Salima Tenfiche : « Le terme “beu­rette” montre que le corps des femmes arabes est le der­nier ter­ri­toire de conquête coloniale »

C’est un cliché sexiste et raciste, numéro un des recherches sur les sites porno en France. Le terme « beurette » en dit long sur l’imaginaire postcolonial français. C’est ce qu’ont voulu sonder la doctorante en études cinématographiques Salima Tenfiche et Sarah Diffalah, journaliste à L’Obs, dans Beurettes, un fantasme français. Une enquête emplie de témoignages sur le poids de cette insulte dans la vie des femmes d’origine maghrébine, à paraître le 6 mai chez Seuil. Interview.

Salima Tenfiche © Hermance Triay
Salima Tenfiche © Hermance Triay

Causette : « Notre pays est le seul d’Europe occidentale à placer en tête des occurrences porno une catégorie raciale », écrivez-vous, avec Sarah Diffalah, dans votre livre. Que dit le stéréotype de la « beurette » de notre société ? 
Salima Tenfiche : Ça a été la plus grande surprise au début de notre enquête. On en était restées à l’idée que « beurette » était l’évolution du terme « beur ». On n’avait jamais vraiment entendu ce terme à l’oral, sauf dans la bouche des parents de nos amis, des baby-boomers, en tant que féminin de « beur ». Quand on a commencé à en parler autour de nous, à des gens qui ne sont pas d’origine maghrébine, on s’est rendu compte que « beurette » était passé dans le langage argotique, du côté de l’insulte, et qu’il était lié au porno. Notre enquête tente de montrer que c’est lié à l’héritage colonial. Que le corps de « la femme arabe » est en quelque sorte le dernier territoire de conquête, comme le dit l’historien Pascal Blanchard. Il est représenté comme inaccessible, caché, ou alors hypersexualisé.

Tout le monde n’emploie pas le mot « beurette » et, pourtant, tout le monde connaît le terme et voit très bien à quels clichés il renvoie. Comment cette image a-t-elle pu se diffuser ?
S. T. : Cela vient de la culture populaire et notamment du cinéma colonial. Dans le film La Bataille d’Alger [de Gillo Pontecorvo, sorti en 1966, ndlr], on voit des silhouettes floues qui circulent, totalement inaccessibles… C’est le cliché de la femme mystérieuse et discrète. Mais le cinéma colonial présente aussi son opposé : des femmes hyper sexualisées, type danseuses orientales, femmes lascives, offertes au spectateur… On le voit dans les tableaux de Delacroix et tout le mouvement orientaliste. Pascal Blanchard explique que ces imaginaires restent actifs parce qu’on n’a pas assez travaillé notre mémoire collective. Cela a abouti à l’existence de deux stéréotypes, aux antipodes l’un de l’autre : la « beurette » d’un côté, et la femme musulmane voilée, discrète de l’autre. Notre enquête tente de montrer qu’entre ces deux figures il y a mille profils. Nous avons interrogé une trentaine de femmes pour raconter leur vécu face à ces clichés.

Quel effet ces clichés ont-ils sur les femmes concernées ? 
S. T. : Les femmes que l’on a interrogées ne correspondent pas à ces stéréotypes, mais on retrouve chez elles des questionnements communs, associés à l’histoire de la « beurette ». C’est ce que l’on a appelé, avec Sarah Difallah, la « charge sociale postcoloniale ». Il s’agit d’un sentiment de malaise que nous-mêmes, en tant qu’autrices, avions identifié et ressenti dans nos vies personnelles. C’est même ce qui a déterminé notre projet. Sarah Diffalah [coautrice de l’ouvrage] est une amie d’enfance. À 34-35 ans, en discutant lors d’une soirée, on s’est rendu compte qu’on n’avait jamais discuté du fait d’être issues de l’immigration maghrébine. Comme s’il y avait une gêne. Découvrir que ce sentiment de malaise nous était commun est la genèse de cette enquête. Les interviews avec les femmes dont on relaie les témoignages nous ont confirmé que nous n’étions pas les seules à ressentir ça. En tant que femmes d’origine maghrébine, on est obligées de prendre sur nous pour éviter des conflits ou des tensions associés à nos origines.

Est-ce ce que vous appelez la « suradaptation » ? 
S. T. : Cette idée désigne en effet le fait, pour les personnes d’origine maghrébine, d’éviter des situations de conformation : désamorcer des situations racistes en rigolant par exemple, pour éviter toute situation désagréable. Il y a aussi un autre aspect : le déni de soi. La volonté de faire disparaître son identité dans l’espace public. Certaines femmes féministes racisées le désignent sous le terme « blanchiment ». On peut le voir à travers des femmes d’origine maghrébine aux cheveux bouclés qui se lissent les cheveux, qui jouent sur l’ambiguïté d’être d’origine espagnole ou méditerranéenne, laissant là entendre que le fait d’être enfant d’immigrés maghrébins est disqualifiant…. L’une des femmes que l’on a interviewées raconte aussi qu’elle a refusé de dire à son travail qu’elle était musulmane. Elle a beau avoir un poste très haut placé, elle invente des stratagèmes pour éviter que ses collègues se rendent compte qu’elle jeûne pendant le ramadan, alors qu’il n’y a aucun risque de licenciement. Voilà un exemple d’invisibilisation de sa religion pour, une fois de plus, éviter les conflits. 

