Causette 147 106 HD web e1695726457827
Sophie Binet et Monique Pinçon-Charlot © Manuel Braun pour Causette

Sophie Binet et Monique Pinçon-​Charlot : "La lutte, c'est notre dignité"

C’est un dia­logue fruc­tueux entre deux géné­ra­tions de femmes de gauche. D’un côté, Monique Pinçon-​Charlot, 77 ans, socio­logue des nanti·es ayant inlas­sa­ble­ment arpen­té les beaux quar­tiers et les cercles de pou­voir. De l’autre, Sophie Binet, 41 ans, syn­di­ca­liste émé­rite fraî­che­ment nom­mée à la tête de la CGT en mars der­nier. Chacune a bat­tu le pavé contre la réforme des retraites : la pre­mière en a tiré un court essai qui sort ces jours-​ci, Le Méprisant de la République, pre­mier texte qu’elle a écrit seule depuis la mort, en sep­tembre 2022, de son époux et binôme de tra­vail, Michel Pinçon. La seconde s’y est fait remar­quer, avec la lourde tâche de suc­cé­der à Philippe Martinez et de tenir tête à un gou­ver­ne­ment qui fait la sourde oreille. Ensemble, elles reviennent pour Causette sur une année riche en mobi­li­sa­tions sociales, sur le mépris pré­si­den­tiel et les com­bats de la rentrée.

Causette : Vous vous connais­sez, toutes les deux ?
Sophie Binet : J’ai connu Monique avant qu’elle me connaisse. J’avais lu ses livres et, en 2011, je suis allée voir sa confé­rence, à côté de mon lycée – j’étais conseillère prin­ci­pale d’éducation au Blanc-​Mesnil [Seine-​Saint-​Denis, ndlr], en lycée pro­fes­sion­nel. Ensuite, on s’est revues récem­ment à QG [le média créé par la jour­na­liste Aude Lancelin].
Monique Pinçon-​Charlot : J’ai donc ren­con­tré Sophie début mars, peu de temps avant sa nomi­na­tion. Je ne la connais­sais que par ses écrits, avec notam­ment sa super rubrique dans L’Humanité Magazine, que j’appréciais beau­coup ! À la fin de l’émission de QG, je lui ai deman­dé ses coor­don­nées tant j’avais envie de res­ter en contact avec elle.

Sophie, com­ment allez-​vous depuis votre arri­vée à la tête de la CGT ?
S. B. : En fait, je ne réa­lise pas encore vrai­ment. Les choses ont bas­cu­lé du tout au tout. Maintenant, les gens me recon­naissent dans la rue. J’ai beau­coup de mes­sages très sym­pas, mais aus­si quelques nou­veaux pro­blèmes, comme des menaces de fous et de fachos sur les réseaux sociaux. Et je ne suis plus ano­nyme. Ce qui a chan­gé, aus­si, c’est que ma parole n’a plus le même sta­tut, parce que je suis por­teuse de celle de la CGT, de tous les syn­di­qués et de tout le monde du travail.

Causette 147 132 HD web
Sophie Binet © Manuel Braun pour Causette

Monique, vous publiez votre pre­mier livre écrit seule…

M. P.-C. : Ce n’est pas si simple de se retrou­ver seule à écrire un livre se situant dans la droite ligne de tout ce que j’ai fait avec Michel [Pinçon]. Mais il est vrai que notre socio­lo­gie de la classe domi­nante – j’ai plu­tôt envie aujourd’hui de par­ler d’oligarchie – est d’une actua­li­té tou­jours plus brû­lante. Le mou­ve­ment contre la réforme des retraites a été incroyable, inédit, stu­pé­fiant. C’est pour cela que je m’y suis enga­gée dès la pre­mière mani­fes­ta­tion en tenant un jour­nal, qui s’est trans­for­mé en un petit livre sur la pro­po­si­tion de Marianne Théry, direc­trice des édi­tions Textuel. J’y arti­cule la vio­lence de classe liée au capi­ta­lisme avec les petites phrases dédai­gneuses d’Emmanuel Macron, qui rajoutent de l’humiliation et de l’écrasement. Cette ampu­ta­tion de l’avenir qu’est le recul de deux ans de l’âge du départ à la retraite est à mettre en rela­tion avec un futur com­pro­mis par le dérè­gle­ment cli­ma­tique et les inéga­li­tés sociales dans le rap­port à la mort. Les ouvriers ont une espé­rance de vie bien moindre que celle des cadres. La construc­tion sociale de dynas­ties fami­liales dans la noblesse et la grande bour­geoi­sie garan­tit, quant à elle, une forme d’immortalité sym­bo­lique. C’est-à-dire la conti­nui­té dynas­tique au-​delà de la mort phy­sique. C’est donc l’immortalité, l’impunité et l’immunité pour les puis­sants ; l’insécurité, la pré­ca­ri­té et la pau­vre­té pour les autres.

