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Rainer Maria Rilke Brief An Lou Andreas Salomé- Youtube

Série d’été – Ruptures épis­to­laires : la lettre de Lou Andreas-​Salomé à Rainer Maria Rilke

Les lettres de rupture sont parfois plus puissantes que les lettres d’amour elles-mêmes. En 1901, l'autrice germano-russe Lou Andreas-Salomé, épuisée par les tourments psychiques de son amant et poète Rainer Maria Rilke, lui adresse une missive libératrice. Une lettre d'adieu poignante, que Causette a choisi de vous retranscrire.

Série d’été : Te dire que je m’en vais 3/4

Éperdument aimée par Nietzsche en 1882, mariée à l'orientaliste Carl Andreas en 1887, amante de Freud en 1911... l'existence de Louise von Salomé, dite Lou Andreas-Salomé, fut tourmentée par les passions qu'elle suscita autour d'elle. La femme de lettres, née à Saint-Pétersbourg en février 1861, entièrement soumise à l'activité de l'esprit, à l'insatiable curiosité de son intelligence, transgressa les codes de son époque de par son tohu-bohu amoureux.

Fervente adepte de la relation à trois, en 1882 tandis qu'elle vit son histoire d'amour avec le philosophe Friedrich Nietzsche, elle n'hésitera pas à inclure Paul Rée, un riche philosophe allemand, qui la demande vainement en mariage. Son crédo ? Constituer une sorte de trinité intellectuelle. De cette aventure qui fut son unique histoire amoureuse Nietzsche – qui, comme on le sait, brillait pour son sexisme – écrira avec amertume dans Ainsi parlait Zarathoustra (1885) : « Vous allez voir les femmes ? N'oubliez pas le fouet. »

En 1897, lorsque Lou Andreas-Salomé fait la rencontre de l'écrivain autrichien Rainer Maria Rilke à Munich, elle a trente-six ans et déjà plusieurs publications philosophiques et théologiques à son actif. Rainer Maria Rilke en a, lui, vingt-deux. N'en déplaise à son mari d’alors, Carl Andreas, la rencontre avec le jeune poète en 1897 engendrera pour Lou-Andrea Salomé une histoire tumultueuse. Rilke n'est pas jaloux de ses infidélités. Lou ignore la culpabilité. Lorsqu'elle organise un voyage en Russie en avril 1900 avec Rilke et Andreas, le trio est reçu par Tolstoï.

Après quatre années d'amour enflammé, Rilke est diagnostiqué par un neurologue comme sujet à « un déséquilibre psychique risquant de dégénérer en démence ». Lassée des sautes d'humeur de l'écrivain et affirmant qu'après leurs échanges, toute son « énergie nerveuse » est « épuisée », Lou décide de mettre un terme à leur relation amoureuse. Elle ne le laisse pas tomber pour autant : s'ensuivra une longue amitié, jusqu'à la mort du poète.

Lire aussi I – Série d’été – Ruptures épistolaires : la lettre de la poétesse Renée Vivien à la femme de lettres Natalie Clifford Barney

Le personnage de Lou reste un mystère, même avec la fluette biographie qu’en a donnée H.-J. Peters en 1967, même avec sa propre autobiographie publiée de manière posthume en 1951. Comme tant d'autres intellectuelles avant et après elle, ses travaux ont été évincés, contrairement à ceux des hommes qu'elle côtoyait. Le psychanalyste Freud affirmera qu'« elle fut à la fois la muse et la mère attentive du grand poète [Rainer Maria Rilke] ». Elle-même se définit ainsi quand elle écrit à Rilke. Voici donc la lettre de rupture émancipatrice de celle qui fut à la fois mère, muse et amante, réduite au rôle féminin secondaire de gestion de la charge émotionnelle de ces messieurs.

Lettre de Lou Andreas-Salomé à Rainer Maria Rilke

26 février 1901, 

Dernier appel,

Maintenant que tout n'est que soleil et calme autour de moi et que le fruit de la vie a conquis sa rondeur mûre et douce, le souvenir qui nous est sûrement encore cher à tous deux de ce jour de Waltershausen où je suis venue à toi comme une mère m'impose une dernière obligation. Laisse-moi donc te dire en mère l'obligation que j'ai contractée il y a des années envers Zemek [À la même époque, Lou côtoie Friedrich Pineles, dit « Zemek », un neurologue et auteur d'ouvrages médicaux sur les maladies nerveuses, ndlr] à la suite d'un long entretien.


