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© AMY LOMBARD

Les tra­vailleuses du sexe passent à table

Se masturber en mangeant du fromage, écraser des gâteaux avec les talons... Certaines professionnelles, notamment les cam-girls, sont parfois confrontées à des demandes très spécifiques. Tour d’horizon des fétichismes alimentaires à travers l’expérience de celles qui y répondent (ou pas).

Mina Kali a l’habitude d’être confrontée à de curieux fantasmes dans son métier. À 28 ans, elle est cam-girl depuis deux ans, c’est- à-dire qu’elle propose des shows éroticopornos qu’elle exécute dans sa chambre et qu’elle filme avec sa webcam pour des client·es virtuel·les. Certain·es payent parfois pour des sessions privées afin d’explorer un fétichisme en particulier. On lui a, par exemple, déjà demandé de se laver les cheveux ou de filmer ses pieds couverts de terre. Un jour, elle discute avec un homme et lui annonce qu’elle vient de commander de la nourriture indienne. « Il m’a demandé si je pouvais me filmer en train de la manger. Il voulait que je mange sur mon lit, accroupie, avec les mains, et que je lui envoie la vidéo en accéléré. Je lui ai dit qu’il n’y avait pas de souci », se souvient-elle. Dans le cadre de son travail, plusieurs jeux impliquant de la nourriture lui ont été proposés par des hommes, en échange d’argent. Elle a ainsi envoyé une culotte en bonbons (portée) à un client, pour qu’il la mange, s’est étalé de la chantilly sur le corps pour la lécher et a trempé ses pieds dans une bassine remplie de confiture.

D’autres travailleuses du sexe comme elle, notamment des cam-girls ou des productrices de contenus sur la plateforme payante OnlyFans – où l’on peut vendre des vidéos et des photos explicites à ses abonné·es –, disent utiliser de la nourriture de manière occasionnelle ou régulière. « Ça va du simple fait de se verser du lait sur les jambes et de patauger dedans pendant quelque temps jusqu’à prendre certains fruits et légumes pour une masturbation », décrit Jolie Rose, cam-girl de 27 ans. « Je dis non à certaines pratiques, par exemple, la masturbation avec une aubergine. Autre chose que j’ai dû refuser : me masturber en mangeant du fromage. Je suis intolérante ! » poursuit-elle, amusée. Si les désirs de ses clients la font sourire, ils ne la mettent pas mal à l’aise. « Je ne fais pas de différence entre une personne fétichiste des culottes et une autre fétichiste de la nourriture. Tant qu’elle sait respecter mes limites, ça se passe bien. »

Certains fétichismes sont directe- ment liés à un désir de soumission, soumission dans laquelle la nourriture fait office de symbole. « Un client m’a demandé d’écraser des pains au lait tout en l’insultant. Le soumis se voit comme la chose que l’on écrase sous notre puissance de dominatrice », détaille Jolie Rose. C’est ce que confirme Bad Sexy Girl, cam-girl de 30 ans. Elle parle de « foot crush », c’est-à-dire écraser de la nourriture avec les pieds, ce qui produit de l’excitation sexuelle chez certains.

« Ce sont des vidéos dans lesquelles je me filme en train d’écraser des gâteaux ou des fruits, pieds nus ou avec des talons aiguilles. Ça a d’ailleurs été un dilemme pour moi, à cause du gaspillage. J’essaie de le faire avec des fruits très mûrs, que je n’aurais de toute façon pas mangés », sou- ligne-t-elle. Un soumis lui a demandé de prémâcher de la nourriture et de la lui envoyer par colis. « C’est assez déroutant, mais en même temps, j’ai déjà envoyé de la lingerie portée, donc je ne suis plus à ça près. J’aime bien aider mes clients à assouvir des fantasmes difficiles à assumer et je suis très ouverte à l’idée de leur permettre de les vivre. »

Ces femmes ont aussi été confrontées à des clients souhaitant qu’elles mangent en grandes quantités face à leur caméra. « L’un d’eux a voulu que je mange “beaucoup et bien gras”, ça l’ex- citait de voir une femme ronde manger pour grossir. Un autre aurait voulu que je mange jusqu’à avoir limite envie de vomir, mais j’ai refusé », explique Jolie Rose. Dans le langage consacré, on parle de « feeding » ou de « feedérisme » (une pratique potentiellement dangereuse, lire notre article page 32), c’est-à-dire être excité en nourrissant l’autre et en le voyant ingurgiter beaucoup d’ali- ments. « Un jour, un client m’a com- mandé des pizzas XXL. Son truc, c’était de me voir me remplir de nourriture, de voir que je pouvais en ingérer beaucoup alors que je suis toute fine », témoigne de son côté Mina Kali.