"L'autoritarisme gou­ver­ne­men­tal donne le ton : il y a une radi­ca­li­sa­tion du pou­voir, qui fait écho à une radi­ca­li­sa­tion patronale”

Sophie Binet, secré­taire géné­rale de la CGT


Sophie, en 2006, vous por­tiez la bataille contre le CPE, qui s’était avé­rée gagnante. Pourquoi la mobi­li­sa­tion contre la réforme des retraites a‑t-​elle échoué ?
S. B. : En 2006, ce qui a fait la force du mou­ve­ment, c’est la grève recon­duc­tible dans les uni­ver­si­tés, les lycées et la conver­gence avec les sala­riés. Cette année, la jeu­nesse était un peu là, mais beau­coup moins qu’en 2006 et pas de façon aus­si orga­ni­sée. Il n’y a pas eu de grandes grèves dans les uni­ver­si­tés et les lycées. Ça, c’est un point majeur. Le deuxième, c’est qu’on n’a pas réus­si, après le 7 mars, à faire bas­cu­ler suf­fi­sam­ment de sec­teurs en grève recon­duc­tible. Parce que 40 % des sala­riés du pri­vé sont dans des entre­prises où il n’y a pas de syn­di­cats : pour eux, faire grève une jour­née, c’est qua­si­ment mis­sion impos­sible. Alors bas­cu­ler en grève recon­duc­tible, c’est inac­ces­sible. Pour avoir la capa­ci­té de bas­cu­ler en grève recon­duc­tible – qui implique un niveau d’affrontement assez éle­vé avec l’employeur –, il faut qu’au préa­lable les syn­di­cats soient suf­fi­sam­ment forts. Donc, pour moi, la leçon numé­ro un, c’est qu’il n’y a pas assez de syn­di­qués en France et trop d’endroits sans syndicats.

Le taux de syn­di­ca­li­sa­tion en France reste his­to­ri­que­ment bas (10,1 % en 2019, contre 23 % en Europe). Pourquoi ce désamour ?

S. B. : Ce n’est pas du tout un désa­mour ! D’ailleurs, nos cama­rades euro­péens sont hyper impres­sion­nés parce qu’on arrive à faire en France et ils sont aus­si très éton­nés qu’on n’ait pas gagné cette bataille. Alors, pour­quoi est-​ce qu’on n’a pas leur niveau de syn­di­ca­li­sa­tion ? Parce que le modèle n’est pas le même. Dans les pays nor­diques, notam­ment, on est sur un syn­di­ca­lisme de ser­vice : quand on se syn­dique, on a des droits et des pos­si­bi­li­tés sup­plé­men­taires. En France, les droits que nous négo­cions béné­fi­cient à tous les sala­riés. On est sur une syn­di­ca­li­sa­tion de convic­tion. Parce qu’en France, se syn­di­quer, ça amène plu­tôt des ennuis : dans beau­coup d’entreprises, c’est un fac­teur de frein sur la car­rière. Notre taux de syn­di­ca­li­sa­tion est lié à cette dis­cri­mi­na­tion syn­di­cale très forte et contre laquelle les pou­voirs publics ne font rien. Au contraire, l’autoritarisme gou­ver­ne­men­tal donne le ton : il y a une radi­ca­li­sa­tion du pou­voir, qui fait écho à une radi­ca­li­sa­tion patro­nale. On l’a vu lors du conflit à Vertbaudet [du 20 mars au 2 juin] : nor­ma­le­ment, une grève comme celle-​là est vic­to­rieuse au bout d’une semaine. Là, il a fal­lu plus de deux mois de mobilisation.

