Nora Bouazzouni : « Je dresse un paral­lèle entre l’alimentation et l’oppression des femmes »

Journaliste, autrice et podcasteuse, Nora Bouazzouni décline à toutes les sauces sa passion pour la bouffe. Elle sort un nouveau livre, Steaksisme, en finir avec le mythe de la végé et du viandard, qui mêle marketing alimentaire, stéréotypes de genre et allusions sexuelles. Rencontre.

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Nora Bouazzouni. ©Laura Lafon pour Causette

Causette : Votre nouveau livre, en quelques mots ?
Nora Bouazzouni : Ça s’appelle Steaksisme, en finir avec le mythe de la végé et du viandard, pour continuer avec les jeux de mots, comme dans mon livre précédent [Faiminisme. Quand le sexisme passe à table, éd. Nouriturfu, ndlr]. Je dresse un parallèle entre l’alimentation et l’oppression des femmes, et j’explore la construction d’un goût genré, notamment à travers le marketing. Pour résumer, les études de consommation montrent que les femmes mangent plus de yaourts et de chocolat que les hommes, qui, eux, consomment plus de sodas et de charcuterie. La question que je me pose, c’est : qui de la poule ou de l’œuf est arrivé le premier entre cette alimentation genrée et sa représentation dans la publicité.

Quand et comment se construisent les goûts genrés ?
N. B. : La manière dont on éduque les garçons et les filles influence les habitudes de consommation. Et ça commence très tôt : vers 11-12 ans, garçons et filles mangent déjà différemment. Les premiers sont encouragés à finir leur assiette à la cantine, tandis que les secondes ont déjà compris que l’injonction à la minceur va les suivre toute leur vie. On voit d’ailleurs assez peu de jeunes filles manger, dans les publicités. Plus tard, la bouffe ne deviendra pas un sujet pour les hommes, ça ne domine pas leur pensée. Pour les femmes, penser à ce que la nourriture fait à leur silhouette est une tâche de fond permanente. Ce n’est pas inné ni biologique, c’est une construction culturelle.

Comment la publicité s’y prend-elle pour faire manger davantage de yaourts et de chocolats aux femmes ?
N. B. :
Je suis née en 1986, je me souviens très bien des publicités des années 1990 mettant en scène des femmes nues pour vendre des aliments dits « féminins ». Les exemples du yaourt et du chocolat font tous deux appel à la notion de plaisir, même si ce sont deux aliments opposés, l’un associé au régime, l’autre au gras. Rien que le nom des yaourts annonce le programme : Perle de lait, Sveltesse, Taille fine... Le marketing nous fait acheter de la douceur, de la minceur et du plaisir. En mangeant cet aliment, on mange ses vertus. En revanche, vous ne verrez pas d’homme en manger, car, finalement, un yaourt qui coule ressemble un peu à du sperme. Dans notre société hétéronormée, une femme peut s’en délecter, mais pas un homme.

Et le chocolat, c’est aussi réservé aux femmes ?
N. B. : Les pubs pour le chocolat associent la rhétorique du plaisir et celle de
la culpabilité. Il a fallu trouver un moyen pour contourner le tabou alimentaire que représente le chocolat : a priori, c’est du gras et du sucre, ça fait grossir, c’est un
interdit. Pour le vendre, on remplace un tabou par un autre : le sexe. On voit les femmes manger de petites portions, en se mordant les lèvres, avec une voix suave qui suggère de « succomber à la tentation ». Avec le chocolat, les femmes
se donnent du plaisir seules : c’est une façon de montrer à l’écran la masturbation, sans la nommer. Ainsi, on associe plaisir féminin et culpabilité : le chocolat devient la garantie d’être épanouie dans une société où les femmes ne le sont pas toujours sexuellement.

Pourquoi le levier de la culpabilité marche-t-il
aussi bien ?
N. B. :
L’émotionnalité alimentaire touche davantage les femmes. Une étude a été menée sur l’émotionnalité alimentaire et le surpoids*. Côté femmes, 52 % mangent sous le coup de l’émotion, contre 20 % des hommes. Ce n’est pas étonnant que, pour vendre, le marketing fasse appel aux émotions et aux sens des femmes, là où il s’adresse à la rationalité des hommes. Les femmes ressentent de l’apaisement quand elles mangent, mais aussi de la culpabilité. Pas les hommes.

Y a-t-il d’autres aliments qui jouent sur le plaisir sexuel ?
N. B. :
La glace est un bon exemple. Dans une pub pour Magnum, on voit une femme prendre une pause alors qu’elle fait le ménage : elle se détache les cheveux et mange une glace en se caressant. On ne verra jamais un homme manger une nourriture phallique ! La publicité les montre d’ailleurs rarement en train de manger. Quand c’est le cas, ils croquent à pleines dents dans du fast-food ou dans des barres chocolatées, ils sont actifs, mangent avec vigueur pour en retirer de l’énergie. Les femmes, elles, dégustent, se font plaisir, s’offrent un moment tranquille, sur un canapé, dans une position passive. Il n’est pas compliqué d’y voir une analo- gie avec les rapports sexuels ! Je pense aussi à une pub pour le riz de la marque Taureau ailé, qui multiplie les métaphores visuelles de la jouissance : pupilles dilatées, gros plans sur les lèvres, explosion de poudre colorée... On a aussi le café qui peut être ambivalent. Tantôt familial, tantôt sexy quand on met en scène des femmes qui se détournent de George Clooney... pour lui préférer une bonne tasse d’arabica.

Steaksisme, en finir avec le mythe de la végé et du viandard, de Nora Bouazzouni. Éd. Nouriturfu, 144 pages.

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