Plusieurs des femmes que vous avez interrogées racontent qu’en matière de couple elles « recherchent leur antithèse : le blond aux yeux bleus », pour citer Sophia. Y voyez-vous, là aussi, une volonté d’invisibilisation de soi ?
S. T. : On a simplement voulu mettre en avant le fait que ça ne devait pas être un impératif. Ce modèle renvoie encore une fois aux représentations du cinéma colonial : il y a toujours un héros de métropole qui vient pacifier les colonies en sauvant une femme de la tradition patriarcale maghrébine. Cette mythologie consiste à justifier l’idée que la femme maghrébine serait victime de l’homme maghrébin et que le sauveur français lui permettrait d’échapper à cette culture archaïque et sauvage. L’idéal du couple mixte relève aussi de cet imaginaire. Après, bien sûr que, dans les faits, c’est plus nuancé. Je suis moi-même avec un homme blanc qui s’appelle Jean-Baptiste. Il y a aussi tout simplement en France une plus grande probabilité de rencontrer des hommes blancs ! Mais c’est frappant de voir que même dans le cinéma contemporain cette figure du sauveur blanc est toujours réactivée. 

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Les deux autrices, Salima Tenfiche et Sarrah Diffalah © Hermance Triay

Dans quelles œuvres récentes retrouve-t-on ce modèle ? 
S. T. : Je pense au film avec Édouard Baer et Leïla Bekhti qui se passe à Bagnolet, La Lutte des classes, sorti en 2019. Elle est avocate. Lui est un rockeur-chanteur-musicien. L’enjeu du film est la carte scolaire : est-ce qu’on doit mettre nos enfants dans une école publique au risque qu’il soit confronté à la violence des banlieues ? Une comédie très sympathique en mode happy end, avec l’idée que l’enfant n’est au final pas du tout violenté dans le public. Mais le souci c’est qu’on aurait très bien pu imaginer que l’homme du couple soit noir, indien ou arabe. Eh bien non. Pour incarner la classe moyenne de banlieue qui a plutôt réussi, la femme doit être avec un Blanc, même si c’est un chanteur de rock. Sinon, en littérature on peut citer le roman d’Alice Zeniter, L’Art de perdre [Alice Zeniter a rédigé la préface de Beurettes]. Elle présente le personnage d’une femme galeriste, la trentaine, avec un mec blanc. Le roman souligne toute la complexité de cette relation et les clichés qui reviennent systématiquement.

Quel témoignage vous a le plus marquée au cours de votre enquête ?
S. T. : Les témoignages de femmes musulmanes « qui n’en ont pas l’air ». Moi-même, alors que je suis issue de l’immigration maghrébine, j’ai pris conscience de mes propres représentations « clichés », racistes et islamophobes. Pour moi, « être musulmane » voulait dire croire en Dieu et ne pas manger de porc, je n’imaginais pas que l’on pouvait appliquer tous les piliers de l’islam si on « en a pas l’air ». Je n’imaginais pas que des femmes musulmanes habillées de manière hyper branchée pouvaient faire la prière, en la rattrapant le soir ou le matin. D’où l’importance de véhiculer des images plurielles de femmes d’origine maghrébine. 

Écrire ce livre, dites-vous, vous a « apaisées ». En quoi ? 
S. T. : Ça nous a apaisées de pouvoir ENFIN parler de ces questions avec des inconnues. Certes, il existe un discours militant qui aborde ce sujet et il est le bienvenu. Mais c’est un discours de lutte, de combat. Le sentiment de honte du quotidien n’est pas facilement partageable. Ça me rappelle une anecdote. Je donne des cours de cinéma à l’université de Paris III et celle de Paris VII. À la fin de la dernière session, dédiée au cinéma du Maghreb, un étudiant a attendu que tout le monde se déconnecte du Zoom et m’a demandé s’il pouvait me parler de ses parents algériens, car les représentations du cinéma colonial lui avaient permis de comprendre certaines réactions de sa famille. Ça m’a touchée que le seul espace qu’un étudiant de 23 ans trouve pour parler de son identité de manière apaisée, sans avoir peur d’être disqualifié ou considéré comme un traître, soit avec sa prof de cinéma ! Ça m’a presque fait monter les larmes aux yeux. Alors, quand je vois que notre bouquin peut être publié dans une maison d’édition comme Seuil, quand je vois ce que fait le comité Adama, qui ouvre l’espace public à ces générations-là, ça me rend optimiste.

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Beurettes, un fantasme français
de Sarag Diffalah et Salima Tenfiche.
Seuil, 200 pages, 18 euros.

Vous concluez votre ouvrage par « disons plutôt “reubeues” ! ». Pourquoi ce terme ? On sait par exemple que c’est une revendication des militant·es noires de lutter contre les expressions type « renoi » ou « black », qui risquent de renforcer le cliché de « l’ami·e noir·e cool » et de mettre à distance une partie de leur identité. 
S. T. : Il y a une vraie difficulté dans le vocabulaire à employer. On est forcément pris au piège des étiquettes, qui ont des incidences sur la définition de soi et des autres. On s’est dit « pourquoi pas le terme “reubeues” ? » parce qu’il est employé dans les grandes villes – d’où viennent la plupart des femmes que nous avons interviewées – et qu’il est connu de toutes les classes sociales. Il vient d’« aroubi », terme que les enfants de l’immigration maghrébine utilisaient dès les années 1970, et n’a donc pas de charge raciste. À l’oral, on ne peut pas distinguer le féminin du masculin, donc il n’est pas sexiste non plus. C’est pas si mal ! Ce terme n’est pas encore entré dans le dictionnaire. On pourrait le revendiquer. J’aimerais finir en disant que le pire serait que seules les personnes concernées lisent ce livre, car tout le monde, même les personnes non rebeues, doit s’emparer de ces réflexions.

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