Juliette Ferry Danini
Portrait de Juliette Ferry Danini. © Patrice Normand

Juliette Ferry-​Danini : le Spasfon serait “inef­fi­cace” contre les règles douloureuses

Dans son essai Pilules roses, Juliette Ferry-Danini, philosophe spécialisée dans la médecine expose l'histoire scandaleuse et sexiste d'un médicament qui serait également inutile.

Causette: Pourquoi vous êtes-vous intéressée au Spasfon comme objet d'étude ?
Juliette Ferry-Danini : Je me suis intéressée à ce médicament quand j’ai réalisé trois choses : c’est l’un des médicaments les plus vendus en France [ 25,3 millions de boîtes prescrites en 2021 ndlr], il n’existe dans quasiment aucun autre pays et énormément de femmes se plaignent de son manque d’efficacité. Comme les limites de la science médicale et les biais de genre font partie de mes domaines de recherche en tant que chercheuse, cela m’a tout de suite interpellée.

Causette : Quelle est son histoire, comment a t-il été conçu ?
J F-D: La première publication scientifique sur le phloroglucinol [le composé du Spasfon ndlr], par des médecins de l’hôpital Bichat, en collaboration avec le Laboratoire Lafon, date de 1961 . La molécule a été repêchée du placard pharmaceutique – elle était auparavant jugée comme étant inactive – car elle ressemblait à un remède de phytothérapie, l’écorce du tilleul. On pensait qu’elle pourrait avoir un effet sur les douleurs biliaires et les "migraines digestives" - des maladies de l’époque que l’on pensait typiquement féminines. L’article décrit comment au moins six malades ont été empoisonnées pour tester la molécule du Spasfon, le phloroglucinol. Les malades – surtout des femmes – se tordent de douleurs dans leurs lits. D’autres expérimentations – toutes insuffisantes d’un point de vue méthodologique, même pour l’époque, sont menées – puis le Spasfon est introduit sur le marché français en 1964, pas simplement pour les douleurs biliaires, mais aussi pour les règles douloureuses et les douleurs urinaires. Le succès est quasi immédiat et fait la fortune du laboratoire Lafon.

"Le Spasfon a été testé uniquement sur un total de 10 femmes, pour les règles douloureuses, avant d’être approuvé et introduit sur le marché"

Causette: Pourquoi ce médicament, initialement conçu pour les migraines et les maux d’estomac, a-t-il été utilisé pour des problèmes gynécologiques ?
J F-D : C’est une énigme que j’essaie de résoudre dans mon ouvrage. D’abord, il y a le changement d’hypothèse au niveau du mécanisme du médicament : dès 1962, le laboratoire Lafon publie les résultats d’expérimentations animales qui proposent deux hypothèses sur l’action du médicament : un effet sur la bile ou bien un effet antispasmodique. Des organes animaux (chiens et rats) sont submergés dans du phloroglucinol pour avancer ces thèses. C’est finalement l’effet "antispasmodique" qui a été choisi. A ma connaissance, il n’y a pas eu d’autres données scientifiques depuis pour justifier cette hypothèse. Cela a certainement permis d’étendre les indications à d’autres symptômes, notamment gynécologiques. Les documents administratifs révèlent que le Spasfon a été testé uniquement sur un total de 10 femmes pour les règles douloureuses avant d’être approuvé et introduit sur le marché. Les autres indications du médicament (biliaires et urinaires) ont été testées sur d’avantage de malades par comparaison, même si dans les deux cas, cela reste insuffisant d’un point de vue méthodologique.

Causette : Pourquoi a-t-il été aussi peu testé ?
J F-D: Les standards scientifiques de l’époque étaient particulièrement faibles en France. Mais les standards appliqués pour l’indication des règles douloureuses ont été encore plus faibles par comparaison aux autres indications. Cela révèle un biais de genre dans l’évaluation scientifique initiale du Spasfon. Depuis, on aurait dû publier beaucoup plus d’autres données. 

Causette : Le Spasfon est-il réellement inefficace ?
J F-D: Aujourd’hui et pour la plupart de ses indications, il n’y a pas assez de données scientifiques à son sujet pour affirmer l’efficacité du phloroglucinol. Par exemple il n’y a pas d’essai contrôlé randomisé pour les règles douloureuses. On dit souvent que l’absence de preuve de l’efficacité d’un médicament ne signifie pas la preuve de l’absence d’efficacité. Ce n’est pas tout à fait exact. Dans le cas du phloroglucinol, 60 ans étaient suffisants pour publier ces données. Globalement, des indices pointent donc vers l’impossibilité de produire des données positives et donc malheureusement vers son inefficacité. Plus les années passent, plus cela devient probable. 

Causette: En quoi est-ce une exception française ?
J F-D: Le médicament est une invention française, il n’existe que sur 10 autres marchés pharmaceutiques (Belgique, Luxembourg, Italie, Liban, Corée du Sud, Maroc, Algérie, Egypte, Tunisie et Mexique) et sans y rencontrer le succès qu’il rencontre en France. C’est un phénomène culturel français. 

Causette: Qu’est ce que le "mythe du spasme" dont vous parlez dans votre livre ?
J F-D: C’est une hypothèse que j’avance dans le livre pour expliquer le succès du Spasfon. Si un antispasmodique est devenu un incontournable de la médecine française, c’est bien parce qu’on a donné à l’idée du spasme une place importante dans la médecine française. Pourtant, il n’y a pas, à ma connaissance, de données solides sur l’hypothèse mécanistique du médicament comme étant un antispasmodique. L’idée est somme toute, simpliste. Dans mon livre, je suggère une filiation entre, d’une part l’hystérie du 19ème siècle, parfois traitée par des antispasmodiques, les migraines et autres douleurs biliaires des années 1960 et enfin le spasme aujourd’hui. 

Causette: En quoi est-il un exemple du sexisme médical au sujet de la douleur des femmes ?
J F-D: C’est un exemple de sexisme médical pour plusieurs raisons. D’abord, les archives montrent que l’évaluation scientifique a été moins rigoureuse pour les indications typiquement féminines (les règles douloureuses). D’autre part, aujourd’hui, le médicament est disproportionnellement prescrit aux femmes (72% en 2021) et de façon massive (c’est l’un des médicaments les plus vendus en France). Tout cela en l’absence de données scientifiques solides. Ce décalage illustre comment la santé et la douleur des femmes ne sont pas prises au sérieux. 

Couv Pilules roses

Pilules roses de Juliette Ferry-Danini, Stock, disponible, 211 pages, 19,50 euros.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.