Monique, dans votre livre, vous faites un paral­lèle entre le réfé­ren­dum de 2005 sur le pro­jet de trai­té consti­tu­tion­nel euro­péen (reje­té par plus de 54 % des votant·es, mais néan­moins rati­fié) et la réforme des retraites. Quelles seront les consé­quences de ce nou­veau pas­sage en force sur notre vie démo­cra­tique ?
M. P.-C. : Les consé­quences sont déjà là. De fait, la démo­cra­tie a été bafouée de façon sys­té­ma­tique. La Constitution de 1958 a été ins­tru­men­ta­li­sée par dif­fé­rents articles, dont le 49–3, pour que le pré­sident de la République fasse pas­ser une réforme mas­si­ve­ment reje­tée par le peuple. La démo­cra­tie devient de plus en plus incom­pa­tible avec la vio­lence de la finan­cia­ri­sa­tion du capi­ta­lisme qui touche aujourd’hui tous les sec­teurs, y com­pris tous ceux qui relèvent du bien com­mun : l’eau, le gaz ou l’électricité par exemple. C’est d’ailleurs pour­quoi on ne peut pas par­ler d’anthropocène [soit notre époque géo­lo­gique, où les acti­vi­tés humaines bou­le­versent les éco­sys­tèmes], mais de capi­ta­lo­cène [où le sys­tème capi­ta­liste est res­pon­sable de ces mêmes bou­le­ver­se­ments]. Sous cou­vert de tran­si­tion éco­lo­gique, le capi­ta­lisme est en train de se recom­po­ser, avec le cumul des extrac­tions fos­siles et de nou­veaux débou­chés rele­vant d’un « capi­ta­lisme vert ». Alors qu’Emmanuel Macron était arri­vé à se faire élire pré­sident de la République en 2017, sur le slo­gan « ni de droite ni de gauche », avec plein de pro­messes d’aller de l’avant et de révo­lu­tion­ner le pays… Mais beau­coup d’électeurs n’avaient pas ima­gi­né une pré­si­dence aus­si favo­rable aux plus riches et aus­si régres­sive sur le plan démocratique.

"Emmanuel Macron est aujourd’hui à l’Élysée le repré­sen­tant par­fait de l’oligarchie"

Monique Pinçon-​Charlot, sociologue

S. B. : Tout à fait. Au plan euro­péen, il n’y a aucun pays démo­cra­tique où un pré­sident peut faire ce qu’a fait Macron avec les retraites. Ce qui fait qu’il ne recule pas, c’est une vision très cynique des choses, car il sait qu’il ne peut pas se repré­sen­ter. La deuxième chose sur laquelle il s’appuie pour pas­ser en force, c’est la Ve République [qui, depuis 1958, a ren­for­cé le pou­voir exé­cu­tif]. Et la troi­sième, c’est le niveau de l’extrême droite : Macron sait qu’on est blo­qués parce qu’il y a une tri­par­ti­tion de la vie poli­tique fran­çaise entre lui, la gauche et l’extrême droite. C’est pour ça qu’il ali­mente cyni­que­ment l’extrême droite : parce qu’il sait que ça le pro­tège d’une alter­na­tive poli­tique de gauche.