Mange-moi !

« Ces fétichismes mettent en scène des transgressions liées au gâchis, c’est-à-dire à la perte. Dans les sociétés modernes dominées par l’impératif de l’épargne et du self-control, il est mal vu de s’adonner à la dépense gratuite », explique Agnès Giard, anthropologue et autrice du livre Le Sexe bizarre (Le Cherche Midi, 2004). « Les personnes qui détournent la nourriture de sa fonction première accomplissent l’équivalent d’un rituel carnavalesque, c’est-à-dire qu’elles s’adonnent à l’excès, à la folie, à l’ex- pansion outrancière de soi. Elles font sortir le corps des limites prescrites du bon goût et de l’ordre. »

Certaines travailleuses du sexe se sont même spécialisées dans la réponse à ce type de sollicitations. C’est le cas de la Britannique Ellie Goldenlace, « créatrice de contenus fétichistes » sur OnlyFans. Sur son compte Instagram, qui lui sert de vitrine, ses vidéos la montrent en train de manger ou de prendre d’énormes légumes entre ses lèvres. « Mes abonnés veulent voir ma bouche étirée autour d’un aliment, comme si c’était un pénis. On me demande aussi de sucer des sucettes en jouant avec ma langue. Comme j’ai une bouche très grande qui plaît à cette clientèle, je reçois de plus en plus de requêtes allant dans ce sens », assure-t-elle. Lorsqu’on lui propose de se filmer en train de cro- quer des aliments ou d’en avaler tout rond, elle identifie une autre forme de fétichisme, différente des simples jeux sexuels culinaires : la « vorare-philie », être émoustillé à l’idée d’être mangé par une autre personne. « Ils sont excités d’imaginer qu’ils sont la nourriture et qu’ils sont dévorés par une grande bouche humide, explique-t-elle. Et ils payent pour cela. J’ai l’impression d’avoir un pouvoir proche du sortilège », ajoute-t-elle.

Dahlia Blum a une histoire similaire. « On s’est toujours moqué de moi à cause de ma langue, qui est très longue. Un jour, j’ai posté une photo de ma langue sur Instagram pour dire aux gens de l’accepter, et j’ai commencé à recevoir des messages de personnes demandant à payer pour la voir. Cela m’a pris des mois pour être à l’aise, mais quand je l’ai fait, j’ai appris qu’il y avait des fétichismes liés à la langue, à la bouche, à la gorge. Ce qui inclut le fait de regarder quelqu’un manger, d’imaginer être avalé ou d’écouter des bruits de mastication ou d’estomac. »

D’autres jeux ne sont pas tant liés au fait de regarder manger que de voir l’autre couvert de nourriture. Il y a les fantasmes WAM, une abréviation de Wet and Messy (« humide et salissant »), l’érotisme des corps enduits de vase- line, d’huile, de beurre ou de sirop. Ou encore le « splosh », qui consiste à s’enduire de gâteau, de crème ou autres substances comestibles. C’est ce que propose Messy Footsie, qui fait des vidéos sur OnlyFans dans lesquelles elle se couvre de crème pâtissière ou se renverse des tartes sur le visage. « Étonnamment, beaucoup de gens aiment regarder une autre personne en train de se salir avec de la nourriture », observe-t- elle. « Le splosh est apparu en Angleterre comme une forme d’érotisme qui consistait à renverser des boîtes de flageolets sauce tomate dans sa culotte et à s’entartrer, raconte la chercheuse Agnès Giard. C’est une manière rigolote de se désinhiber, de faire des choses stupides et interdites, de redevenir une enfant. »

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