Centenaire de Brassens : pion­nier du fémi­nisme ou fief­fé miso­gyne ? 2/​2

Ce 22 octobre marque le centenaire de la naissance de Georges Brassens. Libertaire, anticonformiste, parfois grivois, souvent moderne pour son époque, le chanteur laisse une œuvre plurielle, souvent géniale, mais parfois douteuse quant à sa vision des femmes. Exégèse féministe, en toute subjectivité.

Georges Brassens à Toulouse en décembre 1963 cropped
Georges Brassens à Tooulouse en 1963 © André Cros

Suite et fin de notre article consacré à la vision des femmes de Georges Brassens.

Aidée par Clémentine Deroudille (journaliste et autrice, commissaire de l'expositionBrassens ou la liberté) et Françoise Canetti (productrice et légataire de l'œuvre de son père Jacques Canetti, qui fit connaître Brassens), Causette a plongé dans l'œuvre de Brassens pour décortiquer sa vision des femmes et de leur condition. Il en ressort que, pour un homme né il y a un siècle, le 22 octobre 1921, Brassens a fait preuve d'une grande modernité dans sa manière de nous envisager. Certes, il y a le Brassens grivois et celui qui chante la culture du viol avec plus ou moins d'ironie. Mais entre son soutien aux prostituées et aux femmes libres d'aimer, ses considérations pour le plaisir féminin et sa critique de l'aliénation du couple, on peut dire qu'il aura fait plus de bien que de mal à notre cause. Suivez le guide, et montez le son.

Lire aussi l Centenaire de Brassens : décryptage féministe de ses chansons 1/2

6) Chansons de « corps de garde » 

Il est sans doute malheureux, vu les choses sublimes qu’il a pu écrire par ailleurs, qu’un des vers les plus connus de Brassens soit « Quand je pense à Fernande, je bande, je bande ». Fernande, le Pornographe, Margot, la Religieuse… beaucoup de titres de Brassens, grivois et gras, relèvent de ce que Clémentine Deroudille appelle « chansons de corps de garde », semblant avoir été écrites pour amuser dans les casernes. Dedans, les femmes y sont souvent caricaturées : offertes voire nymphomanes, jalouses, vénales… Du sexisme brut de décoffrage. « Ce ne sont clairement pas mes préférées, soupire la spécialiste. Mais ce que je crois, c’est qu’il ne faut pas les prendre au premier degré. Il me semble qu’avec elles, Brassens se moquait surtout de la misogynie de son époque. » Même impression pour Françoise Canetti : « Dans ces chansons-là, j’ai le sentiment que Brassens parle en surface des femmes mais en profondeur, il observe la nature masculine dans ce qu’elle a de plus trivial, primaire. Il est à l’aise avec le genre, car à la base, c’est un mauvais garçon. Mais ce mauvais garçon s’est pris en main en se forgeant une vaste culture, il s’est transformé pour devenir le grand auteur qu’il a été. »  

Si la richesse de ses paroles empêche Misogynie à part d'être classée dans les chansons de corps de garde, elle a en commun avec elles la farce (qui sonnera, on le comprend, des plus lourdingues aux oreilles de certain·es). Dans ce titre, les femmes se divisent en trois catégories : « Il y a les emmerdant's, on en trouve à foison / en foule elles se pressent / il y a les emmerdeus's, un peu plus raffinées / et puis, très nettement au-dessus du panier / y a les emmerderesses. » Le décor posé, le chanteur nous dit ensuite que la compagne « relève des trois catégories », à la fois donc emmerdante, emmerdeuse et emmerderesse. Que vaut à cette femme ces fins quolibets ? D'une part sa bondieuserie et de l'autre, sa propension pendant l'étreinte à réciter... du théâtre. « Au lieu de s'écrier : "Encor ! Hardi ! Hardi !" / ell' déclam' du Claudel, du Claudel, j'ai bien dit / alors ça, ça me fige. » Bref, comme souvent dans l'œuvre de Brassens, l'absurde des paroles fait de Misogynie à part une chanson « pour rire », à ne surtout pas prendre au sérieux.

7) Aux « collaboratrices horizontales » 

Il a fallu quelques décennies pour que la France accepte d’avouer une tache sombre du récit national autour de la Libération. Par dizaine, des femmes soupçonnées d’avoir couché avec l’ennemi nazi furent données en pâture à la vindicte des habitants des villes comme des villages, traînées en place publique et tondues sous la huée des badauds, la plupart résistant.es de la dernière heure. C’est ce que La Tondue raconte, créée à une époque où on ne voulait surtout pas l’entendre. « Les braves sans culotte et les bonnets phrygiens / ont livré sa crinière à un tondeur de chien. » Le narrateur, pleutre spectateur de cette humiliation, confesse être resté passif (se fondant donc dans la masse de celles et ceux que le geste insupportait mais qui ne s’y sont pas opposé.es) mais prend parti pour la tondue, dans un geste absurde. « Et ramassant l’un d’eux [un accroche cœur, ndlr] qui traînait dans l’ornière / je l’ai comme une fleur  mis à ma boutonnière. » Au-delà de son propos résolument anti-patriotique, La Tondue tend un miroir peu amène à celles et ceux resté.es stoïques face à la vengeance misogyne qui s’est abattue aveuglément sur ces supposées « collaboratrices horizontales ». 