Quelles vont être les consé­quences sur le corps social ?
S. B. : Je n’ai pas de boule de cris­tal… Ce qui est sûr, c’est que la colère est très forte. La luci­di­té dans la popu­la­tion aus­si. D’où ce niveau de mobi­li­sa­tion. Le pro­blème quand il y a un pas­sage en force et du mépris, c’est que ça ins­talle l’idée que la mobi­li­sa­tion paci­fique ne sert à rien. Et ça, c’est très dan­ge­reux. D’ailleurs, je pense que ce qu’il s’est pas­sé [après la mort du jeune Nahel le 27 juin] dans les quar­tiers popu­laires n’y est pas com­plè­te­ment étran­ger. Il y a quand même l’idée que si on ne brûle pas des voi­tures, on n’est pas enten­du. Même si on voit bien que les vio­lences sont une impasse, puisque la réponse est uni­que­ment sécuritaire.

Monique, de votre livre sur Nicolas Sarkozy (Le Président des riches, 2010) à celui sur Emmanuel Macron (Le Président des ultra-​riches, 2019), qu’est-ce qui a changé ?

M. P.-C. : On est pas­sé un cran au-​dessus, que ce soit dans les petites phrases ou les cadeaux aux plus riches. La vio­lence de classe s’est aggra­vée. Emmanuel Macron, ancien ins­pec­teur des Finances deve­nu associé-​gérant à la banque Rothschild, est aujourd’hui à l’Élysée le repré­sen­tant par­fait de l’oligarchie. Son gou­ver­ne­ment [avant rema­nie­ment] com­prend 19 mil­lion­naires, dont la Première ministre. Et à l’Assemblée natio­nale, il y a beau­coup de cadres supé­rieurs et des pro­fes­sions intel­lec­tuelles [72 % des député·es], qui ne repré­sentent que 22 % de la popu­la­tion active. Alors, quand il dit qu’il a été élu par le peuple, les socio­logues lui rap­pellent la réa­li­té des chiffres.

Causette 147 182 HD web
Monique Pinçon-​Charlot © Manuel Braun pour Causette

S. B. : Mais d’ailleurs, les patrons le savent très bien. En réunion, Geoffroy Roux de Bézieux [ex-​président du Medef] nous a dit tex­to : « Aujourd’hui, on a un gou­ver­ne­ment pro-​business et pro-​patronat, donc nous ne vou­lons pas négo­cier avec vous, parce que le gou­ver­ne­ment fait les choses pour nous. » C’est de noto­rié­té publique.

Monique, votre livre parle du " mépri­sant" de la République. Est-​ce un constat que vous par­ta­gez, Sophie ?
S. B. : On l’a sen­ti très for­te­ment. Sa pra­tique du pou­voir, ce n’est que l’exercice du mépris : pen­dant toute la mobi­li­sa­tion, il fai­sait le tour du monde dans son Falcon, il n’était jamais là ! On a pas­sé notre temps à ouvrir des portes de sor­tie du conflit et à chaque fois, il nous les a cla­quées au visage. Lorsque les syn­di­cats ont deman­dé à être reçus, début mars, il n’a même pas vou­lu nous par­ler. Mais le fruit de cette mobi­li­sa­tion, c’est que Macron n’a plus ni majo­ri­té sociale ni majo­ri­té poli­tique. Rarement un gou­ver­ne­ment aura été aus­si mino­ri­taire, alors qu’il lui reste quatre ans de man­dat. C’est une éter­ni­té. Et sur­tout, il n’a plus de majo­ri­té poli­tique. Le gou­ver­ne­ment ne sait pas com­ment faire voter ses pro­po­si­tions de loi. C’est un élé­ment qu’on va clai­re­ment uti­li­ser dans le rap­port de force. La bataille des retraites n’est pas finie !

Comment trou­ver la force pour lut­ter, quand on voit que le néo-​libéralisme s’impose par­tout et que nos acquis sociaux sont sans cesse rabo­tés ?
M. P.-C. : Je dirais que c’est la vie, c’est notre digni­té, notre com­bat. Moi, j’ai la bagarre joyeuse, cor­ro­sive. Même dans la peur – parce que ça canar­dait beau­coup dans les manifs des retraites, c’était quand même assez violent. J’ai pleu­ré de peur et de joie en même temps. Je suis heu­reuse, même à mon âge, de conti­nuer à me battre.
S. B. : D’un point de vue indi­vi­duel, je consi­dère que je n’ai pas le choix. C’est ce qui per­met aus­si, d’ailleurs, de sor­tir de l’écoanxiété – j’avoue que si je ne lutte pas, je tombe com­plè­te­ment dans la déprime. C’est parce qu’on agit ensemble qu’on se donne les moyens de chan­ger la donne. Avec Vertbaudet, jusqu’au bout, on a cru que ça n’allait pas mar­cher. Finalement c’est une très belle vic­toire et les cama­rades de Vertbaudet sont deve­nues les héroïnes de la lutte. Ce que j’aime, c’est que dans toute situa­tion quo­ti­dienne, les choses peuvent bas­cu­ler d’un côté ou de l’autre.

