Rubi Pigeon, reine de l’upcycling

Elle a 23 ans et une inventivité débordante. Avec ses créations de vêtements et ses contenus vidéo, Rubi Pigeon démocratise l’upcycling dans la mode, en toute simplicité.

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© Manuel Braun pour Causette

Dans une vidéo postée le 10 juillet 2021 sur sa chaîne YouTube Rusmin, Rubi Pigeon se rase entièrement la tête, abandonnant ses longs cheveux châtains. Cette séquence résume bien la jeune femme. Elle partage ses convictions (« Sans mes cheveux, je ne vais plus pouvoir me cacher, je vais être libre »), ses tergiversations (« J’ai peur qu’on me prenne pour une folle, qu’on me juge ») et enfin sa joie (« C’est un moment incroyable, c’est libérateur »). Elle finit en posant avec ses tenues préférées et sa nouvelle tête. 
Elle est comme ça, Rubi. Sincère, radicale, créative. Les vêtements qu’elle invente sont à son image : affirmés, originaux, uniques. Donnez-lui un ­dessus de lit matelassé rose, elle en fait un manteau oversize. Laissez-la deux heures avec huit cravates, elle crée un bustier. Les chutes de tissu ? Rien de plus inspirant pour fabriquer des fringues. Rubi Pigeon pratique l’upcycling, autrement dit : faire du neuf avec du vieux. « L’upcycling implique de se casser la tête pour faire avec ce qu’on a, pour en faire un truc mieux, explique-t-elle. Soit j’ai déjà une idée et je trouve le tissu pour la réaliser, soit le tissu me donne une idée. Le plus compliqué, c’est de partir de fringues existantes. Avec des invendus de rouleaux ou de décoration, c’est plus facile. » Parmi ses sources d’inspiration, elle cite volontiers sa mère. « Elle est arrivée du Brésil il y a vingt ans sans parler le français et elle est devenue entrepreneuse dans un domaine industriel dirigé par des hommes. Elle m’a inculqué de faire avec ce qu’on a, pour les sapes, la déco, la bouffe. »

Chez les parents Pigeon, on vit la nuit. Le père, Jérôme Pigeon, a ­longtemps officié comme DJ sous le nom de Gringo da Parada. La mère, Rosane Mazzer, crée avec lui La Favela Chic, un bar parisien qui devient vite un lieu couru, à quelques pas de la place de la République. « On était des parents entrepreneurs, on n’était pas très regardants sur les notes. On voulait que les filles aient confiance en elles et qu’elles reçoivent de la joie. Chez nous, c’était beaucoup d’autonomie et un peu de démerde », se souvient Rosane Mazzer. Les filles Pigeon sont jumelles, ballottées entre le Brésil et la France. À 14 ans, Rubi et Yasmin vivent à Londres et font de l’upcycling sans même connaître le mot. Depuis leur chambre d’adolescentes, elles vendent leurs premières créations sur le site Depop, sorte de Vinted anglais. À 18 ans, elles ont l’équivalent d’un bac dans une école d’art et, déjà, une marque à leur nom : Rusmin. Un mot-valise qui sonne comme un pied de nez. « C’est comme ça que notre père nous appelait petites et on n’aimait pas être la même personne. Avec les années, on a fini par prendre ce surnom comme une blague jusqu’à se le réapproprier. C’est important pour nous d’être unique, de se sentir différente », confie Yasmin. Rusmin leur ressemble et les rassemble. D’ailleurs, Rubi a tatoué sur son bras leur surnom, leur projet, leur marque.

À l’école de mode Casa 93

En septembre 2017, Rubi rentre en France et intègre Casa 93, une école de mode à Paris (XVIIIe) gratuite et accessible sans condition de diplôme. Sa fondatrice et directrice, Nadine Gonzalez, prône une mode engagée et upcyclée, ce qui plaît évidemment à Rubi. « Au début, je me rappelle que Rubi était très agitée. Elle avait tellement d’idées qu’elle avait du mal à terminer ses phrases. » D’un naturel fédérateur, elle apporte son énergie, son dynamisme et sa fraîcheur à la première promotion de l’école. Qui propose, en fin de parcours, une collection collective upcyclée dans laquelle Rubi s’implique beaucoup. Nadine Gonzalez la voit s’épanouir : « La Casa permet aux étudiants de ­toucher à tout et d’identifier ce dans quoi ils et elles sont les meilleurs. Rubi, c’est sans conteste la créativité dans l’upcycling. » En décembre 2018, elle enchaîne avec six mois à l’Institut français de la mode (Paris XIIIe) afin de structurer sa marque et de muscler son carnet d’adresses. 