8) Femmes puissantes

En adaptant en musique le sublime poème de François Villon Ballade des dames du temps jadis, écrit en 1489, Brassens livre une ode aux rares femmes de pouvoir du Moyen-Âge, ainsi qu’à des figures mythologiques féminines. « Mais où sont les neiges d’antan ? », questionnent Villon et Brassens, les neiges représentant la pureté et la vertu rattachées aux vies de ces femmes. Analysée par les spécialistes comme une métaphore de la fuite inexorable du temps vers la mort, cette ballade mystérieuse rend ainsi grâce à la « très sage Héloïse », intellectuelle éprise du moine Abélard, ou encore à « Jeanne la bonne Lorraine qu'Anglais brûlèrent à Rouen ». Brassens s’inscrit ici dans l’humanisme du poète de la Renaissance, qui fait la part belle aux femmes puissantes.

9) Le carcan du couple installé 

Le grand amour de sa vie s’appelle Püppchen, muse de chansons qui renversent les rapports de domination hommes-femmes. De dix ans son aînée, cette femme sera celle avec qui il vivra une histoire d’amour jusqu’à sa mort, sans jamais s’installer avec elle. Au contraire, réglé comme une horloge suisse, le couple ne se voit que les mercredis et dimanches. De l’avis de celles et ceux qui ont connu Brassens, c’est plutôt lui qui impose à sa bien-aimée cette distance, bien qu’elle s’en accommode. Angoisse de la routine ménagère et solitude égoïste de l’artiste se mélangent dans ce choix de vie, « sans que cela n’empêche une véritable fidélité à Püppchen », reprend Françoise Canetti. « Il rencontre Püppchen au sortir de la guerre, elle vient de perdre toute sa famille dans l’holocauste. Il lui écrira J’me suis fait tout petit [« J’me suis fait tout petit devant une poupée qui ferme les yeux quand on la touche »], qui, à mes yeux, raconte en creux sa capacité à accepter la fragilité de cette « poupée » forcément traumatisée et l’invention d’un amour patient, qui n’a pas peur de se placer dans une attitude inférieure pour inspirer confiance [« J’étais chien méchant, elle me fait manger dans sa menotte, j’avais des dents de loup, je les ai changées pour des quenottes. »] »  

La productrice se rappelle de conversations avec Brassens, qui était régulièrement invité à déjeuner chez les Canetti. « Du haut de mes huit ans, mon grand étonnement était qu’il n’ait pas d’enfant. Lorsque je lui demandais pourquoi, il me répondait "ma petite amie ne peut pas en avoir et puis, tu te rends compte, si j’en avais, avec le métier que je fais, je ne serais pas là pour les élever." Je me rends compte aujourd’hui comme ce discours est à la fois beau et très moderne pour les années 50. »

C’est ce même sens des responsabilités qui fait écrire à Brassens La non-demande en mariage, inspirée elle aussi de son histoire avec Püppchen. « Ma mie de grâce ne mettons pas sous la gorge à Cupidon sa propre flèche. Tant d’amoureux l’ont essayé, qui de leur bonheur ont payé ce sacrilège. » Parfois perçue comme le plaidoyer d’un homme pour se soustraire à un engagement marital encore souvent indispensable à la bonne réputation d’une femme avant 1968, La Non demande en mariage dévoile en fait la peur bleue de son auteur pour l’évanouissement d’un amour dans le quotidien d’un ménage. « Vénus se fait vieille souvent, elle perd son latin devant la lèchefrite. A aucun prix moi je ne veux effeuiller dans le pot-au-feu la marguerite. » 

Surtout, elle dénonce avant l’heure le repli sur le foyer qui incombe aux épouses. « De servante n’ai pas besoin et du ménage et de ses soins, je te dispense. Qu’en éternelle fiancée à la dame de mes pensées toujours je pense. » Alors, certes, il n’est pas venu à l’idée du génie de la chanson qu’il pouvait tout autant participer aux tâches ménagères si vraiment il craignait d’abrutir Püppchen d’obligations domestiques. Mais reconnaissez qu’en ce début des Trente glorieuses où s’épanouit la figure de la femme au foyer comblée au milieu de ses fourneaux et ses chiffons, qu’un homme le critique, cela relève de l’exploit. 