Sophie, on a repro­ché à la CGT son manque de démo­cra­tie interne et de repré­sen­ta­ti­vi­té. Comment comptez-​vous la faire évo­luer ? Est-​ce que le syn­di­ca­lisme, c’est un truc de vieux ?
S. B. : Le syn­di­ca­lisme, ce n’est pas un truc de vieux puisque c’est un truc pour écrire et orga­ni­ser notre ave­nir. C’est se dire : « Comment je prends en main mon quo­ti­dien et, avec mes col­lègues, com­ment je m’organise pour me faire res­pec­ter face à mon patron ? » Ce sont les syn­di­qués qui décident de s’organiser comme ils le sou­haitent. Après, pour faire venir plus de jeunes, on a semé des graines lors du mou­ve­ment contre la réforme des retraites. Au moins 100 000 per­sonnes ont fait le choix de se syn­di­quer depuis le début de la mobi­li­sa­tion [dont 40 000 à la CGT]. Pour nous, ce sont des pépites d’or. En plus, on sait qu’elles viennent pour mili­ter, pour agir. Donc on doit les accueillir comme il se doit. Il faut qu’on soit tou­jours plus nom­breux à se syn­di­quer pour aug­men­ter le rap­port de force dans la durée et sur­tout au quo­ti­dien. Quand on se syn­dique, on voit le résul­tat direc­te­ment : les entre­prises où l’on obtient le plus d’augmentations de salaire sont celles où il y a le plus de syn­di­qués. C’est aus­si se don­ner les moyens de reprendre la main sur le sens de son tra­vail : avoir du temps libé­ré à 60 ans, un tra­vail qui ait un sens… Ça, ce sont les suites de la crise sani­taire. Et ça fait aus­si par­tie des graines semées durant la mobilisation.

Sophie, en juin, on vous a repro­ché d’avoir sou­te­nu sur Twitter un cama­rade de la CGT accu­sé d’avoir tenu des pro­pos anti­sé­mites envers Éric Zemmour. Selon ses sou­tiens, le mili­tant CGT lui aurait lan­cé : « Tu prends le train pour Auschwitz ? » Ce dont se défend le mili­tant CGT, qui avait pos­té un mes­sage sur Facebook, depuis sup­pri­mé : « Zemmour est dans mon train… Je véri­fie si le train va bien à Limoges… Peur qu’il aille en Pologne… ». De votre côté, Monique, vous avez été cri­ti­quée, en 2020, pour vos pro­pos dans le docu­men­taire conspi­ra­tion­niste Hold-​up, au sujet de l’« holo­causte cli­ma­tique » – pro­pos sur les­quels vous êtes depuis reve­nue. L’une et l’autre, comprenez-​vous ces critiques ?

Causette 147 118 HD web
Sophie Binet et Monique Pinçon-​Charlot © Manuel Braun pour Causette

