Lily Crespy : « Ce sport demande une cer­taine matu­ri­té : il faut bien se connaître et res­pec­ter son corps, avoir de la patience »

Scientifique dans une première vie, Lily Crespy a commencé l’apnée pour le défi. Elle ne s’attendait pas à en apprendre tant sur elle-même grâce à ce sport particulièrement introspectif – bien plus accessible qu’il n’y paraît.

Lilya 1 of 1
Lily Crespy © Wendy Timmermans

En 2011, Lily Crespy a 30 ans. Elle est ingénieure en biotechnologie dans un laboratoire de recherche pharmaceutique sur la maladie d’Alzheimer, et engagée dans une longue relation. En l’espace de deux semaines, elle perd tout : son couple, son travail et son appartement. Elle part se changer les idées en Asie. C’est là qu’elle découvre par hasard l’apnée, ou plongée libre en bloquant la respiration, sans bouteille d’air. « Je suis tombée amoureuse immédiatement, se souvient-elle. C’était des sensations folles, je voulais en faire tous les jours, sûre que je ne m’en lasserais jamais. » Dès le deuxième jour, Lily descend à 20 mètres et reste un peu en bas. « C’était méditatif : j’étais complètement dans le moment présent, sans aucune pensée parasite, aucun souci de ma vie quotidienne. Quand j’essaie de méditer à terre, je dois me recentrer activement ; là, les choses se faisaient naturellement. J’étais juste là, à flotter dans l’eau en trois dimensions, dans une sorte de transe. »

Le soir même, Lily tombe d’un balcon et se casse le fémur. Après avoir été opérée et rapatriée, elle passe neuf mois avec des béquilles et ne rêve que de replonger, jusqu’à ce que son instructeur l’invite pour un mois d’entraînement à Bali. Elle saisit l’occasion avec l’accord de ses médecins : « J’arrivais sur la plage en béquilles, j’enfilais mes palmes et j’allais dans l’eau faire ma séance. » Six mois plus tard, elle décide de devenir instructrice et n’a plus jamais arrêté l’apnée. Classée parmi les cinq meilleures apnéistes françaises durant des années, elle a enseigné ce sport en Égypte, aux Philippines et aujourd’hui en France, à Nice.

Chute libre dans le bleu

Ce que Lily Crespy préfère, c’est l’apnée de profondeur en milieu naturel et en poids constant, discipline où l’on descend, avec ou sans mono- ou bipalme, le plus profondément possible, à la seule force des bras et des jambes. Quoique impressionnante, cette activité est étonnamment accessible. « Le premier jour, on va vers 12 mètres. S’il n’y a pas de problèmes d’oreille, on peut aller à 30 mètres en une semaine environ, explique-t-elle. Au début, les progrès sont très rapides, mais au-delà, chaque mètre gagné demande beaucoup plus de temps : il faut laisser le corps s’adapter à la pression et apprendre des techniques de compensation des oreilles, plus complexes à maîtriser. »

Lire aussi l Samantha Cristoforetti : « Mon parcours peut inspirer les jeunes générations. Non pour qu’elles deviennent nécessairement astronautes, mais pour qu’elles s’autorisent à rêver »

Sur la première partie de la descente, le corps flotte beaucoup, donc il faut faire de gros efforts pour descendre, avant d’atteindre la flottabilité neutre, c’est- à-dire qu’on ne flotte ni ne coule. Au-delà de ce point, on commence à couler, on peut s’économiser et laisser l’eau aider la descente. Puis on atteint la chute libre, où l’on prend suffisamment de vitesse pour se laisser couler sans avoir rien à faire. « C’est la meilleure partie, s’enthousiasme Lily. C’est pour ça qu’on veut aller toujours plus profond, pour prolonger ce moment : on est complètement détendu pour économiser son oxygène, on lâche totalement prise et on se laisse emporter par l’eau et la profondeur, tout en restant concentré pour les gestes techniques. » C’est l’inverse à la remontée, l’apnéiste doit palmer fortement au début, puis remonte naturellement à la fin.

