaires. Son expertise s'étend donc autant sur les thématiques de la santé que de la justice. Béatrice Denaes, qui a travaillé pendant de longues années à Radio France en tant médiatrice de l'antenne, a récemment écrit le livre Ce corps n'était pas le mien : histoire d'une transition tant attendue. Elle revient sur l'émergence d'un mouvement de backlash (retour de bâton, en français) concernant les personnes trans, et sur les fausses informations circulant principalement sur les enfants et adolescent·es.

Causette : Depuis quelques années, la transidentité est de plus en plus visible dans les médias, les séries et au cinéma. Mais avec cette nouvelle visibilité, émerge un mouvement critique et de contestation, qu’on pourrait qualifier de backlash...
Béatrice Denaes : Nous constatons l'arrivée de ce backlash, en France, depuis deux ans environ. Il commence au lancement de la campagne présidentielle, avec une extrême droite qui s’est déchaînée. Éric Zemmour a par exemple qualifié, dès l'automne 2021, la circulaire de l'Éducation nationale visant à mieux prendre en charge les enfants trans de « criminelle », et comparé les méthodes de Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l'Éducation nationale, à celles de Josef Mengele, un médecin nazi.
Depuis deux ans, on voit fleurir des tribunes et des interviews anti-trans, dans des médias que j'estime complices, car ils ne vérifient pas l’exactitude de ce qu'ils publient. Souvent, des personnalités connues signent ces tribunes, mais je pense qu'elles n'ont probablement jamais rencontré de personnes trans ou d'enfant trans, car ces textes partagent des informations fausses et inexactes. Les conséquences sont terribles.

Lire aussi l Un pays transbordelisé, coincé entre les réacs et des militant·es prêt·es à sauter sur la moindre maladresse

Comment expliquez-vous ce backlash ?
B.D. : Deux raisons expliquent cette montée de la contestation. Premièrement, les personnes trans sont devenues visibles et incarnent quelque chose qui n'est pas dans la norme, ce qui suscite des réactions. On a l'impression que la transidentité est nouvelle, mais c'est comme pour l'homosexualité, ça a toujours existé. On vivait simplement caché depuis des siècles. Maintenant, on vit au grand jour et ça dérange. Deuxièmement, il faut toujours qu'il y ait un os à ronger pour les conservateurs et les traditionalistes, qui rêvent d'une société faite de clones. Avant, ils combattait l'homosexualité. Les homos étaient considérés comme des malades, on disait à l’époque qu’il ne fallait pas en parler car tous les enfants allaient le devenir. Aujourd’hui, les mêmes arguments sont utilisés contre les trans.

La plupart de ces mouvements anti-trans ont pour point de ralliement les enfants… Pourquoi, selon vous ? 
B.D. : Ils ont trouvé l’argument des enfants trans car ça émeut une population, ça l'inquiète et l'effraie. Mais cette dernière n’y connait rien en termes de transidentité. Ils parlent de lubie, que les jeunes sont des cobayes, qu’on les écoute beaucoup trop et qu’on devrait leur proposer des psychothérapies pour les remettre dans le droit chemin... C’est une thérapie de conversion dont on ne dit pas le nom.

Ces enfants et adolescents trans sont-ils « embrigadés par les réseaux sociaux » comme certains le pensent ?
B.D. : Je me suis rendu compte qu’un truc clochait en moi lorsque j'étais enfant. À l’époque, on ne parlait pas encore de transidentité, et les réseaux sociaux n'existaient pas. Donc on ne peut pas dire que j’ai été influencé par un lobby ou par d'autres personnes influentes.
Je me souviens aussi que, plus jeune, je me suis justement coupée du monde et que j'étais plongée dans une grande timidité. Pour en avoir parlé avec d'autres personnes trans adultes, c'était aussi leur cas. Donc plutôt que de parler d'embrigadement, pourquoi ne pas écouter les enfants trans aujourd'hui ? Pourquoi les empêcher d’être heureux ? Refuser qu'ils vivent dans le même monde que les autres ?

D’autres affirment encore que de plus en plus de jeunes filles s'interrogent sur le fait de transitionner, et que ce serait pour certaines en partie en raison de l'« hypersexualisation actuelle » et de « l’obsession du paraître » dans lesquels elles ne se retrouveraient pas. Qu'en pensez-vous ?
B.D. : J’en ai beaucoup discuté avec des pédopsychiatres. Avant, dans la majorité des situations, il y avait plus d'hommes qui transitionnaient que de femmes. Maintenant, ça s’équilibre simplement.
Il me semble qu'auparavant, un garçon qui adoptait un comportement féminin était plus facilement moqué, insulté et harcelé. Lorsque c'était l'inverse, une fille plus masculine, je crois que c'était presque valorisé. Ce qui peut sans doute expliquer qu'il existait plus de transitions dans le sens MtF, c'est-à-dire des hommes transitionnant en femmes.
Aujourd'hui, certaines adolescentes qui ne se sentent pas filles passent effectivement le cap et s’affirment comme étant des garçons. C'est parfois plus simple dans la société d’appartenir à des normes, d'être des hommes et pas seulement des « garçons manqués ». Mais toutes ne le font évidemment pas.

