MARTINE LE CORRE
© ATD QUART MONDE

Martine Le Corre : de la grande pré­ca­ri­té à la direc­tion d’ATD-Quart Monde

Née dans une famille de quatorze enfants, déscolarisée à 13 ans et mère célibataire à 18 ans, elle a connu la grande précarité avant de militer pendant cinq décennies au sein d’ATD-Quart Monde jusqu’à devenir membre de la délégation générale. Portrait.

Ne lui parlez pas de prendre sa retraite. Voilà qui n’est pas du tout à l’ordre du jour pour Martine Le Corre. Dimanche dernier, la petite dame aux cheveux courts et argentés fêtait pourtant ses 68 ans. Presque sept décennies donc, déjà traversées par cinquante-trois années d’engagement contre la misère et la pauvreté. Un combat déterminé, entamé dès l’âge de 17 ans, au sein du mouvement ATD-Quart Monde, qui fait écho tant à son militantisme qu’à son histoire personnelle. Car Martine Le Corre a, elle aussi, bien connu la précarité, l’incertitude des lendemains, mais aussi la force dont il faut s’armer pour oser s’en sortir. Un parcours qu’elle raconte aujourd’hui dans un livre, Les miens sont ma force, publié mi-septembre aux éditions Quart Monde/Le Bord de l’eau.

Si l’engagement militant de Martine Le Corre semble loin d’avoir atteint son terme, elle a tout de même été obligée de prendre sa retraite administrative au sein du mouvement il y a deux ans, quittant alors son poste de membre de la délégation générale qu’elle occupait depuis 2017. “Il fallait le faire, j’avais dépassé la limite depuis un moment déjà”, explique-t-elle à Causette en riant. Depuis lors, elle est revenue vivre dans la banlieue de Caen (Calvados), où elle poursuit son engagement auprès des plus pauvres. Martine Le Corre y vit seule. Pourtant seule, elle ne l’est jamais vraiment.

“Des liens vivants” 

D’abord, il y a ses trois enfants, dont elle est très proche : Joachim, qu’elle a eu seule a à peine 18 ans, puis Prisca, la première de la famille – et de la cité – à avoir eu le bac, et Edwige. Mais aussi celles et ceux qui habitent “toujours [son] cœur et [ses] pensées”, comme elle dit : Mustapha et Bouba du Sénégal, Schameema de l’île Maurice, Gouba du Burkina, Emma du Pérou, Vivi du Guatemala, Carine de Belgique... La liste des militant·es qu’elle a rencontré·es est presque aussi longue que ses années au sein d’ATD-Quart Monde, mouvement dont l’objectif est l’éradication de l’extrême pauvreté dans le monde.

Il y a aussi toutes les familles – et elles sont nombreuses – qu’elle accompagne dans l’accès à leurs droits depuis cinquante ans. “J’ai toujours de leurs nouvelles, raconte-t-elle dans un mélange d’émotion et de fierté. Les liens que j’ai créés avec eux sont des liens vivants. J’ai vu naître des enfants qui sont aujourd’hui parents. J’ai accompagné des gens qui à leur tour se sont engagés.”

36 boulots, 36 misères 

On peut donc le dire, Martine Le Corre est aujourd’hui loin d’être seule. Elle ne l’a d’ailleurs jamais vraiment été. Dixième d’une famille de quatorze enfants, elle a vécu, entassée avec les siens, dans des deux ou trois-pièces miteux, dans tous les quartiers dits “pourris” de Caen, contrainte de les quitter les uns après les autres pour cause de loyers impayés ou de nuisances sonores. Fille d’une mère femme au foyer qui a longtemps souffert d’alcoolisme et d’un père couvreur, elle connaît, enfant, les avis de saisies placardés dans les halls des immeubles aux yeux de tous et toutes, comme les ventes aux enchères des meubles pour éponger les dettes. Elle expérimente aussi les expulsions manu militari par la force publique et les sordides mises à la rue. Surtout, elle subit le cruel jugement des autres et la mauvaise réputation qui colle à la peau.

C’est pourquoi peut-être, Martine Le Corre n’a pas vraiment de souvenirs d’enfance heureux. “Attention, je ne considère pas pour autant avoir été une enfant triste et malheureuse, nuance-t-elle. Mais je qualifierais mon enfance de sérieuse et grave, où l’insouciance n’avait que peu de place. Parfois, des souvenirs joyeux tentent de remonter à la surface, mais ils ne font pas le poids face aux souvenirs de honte et d’humiliation vécus de manière trop précoce et trop régulière pour un enfant.”

Quand on lui demande des exemples, un mot fuse de sa bouche : l’école. C’est là que Martine Le Corre a pris conscience de sa condition. “On se moquait de nos habits qui n’étaient pas forcément propres, on nous traitait de “puants” et de “cas sociaux, on était la risée des autres, explique-t-elle. Je pense qu’avant, je ne me rendais pas compte des choses. Là, j’ai pris en pleine face le fait qu’on n’était pas considérés par la société.” Pour subvenir aux besoins de sa famille nombreuse, Martine Le Corre arrête l’école à 13 ans, ce qui restera l’un des grands regrets de sa vie. À 14 ans à peine, elle est tour à tour vendeuse dans une biscuiterie, femme de ménage et plongeuse dans un restaurant. “J’ai fait 36 boulots, 36 misères, comme on dit chez nous”, lance-t-elle.

