Asmahan, diva indomptée

Cette princesse druze à la voix d’or a lutté contre le pouvoir des hommes pour vivre sa féminité et son art. De la Syrie à l’Égypte, elle a chanté l’amour au cinéma et fricoté avec les services secrets britanniques, avant de disparaître mystérieusement à 26 ans.

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Asmahan aurait aimé être un oiseau. Le comble, c’est que sa voix semblait avoir des ailes. Virevoltante dans les airs, s’élevant, tournant et chutant pour remonter encore, sans souci du vertige, sans craindre de périr. Le danger, Asmahan n’y a jamais prêté attention : elle a choisi de vivre avec. Elle est même née à ses côtés.

Le 25 novembre 1917, dans la nuit noire, un bateau quitte le port d’Istan­bul avec, à son bord, la famille El Atrache. Fahd, le père, est un prince syrien. À la suite de l’effondrement de l’Empire ottoman, il est contraint d’abandonner la province turque qu’il gouvernait. Il veut rejoindre les montagnes de son enfance, le djebel el-Druze, dans le sud de la Syrie. La mer est agitée, l’embarcation menacée par les vagues. Fahd tient la main de ses deux fils, Fouad et Farid. Il tente aussi de rassurer Alia, son épouse, enceinte. Pendant la traversée, au milieu de la Méditerranée, elle met au monde leur fille. La future Asmahan se prénomme Amal, qui signifie « espoir ».

Une vocation précoce

Éduquée dans la foi catholique, la jeune princesse a le goût de la musique. Avec son frère Farid, ils écoutent leur mère jouer du piano et du luth, et l’accompagnent parfois de quelques paroles improvisées. Les deux enfants ont trouvé leur vocation. Ils vont l’exercer en Égypte. La famille quitte sa terre natale après la mort du père. Mais elle manque d’argent. Pour subvenir aux besoins du foyer, Alia donne de la voix le soir dans les cabarets du Caire, parfois accompagnée de ses enfants. Un soir, le compositeur Daoud Hosni remarque le timbre original d’Amal. Il lui présente Mohamed El Qasabji, qui a révélé la prodigieuse chanteuse Oum Kalsoum. La voix d’Asmahan est fragile mais puissante, d’une mélancolie inexplicable. El Qasabji encourage la jeune femme : Farid écrit des paroles, et le nom de scène est bientôt trouvé. Asmahan, « la sublime », part, à l’âge de 15 ans, à la conquête du public égyptien.

Belle, libre, multiculturelle

En pays druze, les princesses qui chantent ne sont pas appréciées. Fouad, qui désapprouve la vie d’artiste de sa petite sœur, songe à la marier. Il se rapproche du ministre syrien de la Défense, cousin de la famille, ­Hassan El Atrache. L’union est conclue. Asmahan est contrainte de revenir en Syrie, renonçant à sa carrière de chanteuse pour l’austérité d’un quotidien qui ne laisse filtrer aucune lumière. Ces années loin de la scène sont exemptes de toute liberté. Après la naissance de sa fille, la jeune femme demande le divorce, sans l’obtenir. Après une tentative de suicide, elle obtient la séparation, à une condition : renoncer à sa fille. Amal s’en va, la petite Camélia reste avec son père.

Nous sommes en 1938. Asmahan, 21 ans, est à l’image de l’Égypte : belle, libre, multi­culturelle. Ses chansons, elle les imagine à mi-chemin entre la tradition orientale et les sonorités européennes. Elle rêve de cinéma aussi, et elle est au bon endroit. Le Caire est le Hollywood du monde arabe. Dans un hôtel du centre-ville, le Mena House, Asmahan chante tous les soirs. Le beau monde se presse pour venir écouter l’étoile montante de la scène cairote. Dans le public, les hommes rêvent de s’approcher d’elle. Ahmed Badrakhan y parvient. Ce réalisateur lui fait faire ses premiers pas sur grand écran, en 1941, dans Victoire de la jeunesse, et se targue de l’avoir séduite. Mohamed El Taba’i, journaliste influent, nourrit quant à lui une passion platonique pour elle : « Passer par le lit d’Asmahan est la meilleure façon de sortir de sa vie », aurait-il déclaré dans ses Mémoires. Ces aventures, réelles ou imaginaires, alimentent les rumeurs et inquiètent le grand frère, resté en Syrie. Fouad part pour l’Égypte avec la ferme intention de ramener sa sœur au pays. Il sait qu’elle n’a pas obtenu la nationalité égyptienne. La reine consort Nazli Sabri – jalouse que son fils, le roi Farouk, la courtise – a l’intention de l’expulser du territoire. Mais Asmahan tient tête à son aîné. Jamais, quoi qu’il lui en coûte, elle ne retournera au djebel.

Une étonnante proposition va la faire changer d’avis. Les services secrets britanniques, engagés dans le second conflit mondial, lui proposent de devenir espionne en échange d’un droit de résidence définitif en Égypte. Sa ­mission : convaincre son ancien mari et les chefs druzes de s’allier avec les Anglais contre les Allemands et le gouvernement de Vichy. Elle accepte, remplit son rôle et gagne de l’argent. Mais les Anglais commencent à se méfier de ses relations et l’éloignent peu à peu de l’organisation.

Un étrange accident

De retour au Caire en 1944, enfin libre, elle épouse le producteur de cinéma Ahmed Salem et joue dans un nouveau film : Amour et Vengeance. Le 14 juillet, elle décide de partir se reposer loin de la ville. Son chauffeur habituel ne peut pas la conduire, un autre se propose. Elle prend la route avec son assistante. Brutalement, dans un virage, la voiture vrille, dérape et tombe dans le Nil. Les deux femmes meurent noyées, seul le chauffeur réussit à s’extirper du véhicule.

Les circonstances de l’accident demeu­rent, encore aujourd’hui, inexplicables. La thèse de l’assassinat donne lieu à de nombreuses hypothèses. Asmahan avait des ennemis : la reine Nazli Sabri, les Britanniques, son frère Fouad. Quelques jours avant sa disparition, elle avait reçu une lettre dans laquelle un interlocuteur anonyme lui reprochait de ne pas se comporter en vraie femme druze. Le courrier se concluait sur une menace de mort. Mais la diva n’était pas de celles qui se laissent impressionner.

Un jour, alors qu’elle venait d’arriver au Caire avec sa famille, une Bédouine lui avait prédit le destin d’une « étoile filante ». « Tu as commencé ta vie dans les flots, tu la finiras dans les flots », lui avait-elle précisé. Elle ne l’avait pas crue. 


Une étoile filante. Le destin brisé d’Asmahane, de Marie Seurat. Éd. Grasset, 1998.

Victoire de la jeunesse, film d’Ahmed Badrakhan, 1941.

Amour et Vengeance, film de Youssef Wahbi, 1944.

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