« [La chute libre], c’est la meilleure partie. On lâche totalement prise et on se laisse emporter par l’eau et la profondeur »

Lily Crespy, apnéiste professionnelle

Le parcours d’un·e apnéiste est très mesuré : il faut compter en moyenne 1 mètre par seconde, soit environ 2 minutes pour descendre à 60 mètres et remonter. Il ou elle progresse mètre par mètre ou 2 mètres à la fois, connaît parfaitement ses capacités et est toujours dans sa zone de confort, donc sait exactement quand remonter. « L’apnée a souffert de l’effet Grand Bleu. Bien que j’adore ce film, il en donne une image un peu morbide, comme si on était happé par les profondeurs, qu’on n’avait pas envie de remonter, raconte Lily. Mais dans la vraie vie, les apnéistes ne sont pas du tout des kamikazes et n’ont aucun désir de mort – on veut remonter à la surface, on sait très bien qu’on n’est pas fait pour rester au fond. »

DSCF8095 copy 1
Lily Crespy célèbre avec une élève
le nouveau record personnel de cette dernière,
en décembre 2021. © ELIN LARSGREN
“Regarder à l’intérieur de soi”

« Le grand apnéiste Umberto Pelizzari disait : “La plongée bouteilles, c’est pour regarder autour de soi, et l’apnée, c’est pour regarder à l’intérieur de soi.” La plongée bouteilles sert à regarder les fonds marins, c’est plutôt une activité de loisir, tandis que l’apnée est plus introspective », explique Lily. Dans les disciplines de profondeur pure, on descend le long d’un câble et sans masque, sans voir grand-chose. Mais l’apnéiste est aussi bien plus libre de ses mouvements, et plus connecté·e à ses sensations. Pour Lily Crespy, la plongée avec bouteilles est surtout beaucoup plus dangereuse : « On est dépendant du matériel, le moindre problème technique peut être fatal. Je ne veux pas me retrouver coincée à 40 mètres de profondeur avec un détendeur 1 qui ne fonctionne plus ! Avec des bouteilles, on ne peut pas remonter à la vitesse qu’on veut, alors qu’on peut le faire en apnée, sans risque de surpression pulmonaire 2 ni d’accident de décompression 3. C’est aussi un sport où chacun peut s’entraîner à sa manière, explorer sa propre façon de respirer et sa propre technique de nage. »

Gérer le risque

Cela ne veut pas dire que l’apnée est sans aucun risque : « Il ne faut jamais plonger seul. Il faut être accompagné par quelqu’un qui garde toute son attention sur vous et qui sait quels gestes faire en cas de problème, poursuit Lily. C’est généralement sur les 10 derniers mètres de la remontée qu’il y a des risques d’hypoxie [oxygénation insuffisante des tissus de l’organisme], et en surface, à la fin, lors des compétitions, quand on pousse ses limites – le facteur stress est très important. En entraînement, les pertes de connaissance sont très rares », assure-t-elle. Quant à la narcose ou ivresse des profondeurs, phénomène (peu courant) dû à l’accumulation d’azote dans le corps, elle apparaît à 40 mètres en plongeant avec des bouteilles, car l’air qui y est comprimé contient 79 % d’azote. « En apnée, on n’a que l’azote que l’on a emporté avec soi ; il faut aller très profond pour que cette petite quantité d’azote se comprime dans les poumons et commence à avoir des effets sur le système nerveux. Mon record est de 71 mètres, ce qui est trop peu pour courir ce risque. Mais en compétition, j’ai vu des apnéistes ressortir complètement shootés : ils sont euphoriques, les réflexes au ralenti ; certains décrivent des hallucinations, perdent la notion du temps... »

“L’aspect mental est passionnant. L’apnée, c’est à 80 % dans la tête”

