La sélec­tion de mars 2019

98 mes bien chères soeurs Delaume Manifesto © Hermance Triay 1
© Hermance Triay

Mes bien chères sœurs, de Chloé Delaume

Être écrivain, c’est faire corps avec la littérature. S’il en est une qui l’a compris, c’est bien Chloé Delaume, dont la biographie et l’œuvre sont tatouées à l’encre de l’innommable (l’assassinat de sa mère par son père, les passes dans un bar à hôtesses). Alternant toujours autofictions, romans et autres mises en scène, elle offre ici un manifeste qui envoie du lourd. Elle enterre le « couillidé » et le « papatriarcat », célébrant l’irruption de la « quatrième vague du féminisme » apparue depuis la révolution numérique. En incluant des épisodes de sa propre vie, elle retrace une brève histoire des féminismes et en appelle à une solidarité qui serait une « sororité » : « C’est pour ça que j’écris, mes amies inconnues. Pour que circulent les armes autant que la parole, pour que se pense un monde hors de toute érection. […] Fraternité existe, sororité aussi. Utiliser ce mot, c’est modifier l’avenir. » Texte court, enchaînements enivrants, verbe incisif : un manifeste écrit au principe actif. H. A.

Mes bien chères sœurs, de Chloé Delaume. Éd. Seuil, 132 pages, 13,50 euros. Sortie le 7 mars. 

La Femme mystifiée, de Betty Friedan

C’est l’ouvrage majeur qui a donné naissance à la ­deuxième vague féministe américaine. À l’époque, Betty Friedan est la mère de famille typique des années 1950 : comblée (forcément !), sans prétention ni ambition. Elle vient d’abandonner son doctorat de psycho pour épouser un homme qui n’aurait jamais voulu d’une carriériste. Collaboratrice de revues féminines dirigées par des hommes, elle ressent un « malaise qui n’a pas de nom ». Les femmes ont acquis le droit de vote et le réfrigérateur. Que leur faut-il encore ? Avec précision et passion, elle analyse les magazines, les ­publicités, relit Freud, interroge les médecins et les « ménagères parfaites ». Elle dissèque les racines de la « femme mystifiée ». Lire ce texte aujourd’hui, c’est admettre, comme ­l’affirme Yvette Roudy dans son introduction, que « la quête de la femme » ne fait que commencer. L. M.

La Femme mystifiée, de Betty Friedan, nouvelle édition préfacée par Yvette Roudy. Éd. Belfond, 576 pages, 22,50 euros. Sortie le 7 mars.

Par-delà nos corps, de Bérengère Cournut

Élisabeth a vécu la Première Guerre mondiale et y a perdu son premier mari. À l’âge de 45 ans, elle écrit au lieutenant allemand qu’elle a croisé dans sa jeunesse et auquel elle n’a jamais cessé de penser. Cette « goutte d’eau qui, au fil du temps, a étanché [sa] soif ». Avec délicatesse, la romancière Bérengère Cournut nous entraîne dans la mémoire de cette femme d’un autre temps qui nous ressemble tant. En perdant cet amant après lequel elle a couru toute sa vie, Élisabeth a-t-elle manqué son seul amour ? Non, sûrement pas. Elle a ouvert la voie à un dialogue infini avec le « Messager de la Grande Absence, celle qui vous accompagne plus sûrement que n’importe quel compagnon ». Un moment d’apaisement. L. M.

Par-delà nos corps, de Bérengère Cournut. Éd. Le Tripode, 80 pages, 13 euros.

Jour couché, d’Emilio Sciarrino

Lire ce roman et mourir. C’est le risque si vous êtes un trentenaire parisien, que vous ne visez pas l’argent mais « un travail intéressant ». 2019, fond de révolte politique. Seule revendication des manifestants : passer le « jour couché ». Marco vient de soutenir sa thèse en littérature et constate que la société n’a plus rien à lui proposer. Entouré de surdiplômé·es comme lui, son coloc qui gagne sa vie au poker, sa copine qui veut créer une start-up écolo… Marco enchaîne les petits jobs, les rendez-vous Pôle Emploi et fume des joints en regardant ses illusions dégringoler. Peut-on faire un burn-out sans travailler ? Difficile d’y échapper d’après Emilio Sciarrino, romancier italien génial qui écrit en français. Torturant de drôlerie et de justesse, ce roman est une bombe impossible à lâcher. L. M.

Jour couché, d’Emilio Sciarrino. Éd. du Rouergue, 252 pages, 19,80 euros.

Son autre mort, d’Elsa Marpeau

Son autre mort est le sixième polar d’Elsa Marpeau, dont le scalpel creuse dans ses histoires la même chose que dans l’esprit du lecteur : un double fond. Elle est, par ailleurs, scénariste de la série télé Capitaine Marleau. Nous voici non loin de Nantes. Un couple tient une maison d’hôtes, et un écrivain à la mode vient s’y reposer. Bientôt, il tentera de violer la femme, qui le tue en se défendant. Pour protéger sa famille, elle décide de tout enterrer (le corps, les preuves, les évidences). Pour faire croire que le type est en vie, elle doit lui en inventer une, alternative, et y jouer elle-même un rôle. Ce roman de vengeance se déploie en une fiction sur les « doubles maléfiques » du monde 2.0 et des milieux de l’édition. Mené de lame de maître : du noir bien serré. H. A. 

Son autre mort, d’Elsa Marpeau. Éd. Gallimard/Coll. Série noire, 280 pages, 20 euros. Sortie le 7 mars.

Oyana, d’Éric Plamondon

L’an dernier, son Taqawan offrait l’histoire de la colonisation du Québec. Québécois vivant maintenant en France, Éric Plamondon livre un sixième roman à base épistolaire. Installée à Montréal depuis plus de vingt ans, une femme plaque sa vie et son mec. Pourquoi ? Parce que, en ce 3 mai 2018, l’ETA vient d’annoncer sa dissolution. Oyana n’avait rien dit, mais elle fut mêlée à la lutte indépendantiste basque, au point de devoir s’exiler. A-t-elle raison de vouloir revenir en ses terres ? Aux lettres qu’elle écrit pour (se) raconter, le roman ajoute des pages sur l’histoire « Euskadi », donnant du sens politique à ce récit intimiste. Résultat : un rythme haletant, un portrait de femme saisissant et de sacrés retournements. H. A.

Oyana, d’Éric Plamondon. Quidam Éditeur, 152 pages, 16 euros. Sortie le 7 mars.

Les Femmes de Heart Spring Mountain, de Robin MacArthur

C’est l’Amérique comme on l’aime : ces auteurs qui se font la main dans l’art de la nouvelle et passent au roman. Découverte en 2017 avec le très beau recueil Le Cœur sauvage, Robin MacArthur plante son premier roman dans son Vermont natal, où elle vit toujours. Elle revient sur l’ouragan Irene, en 2011, et imagine comment il contraint Vale à revenir sur place : sa mère est portée disparue. Elles avaient rompu depuis des années, si bien que Vale ne sait pas par où commencer. Alors, entremêlant les fils narratifs entre 1956, 1974 et 2011, le roman raconte la vie de la mère, de la tante et de la grand-mère. Du Vermont fermier et austère à celui d’aujourd’hui en passant par la génération « Flower Power » de la mère droguée. Une réflexion sur nos environnements humains mais aussi terrestres. H. A.

Les Femmes de Heart Spring Mountain, de Robin MacArthur, traduit de l’anglais (États-Unis) par France Camus-Pichon. Éd. Albin Michel, 368 pages, 22 euros.

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