Existe-t-il vraiment un « scandale sanitaire » sous-jacent comme certains l’affirment ? Des traitements hormonaux sont-ils donnés aux enfants ? Y a-t-il des interventions chirurgicales sur des mineur·es ?
B.D. : Il n'existe aucun « scandale sanitaire ». Les pédopsychiatres le disent, une transition ne se fait pas en un claquement de doigt. Tout d'abord, une aide est apportée aux parents et aux enfants qui s'interrogent, pour accompagner ces derniers socialement : l'idée est d'écouter l'ado et de lui permettre de vivre comme il le ressent. Tout se fait avec prudence. Cela peut éventuellement passer par un changement de prénom, d'apparence physique, en prévenant l'école...
Ensuite, à l'apparition de la puberté, si un garçon ne supporte pas l'arrivée de sa barbe, ou une fille celle de ses seins, les parents et les médecins peuvent décider de lui proposer des retardateurs de puberté. Cela se fait au bout de plusieurs rendez-vous, et contrairement à ce que certains disent, ce ne sont pas des traitements à vie, ni irréversibles. Ils sont utilisés depuis des décennies pour les enfants développant une puberté précoce. Tout est toujours sous contrôle des médecins, pendant un temps donné. Si le protocole est bien appliqué, que la personne est suivie par un endocrinologue, il n'existe aucun danger. Cela va simplement permettre à l'adolescent d'être heureux.
Enfin, concernant les opérations chirurgicales, elles sont interdites avant la majorité. La seule qui est autorisée à partir de 16 ans, c'est la torsoplastie, soit l'ablation des seins. Les jeunes garçons trans, nés filles, se mettent parfois des binders, un bandage, afin de comprimer et serrer les seins. Mais cela peut faire très mal. Concernant la torsoplastie, il faut obligatoirement l'accord des parents, des entretiens avec les médecins ont lieux et ces derniers préviennent toujours des conséquences qu'il peut y avoir ensuite.

Existe-t-il un mal-être et des facteurs de survulnéraribilité à prendre en compte chez les ados trans ? 
B.D. : Quand des ados trans sont bloqués dans leur transition, cela amène à une déscolarisation, à une dépression sévère, à des scarifications et malheureusement à des tentatives de suicide. En moyenne, selon les données de notre association, à partir de 8-9 ans, à peu près 1/3 des enfants trans ont fait au moins une tentative de suicide.
Un exemple m’a profondément marquée. Récemment, une jeune fille trans de 17 ans, dont les parents sont des amis, a fait deux tentatives de suicide en l’espace de deux mois. Tout allait bien dans son lycée, on avait accepté de l'appeler par son prénom féminin. Mais un jour, lors des vérifications des listes du bac, sa prof principale, qui connaissait pourtant sa situation, s’est plantée et a donné son dead name, son prénom de naissance. Dans la classe, ses amis savaient mais un petit groupe non. Ce dernier en a profité pour se moquer d’elle, la harceler, notamment sur les réseaux sociaux et elle n’a plus voulu retourner au lycée. Elle suit désormais ses cours par correspondance, a essayé de s'ôter la vie deux fois. Je trouve ça horrible qu’on ait envie de quitter le monde à 17 ans.

Parmi toutes les personnes développant un discours anti-trans, certaines se disent féministes et affirment que les femmes transgenres « colonisent » le mouvement. Comment ressentez-vous ces affirmations ?
B.D. : Je vis très mal ces attaques. Je les ai vues apparaître lorsque j'étais en train d’écrire mon livre , en 2019-2020. J’ai alors découvert l’existence de cette partie du féminisme.
Je trouve leurs arguments d'une débilité profonde, notamment le fait que nous serions des chevaux de Troie nous introduisant dans une communauté féministe pour faire régner le patriarcat. C’est fou ! Notre ancienne vie nous était insupportable, quand nous étions d’apparence masculine nous luttions sans cesse contre les attaques sexistes... Je me souviens que lorsque j'étais médiatrice de Radio France, je menais un combat permanent contre le sexisme ordinaire sur les antennes. Il n’y a pas plus féministes que nous, et se voir traiter de la sorte c'est insupportable. Contrairement à ce qu'elles disent, une femme trans est une femme : nous nous retrouvons dans les mêmes combats. D'ailleurs, comme pour les femmes, la plupart des agressions transphobes concernent majoritairement les femmes trans.
J’ai la chance d'évoluer dans un milieu favorisé. Mais les hommes ont quand même un mal fou à comprendre les concepts de transidentité et de transition. Pour la plupart de mes amis, dont je suis restée proche, c'est inimaginable qu’un homme ayant appartenu à la caste des maîtres du monde puisse passer de l'autre côté. C’est ce que ma psychologue appelle « l’angoisse de la castration ». Donc dire qu’on est contre les femmes, c’est faux. Je ne comprends vraiment pas le fait de vouloir créer cette scission au sein du féminisme et d'instaurer cette discrimination des femmes trans.

En tant que journaliste, comment analysez-vous le traitement médiatique actuel autour de la transidentité ?
B.D. : Ça me peine beaucoup de voir que des médias respectables et qui ont plutôt une forme d’éthique, comme L’Express, Le Point ou Le Figaro, se laissent influencer par des associations qui déversent à longueur d’articles et de tribunes des contre- vérités. Quand des journalistes laissent passer la fausse information selon laquelle des enfants subissent des interventions chirurgicales, ce n'est pas possible. 
J’ai publié une tribune dans un grand journal du soir il y a deux ans. Je discutais avec le responsable des tribunes et j’en évoquais une anti-trans publiée par un hebdomadaire un mois plus tôt. J'ai alors appris que ce responsable avait été le premier à être sollicité, mais qu'il avait son travail de journaliste, de vérifier les informations qui y étaient dites, et de refuser de la publier.
Il existe une citation du philosophe d'Averroès que j'affectionne beaucoup : « L'ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. Voilà l'équation. » C'est exactement ce qu'il se passe aujourd'hui. Nous ne faisons de mal à personne, nous demandons juste à vivre notre vie.

Lire aussi I Transidentité : une étude montre comment "Le Figaro" ou encore "Marianne" agitent la panique morale

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.