Profession en crise : ça roule pas fort pour les taxis

Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. De 2013 à 2018, Guillaume Lejeune, doctorant en sociologie, s’est penché sur la vie des chauffeur·euses de taxi parisien·nes pour comprendre leur métier et pour tenter de saisir les bouleversements en cours d’une profession en crise.

125 thèse taxi © Placide Babilon pour Causette
© Placide Babilon pour Causette

Causette : Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux taxis parisiens ?
Guillaume Lejeune : Mes parents sont chauffeurs de taxi, ce qui m’a donné cette idée d’étude. Et j’ai découvert que ce sujet avait très peu été abordé – il y a moins de cinq travaux sociologiques à travers le monde.

Qui choisit de devenir taxi, et pourquoi ?
G. L. : C’est un métier de reconversion, avec un âge moyen de 48 ans et une durée moyenne de pratique de douze ans. La plupart sont des hommes (97 %), généralement d’origine populaire. Pour une écrasante majorité, ce sont des personnes autour de la cinquantaine, qui avaient une certaine stabilité professionnelle et qui, à la suite d’un licenciement ou d’une fermeture de site, ne retrouvent pas de travail. Il y a aussi des plus jeunes, autour de la trentaine, qui ont enchaîné un tas de petits boulots et pour qui ce métier constitue une stabilité. Cela peut sembler paradoxal, dans la mesure où il n’y a pas de garantie de revenus et où les conditions de travail sont assez exigeantes, avec une grande amplitude horaire, mais cela traduit aussi la ­précarité de certains parcours.

Quels sont les enjeux autour de la licence professionnelle ?
G. L. : Pour exercer, les chauffeurs de taxi doivent avoir une licence professionnelle – soit la leur, soit celle de ­l’entreprise pour laquelle ils travaillent. À Paris, ces licences sont accordées par la préfecture de police, mais leur nombre est plafonné. Les artisans rachètent donc cette licence à d’autres chauffeurs, ce qui est autorisé depuis 1995. Le problème, c’est qu’elles ont beaucoup perdu en valeur quand Uber s’est développé, en 2013-2014. À ce moment-là, une licence valait environ 250 000 euros. Aujourd’hui, elle en vaut 130 000. Or cette licence était vue comme un investissement et le prix de sa revente permettait de compenser des retraites généralement peu élevées. Donc certains chauffeurs se sont retrouvés au pied du mur.

On imagine souvent le chauffeur de taxi comme étant son « propre patron ». Qu’en est-il vraiment ?
G. L. : Je me figurais que c’était un métier d’indépendants – comme c’est généralement le cas dans les secteurs ruraux, où l’on trouve beaucoup d’entreprises conjugales –, souvent avec une polyactivité (du taxi, mais aussi des transports par ambulance, par exemple). En région parisienne, c’est très différent, déjà parce que la licence professionnelle est beaucoup plus difficile, économiquement, à acquérir.
En 2014, 48 % des 20 000 chauffeurs parisiens avaient le statut d’artisan indépendant, titulaire de la licence professionnelle et du véhicule. L’autre moitié, les non-titulaires, partagent trois statuts différents. Parmi eux, il y a environ 8 000 locataires, qui vont louer leur véhicule et leur licence auprès d’une compagnie, ce qui leur coûte 4 000 à 5 000 euros par mois. À côté, il y a environ 1 200 sociétaires, regroupés dans une coopérative : ils ne sont pas propriétaires de leur licence, mais possèdent une part sociale dans l’entreprise qui la leur loue. Pour les chauffeurs, c’est un statut plutôt satisfaisant. Et puis il y a les salariés (environ 1 000), qui sont dans un salariat très libéral : ils travaillent pour une entreprise, mais n’ont pas de revenu fixe. Ils touchent un revenu au ­compteur, sur lequel l’employeur prélève environ 70 %.

Peut-on s’improviser taxi ?
G. L. : Jusque dans les années 1980, on pouvait faire du taxi à côté de son activité principale, c’était le cas de policiers ou d’étudiants, notamment. Puis le métier s’est professionnalisé. En 1995, sous Pasqua [alors ministre de l’Intérieur, ndlr], est apparue la régularisation, qui a notamment réglementé la formation. Pour obtenir son ­permis, il faut donc suivre une formation d’environ neuf mois dans une école de taxi – à Londres, cela peut prendre jusqu’à trois ans. Il y a quelques années, cette formation a fusionné avec celle des chauffeurs de VTC (voitures de tourisme avec chauffeur), qui travaillent, eux, avec des applications comme Uber, le plus souvent en tant que micro-entrepreneur. Ils ont la même formation, mais choisissent à la fin de passer le permis de VTC (dans 80 % des cas) ou celui de taxi (20 %).

Quels sont les revenus moyens des conducteurs ?
G. L. : C’est difficile à évaluer, parce qu’il y a un clivage entre les artisans propriétaires et les non-artisans, que les contraintes économiques varient énormément (selon les moyens qu’aura un artisan pour rembourser sa licence, par exemple), et que c’est une activité irrégulière, sensible à la conjoncture. Avant la crise sanitaire, leurs revenus mensuels pouvaient donc aller de 1 000-1 200 euros jusqu’à 3 000 euros, parfois plus.

Quelles conséquences a eues le développement du « capitalisme de plateforme » incarné par Uber ?
G. L. : Ce que je montre dans ma thèse, c’est que l’ubérisation est un processus particulier de libéralisation : on n’a pas dérégulé le secteur du taxi, mais par contre, à côté, on a créé un secteur qui a la même activité, en dehors des règles du métier. Avec, comme principales conséquences, une baisse du chiffre d’affaires des taxis (il y a moins de courses) et une baisse importante de la valeur de la licence des artisans, qui peinent à trouver des repreneurs. Ce qui a entraîné une « extensification » du temps de travail (avec des horaires plus étendus, mais pas nécessairement plus de revenus), une élévation des exigences de services, mais aussi des tensions et des mobilisations chez les chauffeurs.

Les taxis ont-ils encore un avenir ?
G. L. : Je ne suis pas très optimiste. La régulation des VTC, dès 2017, a permis aux chauffeurs de taxi d’arrêter de diminuer, en nombre et en ressources. Mais c’est un groupe en déclin. Lors de l’arrivée d’Uber, il y a eu beaucoup de parallèles avec la disparition des cochers au profit des chauffeurs ­automobiles. Sans aller jusque-là, je pense que, dans les grandes villes, le métier est menacé. Très certainement, ce qu’on finira par appeler « taxis », ce seront les chauffeurs VTC.

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