S. B. : J’ai publié très vite un tweet parce que ce mili­tant a des pro­blèmes de san­té et qu’il fal­lait le faire sor­tir de garde à vue. Sur le moment, je n’avais pas tous les élé­ments, je ne savais pas qu’il avait publié ce mes­sage sur les réseaux sociaux, qui était tout à fait inap­pro­prié mais vou­lait dénon­cer, jus­te­ment, les posi­tions néga­tion­nistes d’Éric Zemmour. Or on a face à nous une stra­té­gie de l’extrême droite, en par­ti­cu­lier celle d’Éric Zemmour, qui repose sur trois choses. D’abord, faire du buzz – parce que pour l’instant, il est à 5 % dans les son­dages. Ensuite, inver­ser les choses et se vic­ti­mi­ser, alors que c’est lui qui a été condam­né quatre fois pour inci­ta­tion à la haine raciale. Enfin, jeter de l’huile sur le feu : mettre en place des menaces et un har­cè­le­ment extrê­me­ment violent contre les mili­tants, via la facho­sphère, sur Internet. J’ai pu le consta­ter, dès ma prise de res­pon­sa­bi­li­tés : dès que je fais un tweet, je reçois des trucs hor­ribles. Là, c’est mon­té d’un cran. On le res­sent aus­si phy­si­que­ment avec des mili­tantes de la CGT qui ont fait l’objet de vio­lences phy­siques. Maintenant, Éric Zemmour a por­té plainte contre ce syn­di­ca­liste, il y a une pro­cé­dure et la jus­tice tran­che­ra. Donc je ne vais pas m’excuser de quoi que ce soit, parce que de toute façon, ça sera ins­tru­men­ta­li­sé par Éric Zemmour.

M. P.-C. : Je dois dire que moi, je n’avais pas beau­coup d’excuses. C’était pen­dant le Covid, j’étais dans un état de grande soli­tude. Je n’aurais jamais dû accep­ter cette invi­ta­tion. Je suis tom­bée dans un piège, j’ai été ins­tru­men­ta­li­sée. Et j’ai aggra­vé mon cas en employant des termes que je n’aurais pas dû employer. Je m’en suis excu­sée, mais ça n’a pas été suf­fi­sant. Et je l’ai payé très cher. Mais ça m’a aus­si per­mis de sor­tir de cette des­cente aux enfers. Depuis, je suis beau­coup plus atten­tive : quand je sens que ma colère monte trop fort, y com­pris pour de justes rai­sons, je fais atten­tion à gar­der un lan­gage maî­tri­sé et à uti­li­ser les bons mots pour dési­gner les vilains maux.

Sophie, au-​delà de votre arri­vée à la tête de la CGT, on a vu Marylise Léon prendre la direc­tion de la CFDT, Marine Tondelier est aujourd’hui secré­taire natio­nale d’EELV, plu­sieurs figures mili­tantes éco­los sont aus­si des femmes… Peut-​on par­ler d’une fémi­ni­sa­tion de la gauche ? Et si oui, qu’est-ce que ça change ?
S. B. : Ce n’est pas arri­vé par hasard à la CGT : c’est le long com­bat de toutes mes pré­dé­ces­seuses qui fait que le fémi­nisme de la CGT s’est ancré. Ça n’arrive pas par hasard non plus dans la socié­té. Et ça peut chan­ger beau­coup de choses comme ça peut ne rien chan­ger. C’est impor­tant d’avoir des femmes dans les direc­tions, mais des femmes fémi­nistes. Moi, je l’ai tout de suite dit : « Je ne veux pas être l’arbre qui cache la forêt. » Parce que si c’est juste pour mettre une femme au som­met et puis conti­nuer comme avant, c’est presque pire. L’enjeu, c’est de pou­voir avoir une impul­sion fémi­niste à tous les niveaux.

Comment êtes-​vous venues au fémi­nisme ?
M. P.-C. : Je ne me suis jamais tel­le­ment reven­di­quée fémi­niste… Je ne sais pas pour­quoi. En fait, je n’avais pas les lunettes pour com­prendre ce qui m’arrivait lorsque j’étais jeune fille : j’ai gran­di en Lozère et je n’avais accès à aucun savoir, aucun musée, ciné­ma… Je pen­sais que tout ce qui m’arrivait était natu­rel : il y avait des hommes, des femmes, ce n’était pas le même sta­tut, mais voi­là, c’était inchan­geable. Et c’est seule­ment à 17 ans, lorsque mon père a été muté à Lille, que je me suis retrou­vée avec une pro­fes­seure de phi­lo­so­phie qui nous a par­lé de Jean-​Paul Sartre, de Simone de Beauvoir et de Hegel, du rap­port du maître et de l’esclave. Là, j’ai com­pris que je pou­vais avoir accès à une réflexion sur ma vie. Je me suis éveillée sur le plan intel­lec­tuel, même si mon sta­tut de femme n’a pas été mis en avant, ni dans mes écrits ni sur le plan per­son­nel, les inéga­li­tés de classe ayant de fait tou­jours pris le dessus.