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© Manuel Braun pour Causette

Entre-temps, Yasmin bifurque vers la musique et Rubi poursuit en solo, plus que jamais soutenue par sa sœur. « Il a fallu qu’on arrive à se séparer pour déterminer chacune notre place et notre personnalité, mais on reste très protectrice l’une envers l’autre. On s’appelle en FaceTime à n’importe quel moment, on sollicite tout le temps l’avis de l’autre, on s’inspire beaucoup mutuellement », estime Yasmin. Questionnée sur les qualités de sa jumelle, elle hésite entre l’optimisme et l’enthousiasme. « Elle trouve des solutions à tous les problèmes, comme notre mère. Elle sait se convaincre et convaincre les autres que ça va aller. Elle est déterminée et adore travailler dur, j’admire ça chez elle. »

Ses efforts paient, Rusmin prend de l’ampleur. En 2019, Rubi Pigeon est sollicitée par Manifeste011, boutique de mode parisienne, végane et responsable, pour donner une nouvelle vie à des invendus. En sort une collection capsule de cinq pièces upcyclées au look décalé. En 2020, la créatrice se fait connaître en donnant des conseils sur YouTube et Instagram pour ­transformer sa garde-robe sans faire de ­shopping. « L’engouement pour le DIY [do it yourself, ndlr] pendant le confinement m’a poussée. J’ai gagné 20 000 abonnés sur mon compte Instagram, j’ai reçu plein de messages ! »  

Vient ensuite la collaboration avec Obey, une grande marque américaine de sportswear dont elle récupère là aussi les stocks d’invendus pour imaginer de nouveaux vêtements design. C’est ainsi que vingt-cinq ceintures deviennent une jupe ou que trois chemises renaissent en combi-short. Pas de quoi faire peur à Rubi, qui s’enthousiasme au téléphone, entre deux rendez-vous. « Ce qui était un projet de chambre d’ado devient quelque chose de sérieux : j’ai une comptable, deux couturières, les choses se concrétisent. On a eu la bonne idée au bon moment : l’upcycling n’avait pas pris une telle ampleur il y a quinze ans. » 

Rendre l’upcycling “sexy” 

Au fil des collaborations, le style de Rusmin s’affirme : des jeux d’imprimés, des juxtapositions de matières, des ­couleurs pop qui défient les yeux, bref les années 2000 remises au goût du jour, l’éthique en plus. « L’écoresponsabilité était vue jusque-là comme réservée aux riches, aux bobos qui mettent des ponchos qui grattent. Avec Rusmin, on essaie de rendre ça sexy et accessible. »

En attendant de trouver des bureaux, Rubi travaille dans son appartement de l’Est parisien en vue d’une nouvelle collaboration, avec les Galeries Lafayette cette fois. L’enseigne est venue la ­chercher sur la recommandation de Nadine Gonzalez, et Rubi s’en réjouit. « Je vais créer une soixantaine de pièces en utilisant leurs invendus de linge de maison. Elles seront vendues au sein d’un nouveau corner écoresponsable. Ce n’est pas normal d’avoir autant d’in­vendus, mais ça ne les dérange pas d’assumer qu’ils en font quelque chose. » À la Casa 93, Nadine Gonzalez réfute tout greenwashing. « Les Galeries ont été l’un des premiers mécènes de l’école. On y expose la collection collective dans les vitrines depuis la deuxième promotion. C’est un mastodonte qui nous fait confiance, qui nous a laissé faire ce qu’on voulait. Notre rôle, c’est d’inspirer les marques en faisant de la pédagogie. »

Une goutte d’eau dans l’océan
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© Manuel Braun pour Causette

En 2022, les marques n’auront plus le choix : grâce à la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire, elles auront l’interdiction de jeter ou brûler leurs invendus de textile, qui devront être donnés ou recyclés. Autant s’y mettre dès maintenant donc, même si l’upcycling reste une goutte d’eau dans l’océan de la surproduction et une part réduite dans les revenus de la créatrice. « La collaboration avec les Galeries paie mes couturières. La majorité de mes revenus vient de mon travail de community manager et de consultante pour différentes marques. »

Autour d’elle, on applaudit sa détermination. Parmi ses rares défauts, sa sœur pointe « son manque de recul, même si elle s’améliore là-dessus ». Son ancienne directrice lui prédit une belle carrière d’influenceuse. Au-delà de la marque, Rusmin est aussi un média, avec lequel elle espère créer une prise de conscience. Sur sa chaîne YouTube, elle publie des tutos pédagogiques pour upcycler ses vêtements, des présentations de ses trouvailles en friperie, ou encore ses réflexions sur les désastres de la fast fashion

Sur Instagram (@­rubipigeon), elle est suivie par 41 000 personnes. Elle ne se prend pas la tête (rasée) pour autant, ne cache ni ses boutons ni son bordel chez elle. « Dans le monde digital, je vois trop de personnalités formatées, qui ne sont là que pour prendre des abonnés, se félicite sa mère. Elle arrive à valoriser l’upcycling de manière créative et tente d’aller plus loin dans la réflexion tout en restant naturelle et spontanée. » Depuis juillet, Rubi propose des cours de couture pour les débutant·es, une fois par mois, dans un atelier. « Je couds depuis l’âge de 15 ans, j’ai envie de transmettre. Mais bon, je sais que tout le monde n’a pas le temps de se faire une robe avec des rideaux ! » 

RUSMIN sur YouTube @rubipigeon, @rusmin.fr sur Instagram.

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