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Photo prise au foyer de Guéret (Creuse), où de nombreux·euses enfants réunionnais·es furent envoyé·es dans les années 1960-1970. © FEDD

L'incroyable his­toire des "enfants de la Creuse", déraciné·es de La Réunion

On les appelle les « enfants de la Creuse ». De 1962 à 1984, plus de deux mille mineur·es de La Réunion furent envoyé·es, malgré elles·eux, dans les campagnes de France métropolitaine. Une histoire douloureuse, où se mêlent politique coloniale et dysfonctionnements de l’Aide sociale à l’enfance.

De ses deux premières années passées dans une pouponnière de La Réunion, il ne lui reste que quelques flashs de lits d’enfants et de blouses blanches. De son arrivée à l’aéroport d’Orly, à l’âge de 23 mois, Virginie Lagrave n’a aucun souvenir, si ce n’est la vidéo tournée par ses parents adoptifs. Désormais âgée de 50 ans, elle fait partie des enfants dits « de la Creuse », soit 2 015 mineur·es de La Réunion qui, entre 1962 et 1984, furent envoyé·es pour un aller sans retour vers la France hexagonale.

À l’époque, l’État redoute un « tsunami démographique » dans cette ancienne colonie, devenue département français en 1946. Alors que l’île voit sa densité augmenter et la pauvreté perdurer, la jeunesse de sa population – en 1967, plus de la moitié a moins de 20 ans – est perçue comme une menace. En réponse, les autorités encouragent donc la migration des Réunionnais·es en âge de travailler vers l’Hexagone (comme ce fut le cas pour les populations antillaises 1 ). En parallèle, des mineur·es relevant de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) se retrouvent quant à elles·eux « transplanté·es » – c’est le terme retenu par la Commission d’information et de recherche consacrée à cette question – en métropole, deux décennies durant.

Parmi ces jeunes se trouvent des pupilles orphelin·es (dont les parents sont décédés), mais pas seulement : on compte aussi des pupilles moralement abandonné·es (dont les parents ont été déchus de leur autorité parentale), des enfants et des adolescent·es confié·es à l’ASE par la justice ou d’autres recueilli·es temporairement par les services sociaux. Et si leurs représentant·es légaux·ales ont, pour certain·es, donné leur accord pour un « voyage » ou un « séjour », souvent avec l’espoir de leur donner accès à un avenir meilleur, il ne sera, en réalité, jamais question du trajet retour.

Des mineur·es isolé·es

Une fois à 9 000 kilomètres de chez elles·eux, ces jeunes aux parcours déjà chaotiques se retrouvent ainsi dispersé·es dans 83 départements, dont la Creuse (qui en accueillera le plus grand nombre, soit environ 10 %). Comme le veut alors la politique de l’ASE, c’est dans les campagnes qu’atterrissent bon nombre de ces mineur·es. Des adolescent·es et des enfants parfois très jeunes (49% sont âgé·es de 6 à 15 ans et 31% ont moins de 6 ans), projeté·es dans un univers totalement étranger, dans lequel ils et elles se trouvent d’autant plus isolé·es que les contraintes logistiques conduisent souvent à séparer les fratries. « Placés dans des fermes, chez des artisans, dans des familles d’accueil ou en foyer, ces jeunes ont subi des violences multiples : chocs culturel, climatique, ethnique, physique pour certains, psychologique pour beaucoup », résument les chercheurs Wilfrid Bertile, Prosper Ève, Gilles Gauvin et Phlippe Vitale dans leur ouvrage Les Enfants de la Creuse. Idées reçues sur la transplantation de mineurs de La Réunion en France (Le Cavalier bleu, 2021).

« Ces jeunes ont subi des violences multiples : chocs culturel, climatique, ethnique, physique pour certains, psychologique pour beaucoup »

Extrait de l’ouvrage Les Enfants de la Creuse

« Dans mon cas, ça ne s’est pas bien passé, car je n’étais pas une enfant désirée, ni à la naissance ni à l’adoption », témoigne Virginie Lagrave, dont la vie d’adulte sera marquée par les violences conjugales et la dépression. Adoptée dès son arrivée en métropole par un couple des Deux-Sèvres qui accueille la même année une autre fille d’adoption (venue, elle, du Vietnam), elle évoque une enfance empreinte d’« humiliations, de violences et de racisme ». Une situation d’autant plus douloureuse que, plus jeune, elle ne connaît pas son histoire. « Même mes parents adoptifs ne la connaissaient pas. Je savais seulement que j’étais née à La Réunion et que j’avais été abandonnée par ma mère, c’est tout. À la maison, il ne fallait pas en parler, pas poser de questions », poursuit Virginie Lagrave, qui a depuis retrouvé ses parents biologiques. Ce n’est qu’en 2016, au détour d’un documentaire, qu’elle a découvert l’histoire collective des mineur·es de La Réunion, longtemps passée sous silence.

Responsabilité morale de l’État

En 2021, seul·es 150 personnes sur les 2 015 concernées connaissaient leur situation. D’une part, parce que leurs dossiers individuels – lorsqu’ils ont pu être retrouvés – sont souvent lacunaires et que les informations concernant leur identité d’origine ont pu être modifiées. D’autre part, parce que beaucoup d’entre elles ne se reconnaissent pas comme des « enfants de la Creuse » – n’ayant jamais vécu dans ce département. Et parce qu’il a fallu que l’un de ces exilé·es, Jean-Jacques Martial, attaque l’État, en 2002, pour que cette histoire commence à sortir de l’ombre. Jusqu’à devenir un enjeu politique.

En 2014, l’Assemblée nationale reconnaît la « responsabilité morale de l’État ». Quatre ans plus tard, une Commission temporaire d’information et de recherche historique éclaire cette histoire à l’aune d’un rapport de sept cents pages. À quoi s’ajoute, depuis 2017, la prise en charge possible par l’État, tous les trois ans, d’un billet d’avion pour La Réunion. Un début, estime la Fédération des enfants déracinés des Drom (départements et régions d’outre-mer). « Aujourd’hui, nous souhaitons la mise en place d’une commission nationale définitive afin qu’elle travaille sur les réparations financières et mémorielles. Nous souhaitons également les excuses publiques du gouvernement », défend sa porte-parole, Valérie Andanson. En attendant, Virginie Lagrave s’apprête à s’installer sur son île natale avec l’homme qui partage sa vie. Et qui, comme elle, fut l’un de ces enfants déraciné·es de La Réunion.

  1. En 1963 est créé le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (Bumidom), qui fera venir dans l’Hexagone près de 200 000 travailleur·euses ultra-marin·es.[]
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