unnamed

« L’État du Texas contre Melissa » : cou­pable, for­cé­ment coupable…

Documentaire puissant, L’État du Texas contre Melissa dresse le portrait d’une femme sacrifiée. Une « coupable idéale » condamnée à mort pour infanticide en 2008, au terme d’un procès bâclé. Rencontre avec Sabrina Van Tassel, sa réalisatrice/enquêtrice minutieuse et chevronnée…

arton44682 9592b

Causette : Comment s’est nouée votre rencontre avec Melissa Lucio, première femme hispano-américaine condamnée à mort au Texas ? 
Sabrina Van Tassel : C’était en 2017, j’effectuais un reportage aux États-Unis sur les femmes dans le couloir de la mort. J’ai entendu parler de Melissa par hasard. J’ai alors découvert qu’il n’y avait que deux pauvres articles sur elle, dans un journal local. Une histoire banale de maltraitance infantile, un fait divers comme un autre. Femme, pauvre, droguée, mère de quatorze enfants : je me suis dit qu’elle avait dû craquer, l’histoire semblait claire. Sur le moment, j’ai même pensé qu’il n’y avait rien à raconter…

Qu’est-ce qui vous a décidé, finalement, à faire un film sur elle ?
S. V. T. : J’ai entrepris quelques recherches, malgré tout, et rencontré sa famille. Ça n’a pas été simple, mais tous m’ont dit la même chose : tu es la première personne qui vient nous parler de Melissa en dix ans ! J’ai appris qu’ils n’avaient pas eu le droit de témoigner au procès et que l’avocat de Melissa, qui est parti travailler avec le procureur par la suite, n’avait jamais voulu les rencontrer ! Ils m’ont aussi dit que Melissa était innocente et que c’était un accident. Bref, j’ai commencé à m’interroger… Et puis j’ai rencontré Melissa, le lendemain, à la prison de Gatesville, au Texas, et là, ça a été le coup de foudre ! Je nous revois toutes les deux, assises de chaque côté du parloir, le téléphone à la main. J’étais abasourdie, notamment, par sa manière de s’exprimer, son honnêteté. Je ne disposais que d’une heure d’entretien, surveillé en permanence, mais en sortant, j’ai tout de suite dit à Cyril Thomas, mon chef opérateur : ça, ce sont les trois prochaines années de ma vie, je vais faire un film sur cette femme !

Comment s’est déroulée votre enquête ?
S. V. T. : J’ai immédiatement contacté son avocate après cette première rencontre. Et elle m’a tout donné : les vidéos des sept heures de garde à vue de Melissa, avec ses aveux extorqués par la police, les vidéos de ses enfants qui racontent qu’ils ont vu leur petite sœur tomber accidentellement, l’intégralité du procès… et les trois mille pages des services sociaux qui ont suivi Melissa pendant quinze ans. J’ai tout lu : pas une fois elle n’est présentée comme violente. J’étais d’autant plus éberluée que tous ces documents avaient été mis à la disposition de la justice… Alors, j’ai tout repris. Pendant un an et demi, j’ai passé mon temps à chercher, écouter, recouper, même si j’ai segmenté mon tournage. Certes, je suis Franco-américaine, mais je vis en France avec mes trois enfants. Je partais donc par période de trois semaines sur place. Ensuite, j’ai passé un an sur le montage du film. Un travail de dingue !

Melissa vous a-t-elle donné son accord d’emblée ?
S. V. T. : Je l’ai recontactée trois, quatre mois après notre première rencontre, après avoir trouvé une boîte de production pour le film. Elle m’a tout de suite donné son accord, oui, bien sûr. Nous avons échangé par courrier et lors de mes visites en prison, à raison d’une heure tous les trois mois. Chacune de ces interviews était une victoire, car chaque fois je me demandais si j’allais la revoir… C’était un vrai panier de crabes là-bas ! Et puis le procureur qui était en charge de son procès était un vrai bad guy. Il est lui-même en prison aujourd’hui, c’est dire… Mais il a encore le bras long ! Le Texas du sud-est à cinq minutes en voiture du Mexique, vous savez. C’est un système de cartels et de corruption. Moi-même, à la fin, je n’étais pas tranquille…

Votre film captive par sa minutie, mais aussi parce qu’il met en lumière toutes les inégalités qui ont conditionné la condamnation de Melissa, coupable idéale…
S. V. T. : Oui, cette affaire abrite et révèle tous les éléments constitutifs de la société américaine. Et toutes les inégalités de son système judiciaire. C’est aussi pour cela qu’elle m’a autant passionnée ! De fait, elle nous parle du quart-monde, du racisme et, surtout, de la différence de traitement entre les riches et les pauvres. Du racisme financier en quelque sorte.

