cook book Doppelseite 1827 III.43 DETOURAGE a
Cahier de cuisine de la Waldau, de Constance Schwartzlin-Berberat, cahier 3.

Constance Schwartzlin-​Berberat, schi­zo­phrène et gourmande

Les liens complexes entre sexe et nourriture se découvrent parfois crûment, à la lumière de l’aliénation, de la souffrance ou de l’enfermement. Distordus, altérés, ils apparaissent alors dans les expressions artistiques que les malades s’approprient. C’est le cas de Constance Schwartzlin-Berberat, schizophrène et gourmande.

« Recette de flancs doux tellement changés qu’ils en sont méconnaissables… Ils sont moulus fins faits par la papillote à la crème ou à la rose… ou au coquelicot… » C’est ainsi, en recopiant de mémoire des recettes de cuisine, que Constance use le temps. Le temps abyssal qui s’écoule si lentement à l’hôpital psychiatrique de la Waldau, aux environs de Berne, où elle est internée pour schizophrénie.

Privée de tendresse, de présences amies, d’amour et de liberté, Constance Schwartzlin-Berberat est irrémédiablement seule. Elle crée alors, grâce à ses recettes de plus en plus fantasques et sensuelles, un univers mental dans lequel elle peut enfin se régaler de mets savoureux et de sexe joyeux.

Cette graphomane gourmande est née en 1845, en France, dans le Jura. Enfance et adolescence sans histoire de jeune fille de bonne famille, couronnées, selon les valeurs de l’époque, par un excellent mariage. Elle épouse François Schwartzlin, un fringant chirurgien suisse. Un petit Auguste naît en 1874, Constance a 29 ans. Sa vie s’écoule sans heurt jusqu’en 1879, où elle bascule. Coup sur coup, sa mère, puis son mari meurent brutalement. Constance perd pied, le réel est trop lourd. Elle fait de fréquents séjours en clinique, mais son état mental se détériore inexorablement. Elle a 40 ans lorsqu’elle est internée à l’hôpital psychiatrique de la Waldau. Elle n’en sortira plus. Du moins physiquement. Car pour s’évader, elle a une arme secrète, qu’elle partage avec nombre de camarades d’infortune dans les établissements psychiatriques : elle s’invente une autre réalité. Elle fait exister, avec les moyens du bord, à la fois artiste et artisane, un univers fantasmagorique adapté à ses manques et à sa souffrance. Pour bâtir leurs mondes, certain·es peignent, comme Aloïse ou Séraphine, d’autres dessinent, sculptent, tricotent… Constance écrit. Elle rédige 24 cahiers de cuisine comprenant 160 recettes, ainsi que son journal intime (22 cahiers), qui sont autant d’œuvres graphiques. Le tout confectionné avec de la récup – comme on ne disait pas encore –, papiers d’emballage, documents imprimés, usagés, sur lesquels elle trace ses mots à l’encre noire.

Jouissance sensuelle des aliments

Lucienne Peiry, historienne spécialiste de l’art brut, consacre un livre magnifique1 à ces « graphomanes extravagants » et, bien sûr, un chapitre y est réservé à Constance SchwartzlinBerberat : « Comme toutes les femmes de son époque, elle a appris à tenir une maison et à cuisiner. Sans doute est-ce sa mère qui le lui a appris. Lorsqu’elle se trouve enfermée, elle est submergée par un tsunami intérieur et, par réflexe, elle se raccroche à son quotidien passé. Elle se souvient des recettes et elle les transcrit. »

cahier 8 Doppelseite 1827 8.57 DETOURGAE A
Journal intime, cahier 8.

Dans son journal intime, Constance parle de ses jours sans joie, des insomnies, de la nature et de la mort, très présentes dans ses réflexions. Ses cahiers de recettes ont une tournure moins ordinaire. « Son corps, analyse Lucienne Peiry, dès lors qu’elle est enfermée, n’est plus touché ni caressé… Ce corps anéanti et bafoué, humilié, réclame ardemment dans ses écrits intimes la jouissance sensuelle à jamais perdue, par des recettes où les aliments déferlent. » Constance divague, de sa petite écriture obsessionnelle, elle définit des ingrédients de plus en plus évocateurs. « Elle multiplie les blancs d’œuf, convoque insatiablement chocolat, papillote à la crème, vanille, puis plus tard, “beurre frais chaud”, “saucisse grasse”, “saucisson d’Endouille” et j’en passe, avec une poésie sensuelle et même érotique désarçonnante. Ses délires gastronomiques sont des délires érotiques. » La réalité est bien loin d’offrir des « soupes aux lettres de l’alphabet du langage de vie », comme les décrit la gastronome.

En cette fin du XIXe siècle, dans les asiles, les conditions de vie sont effroyables et les patient·es souffrent de malnutrition. Constance entretient quant à elle un rapport trouble avec la nourriture, avec de fortes tendances à l’anorexie, et elle rejette souvent le peu qu’on lui sert. Il faut dire que ses recettes s’enrichissent de condiments plus désirables que ceux de la cantine. « Constance a souvent parlé de “cu matière”, une invention de sa part. Le “cu matière” c’est, écrit-elle, “un homme né sans le pouvoir de resté virginité a sa femme légitime”. » Un ingrédient magique dont chacun·e imaginera la saveur à son goût.

En 1911, Constance Schwartzlin-Berberat contracte la tuberculose, à laquelle s’ajoutent des complications cardiaques. La maladie la terrasse, elle meurt à 66 ans. Elle laisse ces écrits fascinants, qui seront miraculeusement conservés. On y trouve une esquisse d’autoportrait : « Par ma création de vie / Moi la Femme de Moi la Femme de Mon Mari : / la Maman de mon Fils / Je paie Mes Dettes / Pour tout / Je Suis Mon Être là. »

  1. Écrits d’art brut. Graphomanes extravagants, de Lucienne Peiry. Éd. Seuil, 2020.[]
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