“Passer de la honte à la fierté ”

Si peu de souvenirs de son enfance remontent aujourd’hui, le sentiment de honte qu’elle a ressenti à l’adolescence vis-à-vis de sa famille, lui, est toujours vivace. “À cette période, je leur en veux beaucoup d’être pauvres et j’essaie de me détacher d’eux, de les rejeter même”, souligne-t-elle. Il faudra encore quelques années de plus pour “passer de la honte à la fierté”. Et une rencontre déterminante. 1972 est une année importante pour Martine Le Corre. Elle marque l’installation d’un couple quelque peu étonnant dans la cité modeste où la famille vit. Cathy Roudil d’Ajoux et Dominique Comte. “Tout de suite, on les a trouvés très bizarres, se souvient-elle aujourd’hui. Ils avaient une dégaine de hippies avec des cheveux longs. On a même cru que c’était des éducateurs ou des policiers infiltrés là pour nous espionner.”

Plus bizarre encore, le couple, volontaires du mouvement ATD-Quart Monde, répète aux jeunes du quartier qu’ils·elles sont capables d’entreprendre et de bâtir des choses. Personne ne croit alors au discours bienveillant. Il faut dire que dans le domaine de la précarité, à part la police, les huissier·ères et les travailleur·euses sociaux·ales, personne ne s’aventurait dans la cité, surtout, personne n’avait jamais employé le mot “capables” pour parler d’eux·elles.

Mais à l’époque, Martine a à peine 18 ans. Elle est mère célibataire d’un petit nourrisson et doit de fait se démener encore plus que les autres pour survivre. Après plusieurs tentatives du couple, elle finit par saisir la main tendue. Cinéma, musées, vacances à la mer, grâce au mouvement, elle goûte aux premières fois. Surtout, elle prend conscience grâce à de longs entretiens avec le fondateur d’ATD-Quart Monde, le père Joseph Wresinski, qu’elle n’a pas à avoir honte de qui elle est et de qui est sa famille. Elle comprend aussi que ses parents n’étaient pas les seuls responsables de leur situation. Que la pauvreté est un problème de société. “Ça m’a donné une force incroyable, dit-elle. Ça a été le point de départ de mon engagement et de mon apprentissage de militante.

“ Si la question de la grande pauvreté reste placée au niveau du caritatif, jamais nos politiques iront se mouiller là-dedans” 

Au sein du mouvement, Martine Le Corre s’est attachée à aller à la rencontre des plus pauvres, à les mettre au cœur du discours, à en faire les acteur·rices de la solidarité. Elle a coordonné des projets pilotes pour garantir l’accès aux soins et aux écoles, en Haïti ou au Guatemala par exemple, mais s’est aussi battue en France “contre le refus de certains cabinets médicaux de soigner les bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire ou l’orientation massive des enfants de familles pauvres vers des enseignements spécialisés.

Cinquante ans plus tard, cette force est toujours intacte. Même si elle avoue se sentir de temps à autre complètement désarmée devant l’inaction politique et le nombre toujours plus grand de personnes qui basculent chaque jour dans la pauvreté. C’est vrai, parfois, je me dis qu’on n’y arrivera jamais, car il n’y a toujours pas de volonté politique de s’attaquer aux causes de la grande pauvreté, et tant qu’il n’y aura pas de volonté, on n’arrivera à rien”, déplore la militante. Pour elle, si les associations caritatives sont nécessaires, elles illustrent aussi la léthargie du gouvernement. “Si la question de la grande pauvreté reste placée au niveau du caritatif, jamais nos politiques iront se mouiller là-dedans, soupire-t-elle. Ce n’est pas normal, qu’on perdure ainsi. Quand Coluche a fondé ses Restos du cœur, il n’avait pas idée que c’était fait pour perdurer. C’est une vraie question : qu’est-ce qui fait qu’on reste et pourquoi on reste ? Et pourquoi on accepte que toute une partie de la population soit condamnée à vivre du bon vouloir de quelques-uns ?”

Saine colère

Mais loin de la décourager, ces interrogations seraient plutôt de nature à attiser sa colère. “La colère a souvent été un de mes moteurs et c’est toujours le cas, lance d’ailleurs Martine Le Corre. Tant que j’ai encore cette capacité à m’insurger et à me révolter, je me dis que tout n’est pas fini. Le jour où je n’aurai plus cette capacité à me mettre en colère, je crois qu’il faudra arrêter.”

Et d’un coup, elle se redresse : “Mais non ça ne peut pas s’arrêter comme ça !” Puis poursuit d’un ton plus calme : “Les familles avec lesquelles on est au quotidien nous donnent l’obligation de tenir. Parce que devant de telles injustices, devant de telles négations de l’être humain, on ne peut qu’être debout !” Son engagement profond, radical, viscéral même, pour les plus pauvres des plus pauvres, est finalement peut-être ce qui l’aide à rester vivante. “Si j’ai choisi que ma vie, c’était cette route, que c’était ce chemin, je pense que jusqu’au bout, ce le sera. Jusqu’à ce que je ne puisse plus.” Espérons que la route soit encore longue.

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