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Fabien Vinçon ©Céline Nieszawer

"La Cul Singe", de Fabien Vinçon : une auto­fic­tion sur l'inceste com­mis par une femme

Fabien Vinçon, la cin­quan­taine, publie le 22 octobre son pre­mier roman. Une œuvre d'autofiction dans laquelle il raconte l'emprise psy­chique et phy­sique d'une grand-​mère sur son petit fils. Dans La Cul Singe, la pudeur le mélange avec l'envie d'en découdre pour récu­pé­rer sa vie.

C'est un livre à l'écriture à la fois douce et cli­nique, comme lorsque son auteur écrit : « Au-​delà de la façade heu­reuse, ma famille était une construc­tion lézar­dée pro­mise à s'écrouler, une jux­ta­po­si­tion d'identités mal­heu­reuses, avec l'amour en lam­beaux. » Fabien Vinçon a com­men­cé à écrire lorsqu'il s'est sen­ti dans « un moment de grande sta­bi­li­té et de force », en 2018. Parce qu'il pense que la socié­té était prête, parce que des œuvres d'autofiction de femmes notam­ment ont pu l'aider (comme Le Consentement de Vanessa Springora) et parce que sa grand-​mère n'était plus de ce monde depuis deux ans. « Je ne suis pas sûr que j'aurais pu écrire si elle était encore vivante », c'est la parole d'un homme de cin­quante ans pas­sés encore mar­qué au fer par l'ambivalence de son rap­port avec la matriarche qui, bien mal­gré elle, donne son nom au roman.

Bien sûr, lorsque Fabien Vinçon a annon­cé à son entou­rage que La Cul-​Singe, qui paraît ce 22 octobre aux édi­tions Anne Carrière, trai­tait de l'inceste au fémi­nin, beau­coup ont sour­cillé. « Si j’en juge par le nombre de gens autour de moi qui me disent “Tu es sûr ? Tu vas t’exposer”, je pense qu'il n'est pas encore com­plè­te­ment accep­té que l'on en parle. » Mais Fabien Vinçon, mèche rabat­tue sur un regard à la fois doux, pétillant et irré­mé­dia­ble­ment triste, n'a pas eu le choix. Une fois qu'il a amor­cé l'écriture, il a été assailli par « une ava­lanche d'images et de sou­ve­nirs, pro­ba­ble­ment due au fait que je me suis auto­ri­sé à pen­ser et à visua­li­ser ce qu'il a été inter­dit de dire et même de pen­ser pen­dant très long­temps. » Cette parole empê­chée est com­mune à toutes les vic­times d'inceste, sans qu'un.e adulte ait for­cé­ment énon­cé l'interdit. Les vic­times d'inceste savent ins­tinc­ti­ve­ment que leur parole est inau­dible et Fabien Vinçon en est per­sua­dé : par­ti­cu­liè­re­ment dans le milieu de la droite bour­geoise pari­sienne et catho­lique des années 80 que le pre­mier roman de ce jour­na­liste raconte en creux.

Né en 1970 d'un père kiné et d'une mère bio­lo­giste, le gar­çon gran­dit dans un monde où la réus­site sociale pèse plus que l'harmonie d'un foyer. Dans le même temps que François Mitterrand accède à la pré­si­dence, les trois gar­çons du couple sont envoyés dans des éta­blis­se­ments catho­liques pri­vés non mixtes, un car­can où ceux qui tirent leur épingle du jeu broient de toute leur viri­li­té leurs sem­blables sur les ter­rains de foot à la récré. Pas de place pour la mas­cu­li­ni­té dif­fé­rente du nar­ra­teur qui, entre 7 et 14 ans, dort tous les mar­dis soirs chez sa grand-​mère et n'échappe pas au rituel qu'elle a ins­tau­ré. Un bain chaud et vapo­reux, sys­té­ma­ti­que­ment sui­vi de la méti­cu­lo­si­té avec laquelle la grand-​mère fric­tionne l'enfant, en insis­tant sur son sexe, pour le sécher et vrai­sem­bla­ble­ment lui ôter de poten­tiels vices col­lés à la peau. Le « rituel puri­fi­ca­toire » comme Fabien Vinçon le nomme aujourd'hui et dont, on le sent bien, il ne dit pas tout, se pour­suit d'une séance de prières sur le prie-​Dieu du grand-​père, figure dont l'autorité ne pénètre pas le monde ména­ger de sa femme. 

Accéder trop tôt à la sexua­li­té des adultes

Toute puis­sante dans son rôle de femme au foyer, la grand-​mère enferme son petit-​fils « pré­fé­ré » dans ses obses­sions détra­quées. Au fur et à mesure des cha­pitres du livre qui agissent comme un encer­cle­ment de la véri­té en inter­ca­lant impres­sions de l'enfance, sou­ve­nirs de l'adolescence et évé­ne­ments de l'âge adulte, nous recons­ti­tuons avec son auteur le puzzle des ori­gines de cette rela­tion inces­tueuse. La grand-​mère fait payer à ses petits-​fils et au nar­ra­teur en par­ti­cu­lier un amour frus­tré, celui qu'elle porte à son gendre, sorte de par­ve­nu magni­fique et colé­rique, pris au piège dans la gra­ti­tude envers la belle-​famille qui lui a fait la courte échelle pour accé­der au milieu bour­geois pari­sien. « Au tout début de la rela­tion avec ma grand-​mère, il y a ces confi­dences qu'elle me fait sur les infi­dé­li­tés répé­tées de mon père qui, elle en est per­sua­dée, prennent place dans son cabi­net de kiné auquel elle finit par ne plus avoir accès en tant que patiente, explique Fabien Vinçon. C'est ce qui a été par­ti­cu­liè­re­ment per­vers : le petit gar­çon que j'étais était émer­veillé d'être intro­duit, grâce à ces révé­la­tions qu'elle me racon­tait avec rage, en insul­tant mon père, dans le monde des adultes. C'était en fait le stade ultime auquel elle me fai­sait accé­der : la sexua­li­té des adultes, et je l'adorais pour ça. »