Si Lily Crespy est une maniaque de la sécurité, c’est parce qu’elle s’est fait quelques frayeurs, comme cette fois où un fil s’est enroulé autour de sa jambe, à 2 mètres de la surface. Il y a eu pire : « J’ai surtout vécu un gros trauma. Mon employeur et partenaire d’entraînement, qui était un ami très proche, est mort sous mes yeux dans un accident d’apnée. Je me suis demandé si je voulais continuer, d’autant plus que j’étais sélectionnée pour les championnats du monde un mois plus tard. J’ai fini par me dire qu’il n’aurait pas voulu que j’arrête, il n’aurait pas du tout été fier de moi », confie-t-elle.

Un sport ouvert à tout le monde
DSC 0012 1
Lily Crespy pendant un exercice
d’étirement du diaphragme, en 2019. © JANNA EL BORNO

Depuis deux ans, Lily Crespy est à la tête de sa propre école d’apnée, Enki Coaching. « L’aspect mental est passionnant. L’apnée, c’est à 80 % dans la tête. La peur de la profondeur est classique. Pour la partie animale du cerveau, rester à 10 mètres de fond sans respirer déclenche un réflexe, il se dit “Attention, tu vas mourir !” C’est normal d’avoir peur d’aller vers le fond et de manquer d’air. » Certain·es de ses étudiant·es viennent pratiquer précisément parce qu’ils et elles ont une phobie de l’eau ou des peurs enfantines, comme celle de monstres cachés dans les fonds marins. Les objectifs sont alors réadaptés, il faut prendre son temps et célébrer chaque accomplissement comme une grande victoire. « Je vois aussi des couples, s’amuse-t-elle. En général, c’est l’homme qui a très envie d’aller le plus profond possible, et sa copine le suit pour lui faire plaisir. C’est souvent elle qui a de meilleurs résultats, parce qu’elle n’a pas d’attentes et qu’elle est détendue dans l’eau ! »

Loin d’être élitiste, l’apnée est ouverte à tout le monde. « Il n’y a pas de morphologie particulière à avoir, ni de limite d’âge après 16 ans, précise Lily. Ce sport demande une certaine maturité : il faut bien se connaître et respecter son corps, avoir de la patience, même s’il existe des apnéistes d’élite très jeunes. » La meilleure apnéiste féminine de tous les temps, feu Natalia Molchanova, première femme à avoir dépassé 100 mètres en poids constant en 2009, a d’ailleurs commencé l’apnée après 40 ans.

« Ce sport demande une certaine maturité : il faut bien se connaître et respecter son corps, avoir de la patience »

Après plus de dix ans d’apnée, Lily Crespy est une femme transformée. « Je suis en bien meilleure forme : je vais dans l’eau tous les jours, je me suis musclée, je brûle beaucoup d’énergie. J’ai appris à respirer correctement par le ventre, ce qui me permet de mieux gérer le stress au quotidien. » Au départ assoiffée de défis, cherchant à se prouver sa force mentale, elle a trouvé avec ce sport de quoi se sentir plus sûre d’elle. « J’étais très dure avec moi-même, très perfectionniste. Avec les années, j’ai appris à être beaucoup plus douce avec moi-même, y compris dans ma vie personnelle : j’accepte de ne pas toujours arriver à obtenir ce que je veux. Je suis plus positive, j’ai appris à être plus optimiste et plus que jamais dans le moment présent. »

Lire aussi l Sarah Marquis : je marche seule

  1. Mécanisme permettant au ou à la plongeur·euse de respirer l’air de sa bouteille à la pression à laquelle il évolue. []
  2. Dilatation excessive des poumons provoquée par celle de l’air qu’ils contiennent lors de la remontée à la surface. C’est un accident très grave. []
  3. L’azote dissout dans le sang à cause de la forte pression forme des bulles gazeuses quand la pression redescend. La gravité de ce type d’accident
    est variable.[]
Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.