S. B. : En ce qui me concerne, ma mère était fémi­niste et m’a don­né une édu­ca­tion fémi­niste. On est trois filles : elle a essayé de nous édu­quer un maxi­mum comme des gar­çons, et même en niant notre fémi­ni­té. Je n’avais que des tee-​shirts super larges et pour moi, ça a été com­pli­qué, parce que j’étais une extra­ter­restre au col­lège. C’était une façon pour elle de nous pro­té­ger des vio­lences sexuelles dont elle avait été vic­time. Mais je ne me défi­nis­sais pas comme fémi­niste : ma géné­ra­tion, c’est celle du creux de la vague [au début des années 2000]. Je ne com­pre­nais pas pour­quoi il fal­lait une loi pour la pari­té. Pour moi, le fémi­nisme c’était le com­bat de ma mère, du pas­sé. J’avais plu­tôt envie de me socia­li­ser avec les hommes, parce que les trucs de « pleu­reuses », ça ne m’intéressait pas. C’est en arri­vant à la CGT que j’ai ren­con­tré mes cama­rades fémi­nistes qui m’ont trans­mis le fémi­nisme de classe que je porte aujourd’hui.

Quels sont les gros dos­siers de votre ren­trée ?
S. B. : Une grosse négo­cia­tion s’ouvre sur la ques­tion des retraites com­plé­men­taires, qui concernent les sala­riés du pri­vé. À l’automne, il y a aus­si le pro­jet de loi de finan­ce­ment de la Sécurité sociale. Des dépu­tés vont dépo­ser des amen­de­ments pour abro­ger la réforme des retraites. On va se battre. Enfin, le 13 octobre est une grosse jour­née d’action, donc il faut que tout le monde soit dans la rue !
M. P.-C. : Depuis 2016, je tra­vaille sur le dérè­gle­ment cli­ma­tique du point de vue de l’oligarchie : de quelles infor­ma­tions les domi­nants disposent-​ils ? Depuis quand ? Quelles sont leurs stra­té­gies pour faire face à ces menaces sur l’habitabilité de la pla­nète ou pour tuer la cri­tique sociale dans l’œuf ? Et puis, sur­tout, main­te­nant que je suis seule, j’accepte plus faci­le­ment les invi­ta­tions pour trans­mettre les résul­tats de nos recherches sur l’aristocratie de l’argent.

Vous êtes arrivé.e à la fin de la page, c’est que Causette vous passionne !

Aidez nous à accom­pa­gner les com­bats qui vous animent, en fai­sant un don pour que nous conti­nuions une presse libre et indépendante.

Faites un don
Partager

Cet article vous a plu ? Et si vous vous abonniez ?

Chaque jour, nous explorons l’actualité pour vous apporter des expertises et des clés d’analyse. Notre mission est de vous proposer une information de qualité, engagée sur les sujets qui vous tiennent à cœur (féminismes, droits des femmes, justice sociale, écologie...), dans des formats multiples : reportages inédits, enquêtes exclusives, témoignages percutants, débats d’idées… 
Pour profiter de l’intégralité de nos contenus et faire vivre la presse engagée, abonnez-vous dès maintenant !  

 

Une autre manière de nous soutenir…. le don !

Afin de continuer à vous offrir un journalisme indépendant et de qualité, votre soutien financier nous permet de continuer à enquêter, à démêler et à interroger.
C’est aussi une grande aide pour le développement de notre transition digitale.
Chaque contribution, qu'elle soit grande ou petite, est précieuse. Vous pouvez soutenir Causette.fr en donnant à partir de 1 € .

Articles liés