L’Etat du Texas contre Melissa a été très bien accueilli aux Etats-Unis. Pensez-vous qu’il puisse faciliter la révision du procès de Melissa, toujours dans le couloir de la mort à l’heure actuelle ? 
S. V. T. : J’y crois très fort ! Déjà, sa diffusion a changé les regards posés sur elle. Les gardiens de la prison, par exemple, ont vu le film sur la plateforme Hulu, ça les a remués, ils en ont parlé avec elle. Par ailleurs, beaucoup de gens lui écrivent à présent. Moi-même, je continue. Elle n’est plus seule. Enfin, un groupe d’avocats et l’école de droit de la prestigieuse université de Cornell, aux États-Unis, se sont unis pour porter son affaire, dont ils dénoncent le sexisme, devant la Cour suprême…

L’État du Texas contre Melissa, de Sabrina Van Tassel. Sortie le 15 septembre.


Une femme sacrifiée

Coupable, forcément coupable… Pauvre, droguée, à la dérive, victime de violences depuis l’enfance, mère plus ou moins célibataire d’une large fratrie recomposée : Melissa coche toutes les cases de la coupable idéale, a priori. La preuve : lorsque sa fillette de 2 ans meurt accidentellement, elle est accusée sans ambages d’infanticide puis condamnée à mort.
Une première pour une femme hispano-américaine dans l’état conservateur du Texas, mais ça n’intéresse personne. Marginale parmi les marginaux, Melissa végète donc depuis près de dix ans dans les « couloirs de la mort » lorsqu’une cinéaste prend le temps de la rencontrer, en 2017. Le regard, l’écoute, puis le travail d’enquête de Sabrina Van Tassel lui redonnent enfin une identité : Melissa Lucio, symbole de l’injustice du système judiciaire américain.
Étayé par de nombreux témoignages, jalonné d’images frappantes (dont les aveux filmés de Melissa à la police, en guise d’ouverture…) et de silences tout aussi parlants, le documentaire de Sabrina Van Tassel saisit par sa clarté et sa minutie. Il captive également par les zones d’ombre qu’il révèle sur l’enquête policière et le procès, semant le doute sur la culpabilité de Melissa. Le risque de l’erreur judiciaire sous-tend évidemment l’ensemble du récit, même si la réalisatrice a l’intelligence de ne jamais trancher. Elle s’en tient à son défi initial : mettre en lumière toutes les inégalités qui ont jalonné le chemin vers la condamnation de Melissa, femme sacrifiée. Elle nous ouvre les yeux, et c’est déjà beaucoup.

L’État du Texas contre Melissa, de Sabrina Van Tassel. Sortie le 15 septembre.

Vous êtes arrivé.e à la fin de la page, c’est que Causette vous passionne !

Aidez nous à accompagner les combats qui vous animent, en faisant un don pour que nous continuions une presse libre et indépendante.

Faites un don
Partager

Cet article vous a plu ? Et si vous vous abonniez ?

Chaque jour, nous explorons l’actualité pour vous apporter des expertises et des clés d’analyse. Notre mission est de vous proposer une information de qualité, engagée sur les sujets qui vous tiennent à cœur (féminismes, droits des femmes, justice sociale, écologie...), dans des formats multiples : reportages inédits, enquêtes exclusives, témoignages percutants, débats d’idées… 
Pour profiter de l’intégralité de nos contenus et faire vivre la presse engagée, abonnez-vous dès maintenant !  

 

Une autre manière de nous soutenir…. le don !

Afin de continuer à vous offrir un journalisme indépendant et de qualité, votre soutien financier nous permet de continuer à enquêter, à démêler et à interroger.
C’est aussi une grande aide pour le développement de notre transition digitale.
Chaque contribution, qu'elle soit grande ou petite, est précieuse. Vous pouvez soutenir Causette.fr en donnant à partir de 1 € .

Articles liés
a3f6290 336 raw 143rdd image presse 04 rvb a

La sélec­tion ciné de la semaine

143 rue du Désert, de Hassen Ferhani, Douce France, de Geoffrey Couanon et Médecin de nuit d'Elie Wajeman. 143 rue du Désert, la reine des sables Elle est de ces femmes qui inti­mident, réjouissent et enchantent tout à la fois. Malika n’est...