Si tu t'aventures libre dans l'inconnu, tu ne seras jamais responsable que de toi-même ; en revanche, dans le cas d'un engagement, tu dois savoir pourquoi je t'ai répété inlassablement quel était l'unique chemin de la santé : Zemek redoutait un destin du type Garchine [Vsevolod Garchine, nouvelliste russe sujet à des troubles psychiques, qui se suicide à l'âge de 33 ans, ndlr].


Ce que toi et moi nommions l'« Autre » en toi - ce personnage tour à tour surexcité et déprimé, passant d'une excessive pusillanimité à d'excessifs emballements - était un compagnon qu'il redoutait pour le trop bien connaître, et parce que son déséquilibre psychique peut dégénérer en maladies de la moelle épinière ou en démence. Or, cela n'est pas inéluctable ! Dans les Chants de moines [Lou fait une référence à l'ouvrage Le Livre de la vie monastique que lui a dédié Rilke en 1899, ndlr], en mainte période antérieure, l'hiver dernier, cet hiver, je t'ai connu parfaitement sain !


Comprends-tu maintenant mon angoisse et ma violence à te voir déparer de nouveau, à voir resurgir les anciens symptômes ? de nouveau cette paralysie de volonté, entrecoupée de sursauts nerveux qui déchiraient ton tissu organique en obéissant aveuglément à de simples suggestions, au lieu de s'immerger dans la plénitude du passé pour y être assimilés, élaborés correctement et restructurés ! de nouveau ces alternances de flottement profond et de haussements de ton, d'affirmations brutales, sous l'empire du délire et non de la vérité !

J'en vins à me sentir moi-même déformée, gauchie [au sens figuré, qu'il faut comprendre comme une déformation de la personne de Lou, ndlr] par le tourment, surmenée, je ne marchais plus que comme un automate à tes côtés, incapable de risquer encore une vraie chaleur, toute mon énergie nerveuse épuisée. Enfin, de plus en plus souvent, je t'ai repoussé - et si je te laissais me ramener à toi, c'était à cause de ces paroles de Zemek.


Je le sentais : à condition de tenir, tu guérirais ! Mais autre chose intervint - comme une espèce de culpabilité tragique envers toi : le fait que depuis Waltershausen, en dépit de notre différence d'âge, je n'ai cessé d'avoir à grandir et grandir encore jusqu'à ce résultat que je t'ai confié avec tant de joie quand nous nous sommes quittés - oui, si étranges que paraissent ces mots : jusqu'à retrouver ma jeunesse ! car maintenant seulement je suis jeune, maintenant seulement je puis être ce que d'autres sont à 18 ans : entièrement moi-même.


C'est pourquoi ta silhouette - encore si tendrement, si précisément consistante pour moi à Waltershausen - s'est perdue progressivement à mes yeux comme un petit détail dans l'ensemble d'un paysage - pareil aux vastes paysages de la Volga, et où la petite isba [une petite habitation des paysans russes, construite avec du bois de sapin, ndlr] visible n'était plus la tienne.


J'obéissais sans le savoir au grand plan de la vie qui tenait déjà prêt pour moi, en souriant, un cadeau dépassant toute attente et tout compréhension.
Je l'accueille avec une profonde humilité ; et, lucide comme une voyante, je te lance cet appel : ce même chemin, suis-le au-devant de ton Dieu obscur !


Lui, pourra ce que je ne puis plus faire pour toi, ni ne le pouvais plus de tout mon être depuis longtemps : te donner la bénédiction du soleil et de la maturité.
À travers la longue, longue distance, je t'adresse cette exhortation à te retrouver, je ne puis plus rien que cela, pour te garder de l' «heure la plus difficile » dont parlait Zemek.

Voilà pourquoi j'étais si émue en écrivant sur un de tes feuillets, quand nous nous sommes quittés, mes dernières paroles, ne pouvant les prononcer : c'est tout cela que je voulais te dire alors.

Lou Andreas-Salomé

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