C’est d’ailleurs cette femme au foyer recluse que Brassens invite à s’émanciper (par l’infidélité) dans la magnifique Pénélope. « Derrière tes rideaux / dans ton juste milieu / en attendant le retour / d’un Ulysse de banlieue / penchée sur tes travaux de toile / les soirs de vague à l’âme / et de mélancolie / n’as-tu jamais en rêve / au ciel d’un autre lit / compté de nouvelles étoiles ? » Une obsession qu’on retrouve aussi dans Les Passantes : « A celles qui sont déjà prises / et qui vivant des heures grises / près d’un être trop différent / vous ont, inutiles folies / laissé voir la mélancolie : d’un avenir désespérant. » Peu nombreux devaient être les hommes de l’époque à avoir saisi l’aliénation et la frustration des femmes mariées à la va-vite et sans indépendance financière. 

10) Amour des femmes vieillissantes 

Est-ce le poids du jeunisme qui pèse sur nos épaules ou simplement la beauté des mots posés sur une si mélancolique mélodie ? Sans doute un peu des deux mais c’est un fait : nombreuses sont les femmes, Françoise Canetti et Clémentine Deroudille en tête, qui disent que leur chanson préférée de Brassens, c’est Saturne. Du nom du dieu grec régissant le temps qui passe inexorablement, Saturne s’adresse à une amante vieillissante – là encore, on reconnaîtra Püppchen. « C’est pas vilain les fleurs d’automne / et tous les poètes l’ont dit / je te regarde et je te donne / mon billet qu’ils n’ont pas menti. » Corps flétris, cheveux blancs, ou jeunettes de prime fraîcheur : rien ne fera obstacle à la promesse de Saturne, celle de vieillir ensemble. « Je sais par cœur toutes tes grâces / et pour me les faire oublier / Il faudra que Saturne en fasse / des tours d’horloge, de sablier / et la petite pisseuse d’en face / peut bien aller se rhabiller. » On vous souhaite un·e amoureux·euse aussi rassurante que Brassens pour vous accompagner dans la vie.


Coffret « Georges Brassens, elle est à toi cette chanson... »

Diffusé en exclusivité à la Fnac, le coffret de quatre albums Georges Brassens, elle est à toi cette chanson... conçu par Françoise Canetti surprendra les oreilles de celles pensant avoir écumé l'ensemble de l'œuvre.

Le premier album permet, explique Françoise Canetti « de découvrir Brassens autrement, à travers ses interprètes », pour damer le pion à celles et ceux persuadé·es qu'avec Brassens, deux accords de guitare et un « pom pom pom » final suffisent. « Mon père disait que ceux qui pensaient ça avaient vraiment des oreilles de lavabo, sourit Françoise Canetti. C'était en fait un immense mélodiste et les arrangements jazz, rock ou encore blues d'Arthur H, Sandra Nkake, Olivia Ruiz, Françoise Hardy ou encore Nina Simone révèlent toute la force de ces mélodies. »

Le deuxième album est consacré aux années Trois baudets, ces fameux débuts dans lesquels Brassens doit être littéralement poussé sur scène par Jacques Canetti. « Mon père a créé le phénomène d'artistes-interprètes, poussant les auteurs de chansons à interpréter leurs textes, parce qu'il croyait en eux, explique Françoise Canetti. Brassens, Brel, Vian : tous étaient à la base très mal à l'aise de se donner en spectacle mais mon père les encourageait avec bienveillance, parce qu'il avait vu leur immense potentiel. C'était un accoucheur de talent, qui ne dirigeait pas ses artistes comme d'autres dans le show business mais préférait suggérer en posant des questions, du type : Georges, pensez-vous que cette chanson soit à la bonne tonalité ? De fait, Brassens, qui aimait donner des surnoms à tout le monde, l'appelait Socrate. » Dans cet album, au milieu des classiques sont intercalées des morceaux d'interviews de l'artiste sur son travail, particulièrement émouvants.

Le troisième album est consacré aux artistes des premières parties de Brassens (Boby Lapointe, Maxime Le Forestier, Barbara, Rosita...) pour souligner le grand sens de l'amitié du chanteur. « Il s'est toujours rappelé que Patachou en premier puis mon père lui avaient tendu la main vers le succès et a mis un point d'honneur à faire de même pour de nombreux artistes débutant en retour. » Quant au quatrième CD, il rend grâce à son inséparable meilleur ami, le poète René Fallet. Une série de textes amoureux inédits de l'homme de lettres, mis en musique, à la demande de Brassens, par la mère de Françoise Canetti Lucienne Vernet, sont interprétés par Pierre Arditi. Exquis !

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Georges Brassens, elle est à toi cette chanson..., 25 euros, en vente à la Fnac.

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