C’est un dialogue fructueux entre deux générations de femmes de gauche. D’un côté, Monique Pinçon-Charlot, 77 ans, sociologue des nanti·es ayant inlassablement arpenté les beaux quartiers et les cercles de pouvoir. De l’autre, Sophie Binet, 41 ans, syndicaliste émérite fraîchement nommée à la tête de la CGT en mars dernier. Chacune a battu le pavé contre la réforme des retraites : la première en a tiré un court essai qui sort ces jours-ci, Le Méprisant de la République, premier texte qu’elle a écrit seule depuis la mort, en septembre 2022, de son époux et binôme de travail, Michel Pinçon. La seconde s’y est fait remarquer, avec la lourde tâche de succéder à Philippe Martinez et de tenir tête à un gouvernement qui fait la sourde oreille. Ensemble, elles reviennent pour Causette sur une année riche en mobilisations sociales, sur le mépris présidentiel et les combats de la rentrée.
Causette : Vous vous connaissez, toutes les deux ?
Sophie Binet : J’ai connu Monique avant qu’elle me connaisse. J’avais lu ses livres et, en 2011, je suis allée voir sa conférence, à côté de mon lycée – j’étais conseillère principale d’éducation au Blanc-Mesnil [Seine-Saint-Denis, ndlr], en lycée professionnel. Ensuite, on s’est revues récemment à QG [le média créé par la journaliste Aude Lancelin].
Monique Pinçon-Charlot : J’ai donc rencontré Sophie début mars, peu de temps avant sa nomination. Je ne la connaissais que par ses écrits, avec notamment sa super rubrique dans L’Humanité Magazine, que j’appréciais beaucoup ! À la fin de l’émission de QG, je lui ai demandé ses coordonnées tant j’avais envie de rester en contact avec elle.
Sophie, comment allez-vous depuis votre arrivée à la tête de la CGT ?
S. B. : En fait, je ne réalise pas encore vraiment. Les choses ont basculé du tout au tout. Maintenant, les gens me reconnaissent dans la rue. J’ai beaucoup de messages très sympas, mais aussi quelques nouveaux problèmes, comme des menaces de fous et de fachos sur les réseaux sociaux. Et je ne suis plus anonyme. Ce qui a changé, aussi, c’est que ma parole n’a plus le même statut, parce que je suis porteuse de celle de la CGT, de tous les syndiqués et de tout le monde du travail.
Monique, vous publiez votre premier livre écrit seule…
M. P.-C. : Ce n’est pas si simple de se retrouver seule à écrire un livre se situant dans la droite ligne de tout ce que j’ai fait avec Michel [Pinçon]. Mais il est vrai que notre sociologie de la classe dominante – j’ai plutôt envie aujourd’hui de parler d’oligarchie – est d’une actualité toujours plus brûlante. Le mouvement contre la réforme des retraites a été incroyable, inédit, stupéfiant. C’est pour cela que je m’y suis engagée dès la première manifestation en tenant un journal, qui s’est transformé en un petit livre sur la proposition de Marianne Théry, directrice des éditions Textuel. J’y articule la violence de classe liée au capitalisme avec les petites phrases dédaigneuses d’Emmanuel Macron, qui rajoutent de l’humiliation et de l’écrasement. Cette amputation de l’avenir qu’est le recul de deux ans de l’âge du départ à la retraite est à mettre en relation avec un futur compromis par le dérèglement climatique et les inégalités sociales dans le rapport à la mort. Les ouvriers ont une espérance de vie bien moindre que celle des cadres. La construction sociale de dynasties familiales dans la noblesse et la grande bourgeoisie garantit, quant à elle, une forme d’immortalité symbolique. C’est-à-dire la continuité dynastique au-delà de la mort physique. C’est donc l’immortalité, l’impunité et l’immunité pour les puissants ; l’insécurité, la précarité et la pauvreté pour les autres.
"L'autoritarisme gouvernemental donne le ton : il y a une radicalisation du pouvoir, qui fait écho à une radicalisation patronale”
Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT
Sophie, en 2006, vous portiez la bataille contre le CPE, qui s’était avérée gagnante. Pourquoi la mobilisation contre la réforme des[…]