La Cul-​Singe, c'est elle, ou plu­tôt le sur­nom que le frère cadet de Fabien Vinçon invente lors d'un repas de famille, vers les 14 ans du nar­ra­teur. Les deux gar­çons s'ennuient à table, vont regar­der la télé­vi­sion où est dif­fu­sé un repor­tage ani­ma­lier. Soudain, l'évidence : les fesses rosa­cées et impu­diques de ces babouins, c'est le visage de cette femme per­verse et trop maquillée. Désormais, les deux frères l'appelleront la Cul-​Singe, un mot qui dit sans dire, dans une sorte de pacte de fra­ter­ni­té, la vio­lence subie. « On était lui et moi très proches et cet humour un peu déses­pé­ré nous a beau­coup aidés, rejoue Fabien Vinçon. On ne se repré­sen­tait pas du tout l’idée de pou­voir s’échapper un jour de cette famille, même si nous n'avions pas le même rap­port à notre grand-​mère. J’étais tou­jours dans ses jupes tan­dis que mon frère était plu­tôt en résis­tance, je pense qu'il a un carac­tère plus fort que le mien. D'ailleurs, lorsqu'il se déta­chait, elle cher­chait à le démo­lir nar­cis­si­que­ment : "tu pleures comme tu pisses, tu pleures comme une fille." »

Confrontation sté­rile

Cette entre­prise de démo­li­tion, la Cul-​Singe la fera vivre à l'auteur d'une autre manière lorsque, jeune père, il com­pren­dra la néces­si­té de cou­per les ponts, alors qu'elle lui pro­pose d'accueillir sa fille de trois ans à la mai­son… Tous les mar­dis soirs. Alors qu'il est encore « dans le brouillard » et n'a pas com­pris qu'il est une vic­time, Fabien Vinçon res­sent l'urgence d'interdire à cette désor­mais arrière-​grand-​mère de voir ses petites filles. « Et un matin, plu­tôt que d'aller au bureau et sans pré­ve­nir ma femme, je sonne chez elle pour la confron­ter. » La décep­tion est à la hau­teur du per­son­nage. « Elle m'accueille avec du Schweppes et des bis­cuits », manière de lui refu­ser le sta­tut d'adulte, « et nie en bloc mes accu­sa­tions ». S'enfonçant dans « un monde paral­lèle » confor­table dans lequel elle n'est cou­pable de rien, la vieille dame joue l'effarouchée qu'un intru vient tour­men­ter, « se referme sur les petits gestes minus­cules de sa mai­son, pré­fé­rant par­ler de son linge en train de sécher ». Lorsque Fabien Vinçon quitte l'appartement devant la sté­ri­li­té de sa démarche, la Cul-​Singe appelle sa fille, la mère de l'auteur, pour lui racon­ter « l'agression » qu'elle vient de subir.

La figure de cette mère reste un mys­tère. Dans le livre, elle est presqu'effacée des pages, comme elle l'a pro­ba­ble­ment été dans la vie, écra­sée entre les figures de la grand-​mère et du père qui se haïssent, l'une par désir inas­sou­vi, l'autre par ran­cœur de tant lui devoir. Quand on le lui fait remar­quer, Fabien Vinçon explique qu'il ne s'est lui-​même pas ren­du compte d'à quel point sa mère était absente du tableau, mais que nous ne sommes pas les pre­mières à le lui dire. Vers la fin du roman, il y a tout de même un moment fon­da­men­tal dans lequel le nar­ra­teur com­prend en obser­vant la sil­houete ché­tive de sa mère, qu'elle a dû être elle-​même vic­time de l'incapacité d'aimer avec jus­tesse de la matriarche avant lui. Aujourd'hui, unique sur­vi­vante du monde des adultes dépeints par La Cul-​Singe, cette mère a lu le livre et a don­né son accord pour publi­ca­tion, glis­sant sim­ple­ment : « c’est bien ton his­toire, c’est à la mode. » « Ça lui res­semble », sou­rit son fils, désa­bu­sé et tendre.

La Cul-​Singe n'est pas une his­toire à la mode, tant l'inceste des femmes, ultra mino­ri­taire, est dans l'angle-mort du mou­ve­ment actuel de sur­gis­se­ment de la parole – et sur­tout de l'écoute – des vic­times. En pré­fé­rant l'autofiction plu­tôt que le récit, Fabien Vinçon fait œuvre de lit­té­ra­ture, comme pour se sépa­rer de l'indicible, le mettre à dis­tance, enfin, en le don­nant à lire. Mais c'est sur­tout une his­toire de lutte pour trou­ver sa propre voie, à la fois en dehors du sta­tut de vic­time et de la mas­cu­li­ni­té toxique dans laquelle, en retour, l'auteur aurait pu tom­ber. La Cul-​Singe est en fait un très beau roman d'émancipation d'un « moi » jusque là nié.

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La Cul-​Singe, de Fabien Vinçon, édi­tions Anne Carrière, publi­ca­tion le 22 octobre

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